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main, ne sera pas content de son défenseur. L'Univers ne s'est pas mis en dépense: il n'a produit que des citations déjà faites, déjà réfutées. Il n'y a de neuf, au milieu de toutes ces réminiscences, qu'une comparaison. Mgr Dupanloup avait rappelé que saint Charles Borromée, dans son plan d'études à l'usage de ses séminaires, avait eu soin de faire une grande place aux classiques païens. Pourquoi? Saint Charles était un habile homme. De son temps, on voulait du païen: il donna du païen, absolument comme dans nos couvents on donne du chocolat pour la collation; le pain sec ruinerait la maison: pas de chocolat, pas de pensionnaires. Point de païen, point d'élèves. Les classiques chrétiens auraient été le pain sec du séminaire. Saint Charles, pour sauver le séminaire et recruter l'Église, administre à forte dose le chocolat du paganisme. C'est là le véritable esprit du gouvernement; du moins l'Univers l'entend ainsi. En vérité, ce peut être un procédé de maître de pension, qui veut avoir la clientèle des familles ; mais ce n'est pas la conduite d'un grand saint.

Dans son second article, l'Univers agrandit la question. Ce ne sont plus seulement les classiques païens qu'il attaque, c'est la Renaissance tout entière. Il reprend la fameuse thèse posée par M. de Montalembert dans sa lettre à M. l'abbé Gaume, et hardiment soutenue par lui en pleine Académie française, à savoir, que la Renaissance a été une déviation de l'esprit humain, et un fléau du monde civilisé. Nous avons déjà exprimé le regret que devant une compagnie fille du XVIIe siècle, fille de la Renaissance, l'orateur, l'historien illustre qui recevait M. de Montalembert, n'ait voulu répondre que par le silence à une accusation contre la Renaissance qui frappait au cœur l'Académie. S'il avait, et qui pouvait le faire mieux que lui châtié? en quelques belles pages cette insulte à l'histoire, et jeté à terre tous ces fragiles sophismes, sans doute il n'aurait pas empêché

l'Univers de répéter aujourd'hui de sa plus belle voix la leçon que le maître lui a apprise: quand une idée fausse paraît, l'Univers est là, toujours en sentinelle, pour lui prendre la main et l'aider à faire son chemin dans le monde; mais il aurait du moins averti l'opinion; elle se serait tenue en défiance. Il est des temps où l'on peut laisser passer, sans répondre, une erreur ou un mensonge, et compter sur le bon sens public pour le prochain triomphe de la vérité; il en est aussi où compter sur le sens commun, c'est compter, comme on dit, sans son hôte, et où il faut démontrer obstinément que deux et deux font quatre, s'il est des insensés pour prétendre que deux et deux font cinq; sinon l'arithmétique publique finirait mal. Notre temps est de ceux-là: quand il faut composer de gros livres pour démontrer qu'on peut hériter de son père sans être un voleur, il n'est pas prudent de se croiser les bras, et de dire avec une confiance et une immobilité orientales: « La vérité triomphera toute seule. » Aide-toi, le ciel t'aidera. C'est un proverbe que M. Guizot n'aurait pas dû oublier.

Donc la Renaissance est une déviation de l'esprit humain, et l'humanité s'égare de plus en plus sous les ténèbres depuis trois siècles. Déjà, il y a quelque temps, l'Univers avait essayé de déduire les conséquences funestes de la résurrection du paganisme; mais il s'était attaché, surtout, au point de vue de la littérature et des arts. Il avait montré qu'en dernière analyse, l'art, à l'époque de la Renaissance, ce n'est que le sensualisme; Michel-Ange n'est qu'un sculpteur de torses, de biceps, de fémurs et de mollets; et le type de l'art lui-même, ce n'est pas une vierge de Raphaël, comme on croit communément, c'est la Vénus Callipyge. Suivez le développement naturel de ce matérialisme du marbre, de la couleur et de la pensée, vous arrivez tout droit à la Régence et à 93. Raphaël et Michel-Ange (qui

l'aurait cru?) ont fini par conduire, comme dit l'Univers dans le style qui lui est propre, « la royauté au Parc-auxCerfs, la noblesse dans les salons du Régent, la fine fleur de la bourgeoisie à la société des Aimables-Cochons, et, finalement, le peuple à la jacquerie. » C'est tout ensemble, comme on le voit, de l'esthétique et de l'histoire. Il paraît que l'Univers n'a pas été content de ce petit morceau, car il recommence aujourd'hui un nouveau tableau des conséquences désastreuses de la Renaissance; cette fois, il ne s'agit pas seulement de la littérature et des arts, mais de la politique. L'Univers, se plaçant sur les hauteurs familières à Bossuet, signale, à vol d'oiseau, la marche du monde européen depuis trois siècles. Il y a là une généalogie suivie pas à pas avec une patience de déduction qui rappelle un chapitre de la Genèse. La Renaissance engendre la Réforme, qui engendre le calvinisme, qui engendre le jansénisme, et l'on voit peu à peu sortir de tout cela l'assemblée de 1682, les droits de l'Église gallicane, la Constitution civile du clergé, les principes de 89 (l'Univers oublie que les principes de 89 sont encore à la première ligne de notre Constitution; qu'il prenne garde aux avertissements!), la révolution française, le socialisme et la démagogie. La politique des princes, depuis François Ier jusqu'à Louis-Philippe, a été une politique antichrétienne, antihumaine, insensée, digne en tous points de la Renaissance, qui a inspiré perpétuellement les Valois et les Bourbons. Depuis les Valois, on n'a plus fait une seule. croisade, et le roi Louis-Philippe n'a jamais songé sérieusement au saint sépulcre. Sans la Renaissance, la Prusse et la Russie n'auraient jamais eu l'idée de se partager la Pologne; si Pétrarque et le Pogge n'avaient pas eu l'imprudence de découvrir au fond des cloîtres ces écrivains païens que les moines avaient la sagesse d'y laisser tomber en poussière, l'Irlande, mendiante et mourant de faim, ne

serait pas obligée de tendre la main aux souscriptions des bons catholiques; si Léon X, àu lieu d'enrichir à prix d'or les bibliothèques des inepties de l'antiquité, avait sagement brûlé, comme son prédécesseur Grégoire le Grand, ou comme Omar, tous les livres inutiles, l'Espagne aurait des finances en bon état et pourrait payer ses dettes; M. de Montalembert n'aurait pas eu la peine de faire son beau discours sur le Sunderbund, l'Univers n'aurait pas aujourd'hui la douleur de voir dans l'Italie une pauvre folle, qui a moins besoin d'une armée française pour la pacifier que d'une maison de santé pour la guérir. Voilà les conséquences politiques de la Renaissance. En littérature, qu'at-elle produit? quelques grands hommes, sans doute. Mais il y a les grands hommes du bien et les grands hommes du mal. Montaigne, La Fontaine, Boileau, La Bruyère, Montesquieu, Voltaire, sont des grands hommes du mal. Quant à Molière, nous savons ce que pense de lui l'Univers. Il n'y a pas si longtemps qu'il prouvait authentiquement que si, de son vivant, on n'avait pas envoyé M. Poquelin ramer sur les galères du roi, c'est qu'on avait eu quelques égards pour son talent. Pour La Rochefoucauld, l'auteur des articles de l'Univers a écrit quelque part, dans Pierre Saintive, si nous avons bonne mémoire, qu'il n'est qu'un niais. Il n'est pas question de Pascal, de Fénelon et de Bossuet; mais comme Pascal a écrit les Provinciales; comme Fénelon a été condamné par le saint-siége; que, d'ailleurs, il donne la main droite au paganisine par le Télémaque, et la main gauche à la Révolution par ses théories politiques; comme Bossuet était l'âme même de cette assemblée de 1682 qui a engendré la Constitution civile du clergé, qui a engendré 89, le socialisme et la démagogie, nous inclinons à les ranger parmi les grands hommes du mal. Il n'y a au xvIIe siècle, "tout compte fait, que trois grands hommes du bien: M. Olier, le fondateur de Saint-Sulpice, M. de Rancé, le fondateur de

la Trappe, et saint Vincent de Paul. M. Olier avait bien eu autrefois quelques années orageuses; M. de Rancé avait bien traduit Anacréon; mais l'Univers a ses raisons pour être indulgent aux péchés de jeunesse et pour glorifier le repentir. Voilà ce qui reste du XVIIe siècle : M. Olier, M. de Rancé, et saint Vincent de Paul; les séminaires, la Trappe, et les sœurs de charité. « Tout le reste a péri ou avorté. A qui la faute? A la Renaissance.

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Toutes ces singularités n'ont d'importance que par la valeur du journal et par le talent du journaliste. Il n'est pas besoin d'y répondre. Mais, en dédaignant de combattre de tels arguments, il ne faut pas laisser debout la thèse. principale. La Renaissance est-elle un mal? Qu'est-ce que la Renaissance? Immense question que nous ne prétendons pas résoudre tout entière, et qui demanderait un ouvrage. tout entier. Nous voulons seulement dissiper un nuage qui la couvre, en déterminant le sens des mots, en fixant la limite précise de l'époque, en nous demandant où commence réellement cette Renaissance si attaquée, et quel a été son véritable esprit. Il faut établir, et ce sera la meilleure réponse aux arguments de l'Univers, que la Renaissance n'a pas été un accident dans l'histoire, une rupture soudaine de la tradition, l'explosion inattendue d'un volcan qui a jeté plus de cendre que de lumière, mais la suite naturelle d'une tradition établie, mais le développement logique, légitime, inévitable de l'esprit humain. La Renaissance, c'est le degré le plus élevé, le point culminant d'une ascension longtemps poursuivie, le terme le plus éclatant et le plus glorieux d'une longue route. Enfin, et c'est le second point, la Renaissance n'est pas la résurrection du paganisme.

Les ennemis de la Renaissance semblent se méprendre beaucoup sur cette grande époque. A les entendre, on croirait qu'avant le milieu du xv siècle, avant la prise de

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