Page images
PDF
EPUB

RAPPORT

SUR LE CONCOURS

POUR LE PRIX STANISLAS DE GUAITA

PAR M. HENRI MENGIN

MESSIEURS,

En restant fidèle, même pendant les dernières années de sa vie, absorbées dans l'étude des sciences occultes, aux sentiments intimes et aux inspirations poétiques auxquels sont dus ses trois recueils de vers, Stanislas de Guaita a mérité l'hommage particulier que reçoit sa mémoire, par le concours de poètes, cette année encore, pour disputer le prix littéraire fondé en souvenir de lui par l'amour maternel.

Mais aussi, vos candidats vengent l'esprit lorrain du reproche fait, parfois, à sa précision, à son calme et à sa raison, d'exclure la sensibilité et l'imagination, et de mal s'accommoder à une langue d'harmonie et d'images.

Ils témoignent que, à l'époque même où leur pro

vince se distingue le plus par l'épanouissement de son industrie, par ses œuvres scientifiques et par son art, la leçon de la nature, la voix de l'humanité et les secrètes impressions de l'âme y sont écoutées et méditées pour se redire ensuite, exaltées, sonores et pénétrantes. Ils montrent, pour leur part, l'universalité du génie de notre race.

Et à l'heure où sa force et ses créations s'exposent, à quelques pas de nous, dans une éclatante manifestation au succès de laquelle a contribué activement votre président de demain, il plaît à votre Compagnie d'accueillir à son seuil un peu austère, mais orné de quelques fleurs, la Muse lorraine qui, jadis, autour de son royal fondateur, tantôt mutine et ironique, tantôt sensible et caressante, se prêtait aux chansons de la marquise de Boufflers, aux poèmes de Saint-Lambert, et à la galanterie de M. le comte de Tressan, votre confrère.

Parmi les œuvres qu'elle vous apporte, votre commission a distingué celles de M. Léon Tonnelier, rassemblées et publiées sous le titre La flûte d'ébène.

Le livre de M. Léon Tonnelier est un recueil de courtes pièces où règne un symbolisme clair, dont les images sont heureusement choisies pour susciter dans l'âme du lecteur des visions lointaines, réveiller des souvenirs assoupis, dégager le charme des scènes familières. Ailleurs, le poète chante les joies et pleure les souffrances humaines, ou rend les violences de la lutte de la créature avec la destinée, avec l'amour, sensuel et jaloux, triomphant ou déçu.

Et si M. Tonnelier apaise les vibrations de sa lyre,

c'est pour accompagner d'accords gracieux ces conseils à la jeune fille :

Sois chaste! Il faut aimer humblement, sans révolte,
Et faire un long devoir d'un court désir soudain.
Sois sage, et, prudemment, au seuil du tendre Eden
Où toujours Eve ira vers l'arbre de science,
Interroge en secret ta haute conscience.

ou le passage de ces tableaux d'intérieur :

Je vois dans la cuisine une table rustique,
Un lourd buffet de chêne et de vieux escabeaux,
L'âtre, sa cheminée et son cramail antique,
Et le dallage propre, usé par les sabots.

Voici l'alcôve double, où voisinent deux couches.
Là les pots de grès bleu, pansus de salaison.

Un fil de glu dans l'ombre attrape au vol les mouches.

Voici la basse-cour, la grange et l'écurie,
La herse et la charrue au soc éblouissant,
Et les foins où se fane en bottes la prairie.

Vois! le couvert est mis. Sur la nappe étincelle
Autour d'un gros bouquet la rustique vaisselle
Et l'odeur des fruits mûrs flâne, alourdissant l'air.
Une cruche en grès bleu tient au frais le vin clair
Et le large pain bis étale sa couronne
Non loin, sur le dressoir, d'où le chat, qui ronronne,
S'étire, arquant le dos et s'en vient, miaulant,
Te frôler pour avoir de ce fromage blanc.
Attable-toi, mon âme, à la droite du Rêve,
Et lorsque la servante un instant fera trêve
Au labeur journalier, lorsque vous serez trois,
Laisse-la sur le pain faire un signe de croix
Avec le grand couteau pacifique et modeste!
Cette vieille, vois-tu, se nomme encor Céleste

Et n'est guère accueillante à notre esprit nouveau.
Tolère que la foi s'exalte en son cerveau!

Même quand tu discours sur le destin des êtres,

Respecte dans cette humble un peu de nos ancêtres!
Qu'elle s'endorme en paix, les mains jointes, croyant
Que la douceur de croire épargne du néant!...

Pouvais-je, Messieurs, autrement que par cette citation, vous exprimer l'art avec lequel M. Tonnelier anime la simplicité des choses par la douceur des émotions? Il les trouve, sans effort, vraies et sincères, dans son cœur épris du pays natal, et qu'il ouvre, sous le titre «Ma Lorraine », dans ces strophes dédiées à la mémoire d'Émile Gallé :

Au delà des coteaux et du val où nous sommes,
Heureux et fiers d'être Lorrains,

Sol, je t'espère encor fertile à d'autres hommes
Qui vont taillant la vigne et semant de bons grains.

Cependant je t'adore entre toutes, parcelle

De franche et vive humanité

Qui sous un ciel léger, aux bords de la Moselle,
Groupes de clairs hameaux autour de ma cité.

Je vous aime, cours d'eau qui dans vos flâneries,
Êtes un labeur incessant!

Ceps! Blés roux! Sapins bleus! Floraisons des prairies!
Humble grange lorraine où veille un paysan.

Et n'est-ce pas, à la fin d'une pièce intitulée : « Dés à coudre », l'évocation même de notre enfance, la table familiale où, sous la lampe, travaille la mère active et vigilante, entourée de petits bégayant leurs premières

leçons, souvenirs chers entre tous, entre tous pieux et touchants:

Dés à coudre, ô chers dés! moi, chasseur de chimères,
Qui sais à peine écrire et n'ai point su lutter,
Pieusement, dans l'ombre, en songeant à ma mère,
Je baise tous les doigts qui savent vous porter...

J'en ai dit, ou plutôt j'en ai cité assez, Messieurs, pour vous montrer par quoi l'œuvre de M. Léon Tonnelier a frappé votre commission. La pensée y est modelée partout aux lignes essentielles de chaque sujet et aux détails qui donnent la couleur et la vie. La composition est harmonieuse, l'expression juste, le sentiment naturel et délicat. Les qualités de forme marquent la maturité et la souplesse du talent.

Outre ces décisives considérations, nous avons tenu à étudier plus complètement le candidat sur qui elles fixaient nos préférences. Nous savions M. Tonnelier notre concitoyen de naissance, la situation très honorable, mais très modeste de sa famille, la mort prématurée de son père, le travail vulgaire et courageux auquel l'obligent les nécessités matérielles de l'existence. Et nous étions tentés par la recherche de sa formation.

Vous eussiez bien deviné, à le connaître par ses vers, que M. Léon Tonnelier a complété par la lecture des grands poètes une instruction élémentaire et incomplète. Nous pouvons préciser que son admiration se porta surtout sur Leconte de Lisle, fervent de l'idéale beauté, des puretés de la forme, pessimiste un peu et païen, mais tendre en même temps, sensible et hu

« PreviousContinue »