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MÉNANDRE, ÉTUDE HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE SUR LA
COMÉDIE ET LA SOCIÉTÉ GRECQUES,

par M. Guillaume Guizot.

ESSAI HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE SUR
LA COMÉDIE DE MÉNANDRE,

par M. Ch. Benoît.

Je suppose qu'un nouveau déluge de barbares envahisse un jour l'Europe civilisée, comme autrefois le monde romain et le monde grec, et que, dans la ruine de tous les établissements littéraires et des plus beaux monuments de l'art et de la pensée, Molière ait disparu pour jamais; si, le torrent une fois écoulé, l'esprit humain se mettait à recueillir lentement les débris de son naufrage; si une compagnie lettrée, rejeton lointain des Académies du XIXe siècle, conviait les jeunes savants des âges futurs à rechercher dans les témoignages de l'histoire, dans les travaux de l'érudition, dans les imitations éparses des littératures étrangères tous les indices qui permettraient de mesurer le génie de Molière et de reconstruire en partie ses ouvrages, cette compagnie aurait bien mérité des lettres et de l'humanité, et serait digne que les plus studieux et les plus savants répondissent à son appel. L'Académie française a fait, il y a deux ans, pour Ménandre ce que, nous l'espérons, nulle Académie n'aura besoin de faire jamais. pour l'auteur du Misanthrope. Depuis le XIIIe siècle, Ménandre a disparu. L'Académie française a proposé un de ses prix annuels aux écrivains qui, par l'effort de leur sagacité littéraire, nous restitueraient ce qu'on peut nous rendre sans témérité d'un poëte anéanti, et qui, pour

prendre la belle image de M. Villemain, rétabliraient quelques fragments de la statue avec la poussière du marbre brisé. Des esprits distingués se sont mis à l'œuvre, et les deux ouvrages dont je parle aujourd'hui se sont partagé le prix du concours.

Des deux écrivains couronnés, l'un est un professeur, esprit élégant et orné, accoutumé par l'enseignement aux fortes études, et familiarisé par un assez long séjour à Athènes avec la langue et la littérature grecques; il a dignement représenté dans ce concours l'Université française, qui chaque année, par ses travaux divers, prélève une si large part des récompenses de l'Institut. L'autre concurrent est un jeune homme qui porte un nom illustre, M. Guillaume Guizot, si jeune encore, que sa couronne académique, obtenue avant l'âge de la majorité, l'a placé parmi cette élite réservée à qui la France ne demande pas l'impôt du sang, parce qu'elle attend d'elle les services encore plus précieux de l'esprit. M. Guillaume Guizot a donné un exemple digne de louange. Il pouvait, comme tant d'autres, regarder son nom comme une garantie de succès sans travail et pour ainsi dire de droit divin; il a préféré n'y voir qu'une obligation, et a tenté vaillamment d'ajouter une fortune personnelle au patrimoine de célébrité qu'il tient de sa naissance. Aussi, et c'était justice, at-il trouvé l'opinion. attentive et favorable à l'effort d'un jeune homme qui ne veut pas se reposer du soin de l'avenir sur la dignité de son nom. Trop distingué pour n'être pas modeste et pour débuter dans la littérature par un de ces faux coups d'éclat qui perdent tant d'adolescents, il a placé l'essai de sa jeunesse sous la protection d'un ancien; il s'est fait le commentateur d'un vieux poëte, et, comme inspiré par une affinité de famille, il a consacré son premier ouvrage à la gloire d'un grand génie dramatique, imitant ainsi, au service et au profit de l'antiquité,

l'exemple que lui avait donné son père dans cette Histoire des Poëtes français du XVIIe siècle, brillant début d'une carrière que tant de belles œuvres devaient remplir.

Le secrétaire perpétuel de l'Académie française, dans son rapport sur les Mémoires des deux concurrents, s'exprimait en ces termes : « Les deux auteurs savent beaucoup. A première vue, le savoir de l'un doit être de date plus ancienne que celui de l'autre, car ce savoir est plus concis et plus discret. Mais là où le plaisir d'avoir appris est encore tout nouveau, l'exposition paraît plus animée; le langage didactique même prend une émotion, et, jusque dans ces détails de critique savante, on sent une joie de cri'tique satisfaite qui se communique au lecteur. Ce jugement conserve toute vérité, même aujourd'hui que les deux auteurs ont revu et complété leurs Mémoires pour les rendre plus dignes de l'Académie et du public. Les deux écrivains ont plusieurs mérites communs : la connaissance familière et le vif amour de l'antiquité grecque, le goût des recherches érudites, la justesse du jugement. Tous deux ont embrassé dans toute son étendue un sujet qui, en apparence borné à une époque de la comédie grecque et aux œuvres du poëte, touchait réellement à l'histoire des institutions et des mœurs d'Athènes, à celle de la philosophie et de l'art. Dans ces commentaires difficiles sur des textes mutilés, dans cette restitution conjecturale d'un grand écrivain qu'on ne peut séparer de son temps et dont il faut deviner le génie à travers les témoignages des anciens et des imitations latines, M. Benoît a porté peut-être un ordre plus méthodique, une réserve plus prudente, une érudition plus sobre et plus contenue. Il a insisté avec plaisir et avec succès sur la partie philosophique et morale de son sujet, et, en étudiant les mœurs et les caractères des personnages de Ménandre, il a consacré à la peinture d'Athènes incrédule et voluptueuse des pages intéressantes où il parle du

scepticisme épicurien avec une sévérité chrétienne, de la condition des femmes grecques avec une pitié communicative, de l'amour avec sensibilité. J'aurais presque regretté, je l'avoue, de trouver dans M. Guizot cette mesure, cette régularité de composition, cette tempérance de goût, qui sont les qualités d'un âge plus mûr. Je n'approuve pas entièrement, mais j'aime cette liberté de regard qu'il porte dans toutes les questions, même quand il se laisse entraîner sans nécessité d'une branche de l'art à une autre, de la poésie à l'éloquence et de l'éloquence à la musique. J'aime que, sous prétexte de nous faire mieux connaître son cher poëte, il commente avec une illusion chaleureuse ces longues lettres de Glycère et de Ménandre, lettres fictives, ouvrage ingénieux et froid d'un rhéteur, comme les héroïdes d'Ovide, de Gilbert et de Colardeau. J'aime que, dans la vivacité impétueuse de ses souvenirs, il rapproche Ménandre ici de M. de Guibert, là du chevalier Desgrieux, et Glycère de Mlle de Lespinasse et de Manon Lescaut; j'aime enfin qu'il me cite les Arabes et les Syriens, Hrosvitha, Grévin, Baïf, du Bellay, Vauquelin de La Fresnaye, Collin d'Harleville, au risque de s'écarter un peu de Ménandre et d'Athènes. Certainement une critique méticuleuse, qui dans les défauts présents ne chercherait pas les qualités à venir, reprocherait à M. G. Guizot de recueillir tout ce qu'il trouve et de raconter tout ce qu'il sait. Pour me contenter d'un exemple, M. G. Guizot rapporte, d'après Athénée, une anecdote sur Ménandre. «Un jour Ménandre, souffrant d'humeur chagrine, entrait chez Glycère; elle lui présenta du lait qu'elle lui conseillait de boire. « Je n'en « veux pas, répondit-il, à cause de cette peau ridée qui se << forme sur le lait bouilli.-Souffle, lui dit Glycère, et prends le dessous. Rien de plus. Où donc est l'anecdote? où sont l'action saillante et le mot spirituel?» Je suis de l'avis de M. G. Guizot. Nulle part. L'anecdote du lait bouilli res

semble, à s'y méprendre, à celle des asperges racontée par d'Anthouard dans Paul-Louis Courrier. Mais voilà que M. G. Guizot commence, avec beaucoup d'esprit d'ailleurs, un petit plaidoyer en faveur des anecdotes insignifiantes, plus vraies, selon lui, que les anecdotes significatives; le voilà qui s'éprend de ce lait bouilli, qui lui semble d'un exquis naturel, et de cette scène d'intérieur qu'il appelle un tableau flamand digne du pinceau de Téniers; après quoi il cite Mlle de Lespinasse et Mme de Sévigné, sans compter un petit hommage qu'il adresse en passant à M. CuvillierFleury, à propos de la Dame aux Camélias. M. G. Guizot procède un peu à la façon de M. Walckenaër, qui enlaçait Horace et Mme de Sévigné dans les liens de son érudition. Seulement M. G. Guizot a sur M. Walckenaer l'avantage de la jeunesse, et son érudition est vive, passionnée, charmante; les liens dont il enveloppe Ménandre sont des guirlandes, telles que souvent les tressent de jeunes mains prodigues, habituées à semer les fleurs. M. G. Guizot a mis dans ce livre tout son esprit, toute son imagination, toute sa science; son esprit prodigue les vues justes et fines et les rapprochements imprévus; son imagination colore le style de nuances variées et hardies; son érudition fortifie la plupart de ses jugements par des arguments solides, et enrichit presque toutes les pages de notes empressées, mais bienvenues. C'est un défaut sans doute que ce luxe de recherches, d'idées, d'images et de souvenirs. Mais dans ce défaut que d'espérances! quelques années encore, et M. G. Guizot aura sans peine ajouté aux dons heureux d'une riche nature les qualités tardives qu'amène le temps; et alors quels bons livres nous lui devrons peut-être, puisque dès son premier ouvrage il a su écrire un si grand nombre de pages irréprochables, et que là même où il n'a pu échapper à d'inévitables imperfections, il y a, dans cette verve d'esprit et de savoir qui déborde avec délices,

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