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morale énergique et affectueuse, qui tournait vers l'action et la charité toutes les forces de l'homme, était la plus conforme à la pensée de l'Évangile et à la doctrine de saint Paul, et la plus capable de servir l'esprit de conquête d'une religion naissante. Cet art à la fois subtil et populaire de revêtir des allégories de l'Orient les idées sévères du christianisme, et de traduire les préceptes en visions, était un attrait pour ceux qui aiment à soulever les voiles, et une impulsion pour ceux que le merveilleux décide, parce que dans les créations poétiques de l'homme ils pensent reconnaître une révélation surnaturelle de Dieu.

Je pourrais souhaiter, en terminant cet article, qu'un ami des saintes lettres traduisît quelque jour le Pasteur, et le fît connaître au public français. Ce serait un vou imprudent. Le réveil du goût public pour les œuvres de l'antiquité chrétienne a été vif; il ne sera durable qu'à la condition de ménager ce goût et de ne pas le soumettre à des épreuves indiscrètes. Déjà bien des lecteurs, qui ne se proposent ni de s'édifier, comme les âmes pieuses, ni de s'instruire, comme les doctes, mais simplement de s'intéresser, comme les gens du monde, se sont aperçus qu'ils lisent plus volontiers les grands écrivains de l'Église dans des extraits choisis que dans des textes complets. C'est que, même chez les plus illustres, l'art ne vaut pas la doctrine, et que le beau s'y perd dans les imperfections. Cela est vrai des œuvres de l'âge d'or de l'Église, plus vrai encore des ébauches de son commencement. Les écrits des premiers siècles chrétiens gagnent pour la plupart à n'être connus que par fragments. C'est les faire valoir que de les citer; ce serait les compromettre que de les traduire.

(Journal des Débats, 13 et 15 octobre 1857.)

LES CLÉMENTINES.

I

A propos d'une publication nouvelle de M. Dressel, j'ai essayé de faire connaître aux lecteurs du Journal des Débats le Pasteur d'Hermas, ce premier catéchisme chrétien où la légende se mêle à la morale et où les maximes évangéliques revêtent la forme poétique de l'allégorie. Je voudrais étudier aujourd'hui un autre monument de l'antiquité chrétienne, également publié dans ces derniers temps par M. Dressel, les Clémentines, ou les homélies attribuées à saint Clément. Je dis attribuées, car on n'est certain ni de leur auteur ni de leur date. Quelques écrivains ecclésiastiques, Origène, saint Épiphane, Rufin, les regardent comme l'œuvre de saint Clément, altérée plus tard par les hérétiques. Tillemont les croit du Ie siècle. Les critiques modernes, sans les restituer à saint Clément, leur assignent en général une date plus voisine de son temps, le milieu ou la fin du second siècle. Nous avons deux rédactions de cet ouvrage : celle qui porte le nom de Clémentines se divise en vingt homélies dont le texte grec nous a été conservé. Selon toute vraisemblance, les Clémentines (à part les altérations qu'on y trouve) sont la plus ancienne rédaction. La plus récente, dont il ne nous reste que la traduction latine, sous le titre de Recognitions ou Reconnaissances, se divise en dix livres. C'est en beaucoup d'endroits une amplification des Clémentines, et elles portent les traces plus nombreuses encore des interpolations successives qu'y ont introduites les hérésies, comme pour marquer à leur effigie et s'approprier une œuvre accréditée dans la société

chrétienne. Ce sont les Clémentines que M. Dressel a publiées avec un soin irréprochable, d'après un manuscrit plus complet que ceux dont s'étaient servis les précédents éditeurs. Son travail ne laisserait rien à désirer s'il y avait joint une étude critique sur un ouvrage si curieux et si peu connu ; mais il a borné ses soins à la publication du texte, et il a laissé dans son œuvre une lacune que je me propose de combler. Sans renouveler le débat sur le véritable auteur et la date précise des Clémentines, prenons-les comme une œuvre anonyme du second siècle de l'ère chrétienne, et laissons-les au rang des apocryphes, où l'Église les a mis. Comme je n'y cherche pas des témoignages relatifs au dogme, mais simplement une peinture de l'état des esprits à une certaine époque, un écho des controverses publiques du christianisme naissant, je n'ai pas besoin d'agiter une question d'authenticité, et je puis presque dire comme Montaigne En l'étude que je traite des mœurs et mouvements, les témoignages fabuleux, pourvu qu'ils soient possibles, y servent comme les vrais. »

α

Les Clémentines sont tout ensemble une œuvre d'imagination et une œuvre de polémique. Certes il est intéressant d'entendre les premiers avocats de la religion chrétienne, Quadratus, Aristide, Justin, Tatien, Meliton, Apollinaire, Athénagore, plaider pour elle devant les empereurs. Mais ces défenseurs de la foi nouvelle ont un caractère commun: ce sont des lettrés, et pour la plupart des philosophes convertis, qui viennent offrir au christianisme le secours d'une science puisée dans les écoles païennes de la Grèce.

Leurs apologies nous attestent l'alliance que forment alors le christianisme et la philosophie, et nous révèlent le travail d'esprit qui s'opère dans une élite de penseurs chrétiens. Mais le mouvement qui s'accomplit dans l'esprit populaire, la diffusion si rapide des idées chrétiennes dans les couches inférieures de la société, voilà ce que

nous montrent imparfaitement ces plaidoyers pieux composés dans le cabinet et officiellement adressés au pouvoir. A côté de ces ouvrages d'art, on voudrait étudier le travail spontané de la Doctrine chrétienne pénétrant dans les plus vulgaires esprits par les conversations de chaque jour, par ces controverses en plein air et au grand soleil qui avaient pour organes des orateurs populaires, pour témoins des artisans et des esclaves, pour théâtre la place publique. Si donc il existait un livre qui nous montrât le christianisme discutant au milieu des villes devant la foule rassemblée, au lieu de plaider avec art au pied d'un trône, voyageant de pays en pays, s'expliquant partout à la face du ciel, tenant tête à tous les adversaires qui viennent l'assaillir, païens et philosophes, comme un brave en champ clos; si l'on nous dépeignait, pendant ces débats publics, l'attitude de la foule, l'émotion soulevée par la parole des orateurs chrétiens, le triomphe des vainqueurs, la honte des vaincus, les conversions qui se décident sur le champ de bataille et le progrès de la foi nouvelle dans le cœur des peuples; si, pour nous attacher davantage, on ajoutait à l'exposition des idées l'attrait des aventures; si les événements imprévus et merveilleux, les scènes théurgiques et dramatiques se mêlaient aux argumentations subtiles et passionnées; si enfin ce livre était un roman, le premier roman chrétien, et une apologie populaire du christianisme, qui ne voudrait y contempler la vive peinture d'un siècle? Eh bien! ce livre existe, ce sont les Clémentines.

Le héros, sinon l'auteur des Clémentines, saint Clément, disciple de saint Pierre et de saint Paul, fut pape et gouverna l'Église de Rome avec une grande sagesse pendant neuf ans (de 91 à 100). Doux, conciliant, charitable, il rétablit la paix dans l'Eglise de Corinthe, troublée par des divisions intestines, et sa Lettre aux Corinthiens a été justement appelée par Tillemont un des plus beaux monu

ments de la religion après l'Écriture sainte. Le tableau que saint Clément y trace de la vie des chrétiens de Corinthe avant leurs discussions est une page charmante, que l'aimable Fleury n'a pas manqué de citer. Clément souffrit le martyre en l'année 100, la troisième du règne de Trajan. La légende s'empara bientôt de sa mémoire. Saint Éphrem nous raconte que Trajan ayant relégué Clément dans la Chersonèse, au delà du Pont-Euxin, le saint fit jaillir du sol une fontaine, image de la vérité nouvelle dont il abreuvait les âmes, et convertit tout le pays. Alors l'empereur le fit précipiter dans la mer, avec une ancre attachée à son cou. « Aujourd'hui encore, dit Grégoire de Tours qui a recueilli la légende, le jour de la fête de saint Clément, la mer se retire sur un espace de trois milles, pour offrir un chemin sec aux pèlerins qui vont prier au tombeau du martyr et qui regagnent ensuite le rivage'. » Voilà ce que l'histoire et la légende nous apprennent de saint Clément. Voyons ce que le roman nous en apprend à son tour. C'est Clément lui-même qui s'y met en scène dans une suite d'entretiens ou d'homélies.

Clément était un jeune homme d'une noble famille alliée à celle de Tibère. Son père s'appelait Faustus, sa mère Matthidia, ses deux frères aînés Faustin et Faustinien. Une nuit, Matthidia eut un songe qui l'avertissait de quitter Rome avec ses deux fils aînés et de s'en tenir éloignée pendant dix ans, sous peine des plus grands malheurs. Faustus lui permit de partir. Elle s'embarqua avec Faustin et Faustinien sur un vaisseau qui devait la conduire à Athènes, où s'achèverait l'éducation de ses enfants. Pendant quatre ans Faustus attendit vainement de leurs nouvelles. Enfin il confia son jeune fils à des maîtres chargés de l'instruire, et il partit à la recherche de sa femme et de ses enfants.

1. De Gloria martyrum, cap. xxxv.

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