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auteurs préférés, sait hardiment dénoncer les faiblesses, et avertir les contemporains de leurs plus excusables superstitions.

Ces derniers mots prouvent à M. Pierron que nous nous défions de l'enthousiasme; mais nous ne souhaitons pas non plus l'extrême sévérité. S'il a flatté Cicéron en croyant à l'originalité de sa philosophie, ne rabaisse-t-il pas Sénèque en ne voyant dans les idées morales qu'il développe « que des matières de style?» Il a relevé avec beaucoup de justesse les innombrables contradictions de la philosophie stoïcienne, et ses incertitudes sur la nature de l'homme, sur sa destinée, sur l'existence même de Dieu. Mais a-t-il bien rendu justice à l'influence profonde que sa morale a exercée sur la littérature romaine? Après Auguste les destinées de la prose latine étaient bien compromises. Tant qu'avait régné cette admiration exaltée pour la grandeur de Rome et pour le génie de l'empereur, pacificateur du monde, la prose, comme la poésie, avait emprunté à ces nobles sentiments l'inspiration immortelle de Tite-Live et de Virgile; mais une fois l'inspiration évanouie, la prose et la poésie se seraient éteintes dans l'imitation mesquine des alexandrins et dans les déclamations, si elle n'avait reçu une vie nouvelle de la philosophie stoïcienne. Le stoïcisme leur apporta un fonds d'idées, excessives sans doute, mais nobles et généreuses; en donnant à l'homme une idée plus haute de lui-même, elle l'invita à mieux connaître la beauté de sa nature; presque tous les écrivains de ce temps furent moralistes, et la satire même, chez les stoïciens, sembla s'inspirer quelquefois moins du spectacle des vices que du sentiment de la grandeur humaine. Ces observations plus profondes sur l'homme, qui furent la vraie nouveauté de cette littérature stoïcienne, Sénèque les développe souvent avec éloquence; souvent il sème à pleines mains les agréments d'un esprit fin et séduisant, tel que Tacite le dépeint

dans ses Annales: Ingenium amænum et temporis hujus auribus accommodatum. Ce mot explique les défauts mêmes de l'écrivain il eut de la complaisance pour le mauvais goût de son temps, et, selon la remarque de Quintilien, pour le sien propre; il ne sut pas assortir la simplicité du style à la grandeur des idées; il divisa sa pensée à l'infini pour en faire briller chaque facette; il fit mille détours sans avancer, semblable, dit Malebranche d'une manière charmante, aux danseurs qui font une multitude de pas, pour revenir toujours où ils ont commencé. Mais sous ces sinuosités du style, au milieu de ce cliquetis de mots, de cette profusion de traits et de couleurs, que de vues profondes, que d'idées fortes et neuves, que de sentiments. élevés et délicats! « Sénèque, dit M. Pierron, n'est qu'un demi-penseur, un demi-philosophe, et peut-être moins encore. » Soit. Mais à combien de penseurs complets ce demi-philosophe a-t-il fourni des idées? Montaigne n'appelait-il pas l'instruction qu'on en retire de la cresme de philosophie?

C'est de Sénèque, si nous ne nous trompons, que M. Pierron semble dater la décadence de la littérature romaine; et nous regrettons de ne pas être ici d'accord avec lui. Il avait marqué avec une netteté parfaite toutes les phases du développement littéraire chez les Romains, pendant la période de progrès; lorsqu'il arrive enfin à Ovide, il semble qu'il va, d'après Quintilien, noter en lui le premier corrupteur de la littérature; mais il ne peut se résoudre à nommer Ovide un écrivain de décadence. Et cependant c'est bien lui qui ouvre la seconde ère du génie romain. Seulement la décadence, dans Ovide, n'atteint encore que la pensée; la pensée est pleine de recherche et d'affectation; le style est simple, facile et naturel. Les comparaisons bizarres, les rapprochements inattendus, les épigrammes raffinées, antithèses précieuses qu'Ovide ne cherche peut-être pas,

les

mais qu'il ne sait pas fuir, sont exprimés dans un langage aisé, coulant, négligé comme celui de Tibulle, et classique comme lui. Dans Sénèque, la décadence affecte déjà le style. A travers les images dont il revêt ses idées, non-seulement on n'aperçoit pas toujours bien ses idées mêmes, mais on ne reconnaît plus la pureté de la langue classique, altérée par le mélange de la poésie. Tandis que Sénèque s'étudie à orner son élocution, il n'est pas toujours exact dans sa langue, écrit Descartes à la princesse de Hongrie. Accordons que la décadence du goût est complète dans Sénèque, mais ne lui faisons pas le tort d'en rapporter à lui la date et la responsabilité.

L'attrait du livre de M. Pierron ne s'affaiblit pas, même quand il n'a plus à peindre que le déclin de Rome, et l'on arrive à la dernière page, à la fin de la littérature classique, aux bornes du vieux monde, comme il dit justement, sans qu'on cesse de s'intéresser un instant. On a vu passer devant soi tous les grands noms de la littérature romaine, et à côté d'eux tous les écrivains d'un ordre inférieur, dont les travaux utiles ont préparé les œuvres du génie. C'est une histoire si rapide, qu'on y supposerait des lacunes, et si complète, qu'on s'étonne de n'y pas trouver de longueur. De pareils ouvrages, où tout le monde, même les hommes instruits, trouve à s'instruire, sont un double service. rendu aux lettres et à l'Université. M. Pierron venge la littérature des calomnies répandues aujourd'hui contre les œuvres du paganisme : il est impossible de lire cette histoire de la littérature romaine sans être frappé de cet admirable bon sens que Bossuet regarde comme le trait principal du génie romain, et de cette morale naturelle qui a fait des philosophes de Rome les interprètes les plus éloquents du devoir, et les maîtres les plus exacts de la jurisprudence. On dit que la littérature romaine est une école d'impiété. Dioclétien ne le pensait pas, qui fit brûler

le De officiis de Cicéron avec les livres chrétiens. On dit que c'est une école de révolutions. La Convention ne le pensait pas, qui voulait proscrire de l'enseignement les écrivains de Rome et de la Grèce. Sans polémique, sans allusion. aux débats actuels, M. Pierron met à néant ces erreurs, par la seule force d'une exposition éloquente et vraie, par la simple peinture du génie romain. C'est un honneur pour l'Université, pour ce grand corps qui n'a eu d'autre tort que de ne pas se défendre, parce qu'il se confiait à la justice de l'opinion, c'est un honneur d'offrir à notre pays le spectacle qu'il lui donne en ce moment. Attaqué depuis si longtemps, atteint dans sa réputation comme dans sa force, il répond aux défiances et aux calomnies par le travail : il défend l'honneur des lettres classiques, et les traditions. glorieuses du passé, contre l'invasion d'une nouvelle barbarie. Maîtres et disciples, tous donnent ou suivent l'exemple; M. Villemain ajoute à son éloquent essai sur les Pères des pages, s'il se peut, plus éloquentes encore; M. Guizot complète Shakspeare, et de jeunes écrivains, que regrettent encore l'École normale et l'enseignement littéraire et philosophique, dérobent à l'Académie ses plus belles couronnes. Toute la ruche travaille, les reines comme les simples abeilles. Laissons, comme dit La Fontaine,

Les frelons bourdonnants travailler comme nous:
On verra qui sait faire avec un suc si doux

Des cellules si bien bâties.

(Revue de l'Instruction publique, 29 juillet 1852.)

LA RÉPUBLIQUE DE CICERON,

traduite par M. Villemain.

En même temps que M. Villemain achevait son étude sur M. de Chateaubriand, il préparait une édition nouvelle de sa traduction de la République de Cicéron. M. Villemain a cette rapidité et ce bonheur de travail qu'il admire comme des merveilles chez l'orateur romain. Dans la préface qu'il vient de composer pour cette édition, il discute avec une raison éloquente une théorie de M: de Lamartine et de Béranger sur l'opportunité et la légitimité d'une dictature démocratique, et réfute l'erreur des deux poëtes modernes par les arguments de la sagesse antique, empruntés à Xénophon, à Cicéron et à saint Augustin. Cette belle introduction, qui précède si naturellement l'ouvrage de Cicéron, donne une sorte d'attrait politique à la nouvelle édition de la République. Toutefois le traité de Cicéron, même sans cet intérêt présent d'une discussion de principes entre M. Villemain et M. de Lamartine, aurait encore cet à-propos général de comparaison qu'offre toujours, aux yeux des sociétés modernes, l'exposition des idées politiques de l'antiquité. La République de Cicéron, moins spéculative que celle de Platon, et destinée à peindre, non pas une cité idéale, mais un Etat réel, a soulevé de grands problèmes encore agités aujourd'hui : Quelle est la meilleure forme de gouvernement? quels sont les rapports de l'individu et de l'État? quels sont les devoirs du citoyen? etc. C'est l'objet le plus intéressant d'étude et de méditation, aux époques où, quelque effort qu'on tente pour faire une diversion, c'est la question politique qui est le nœud de toutes les autres, et le souci pressant de tous les esprits. L'ouvrage de Cicéron, composé dans un temps

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