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tous les autres les élus de la souffrance! Saint Pierre baptise Matthidia au bord de la mer, après lui avoir adressé une exhortation qui est la morale du roman. L'idée qu'il développe, c'est qu'une honnête femme qui a tout sacrifié à son honneur, comme Matthidia, finit toujours par être récompensée de sa vertu. Saint Pierre, à ce propos, ne manque pas de donner aux maris des conseils qui attestent l'idée nouvelle que le christianisme se fait du mariage. Le mari, selon l'Évangile, ce n'est plus ce maître absolu qui gouverne despotiquement la famille, pendant que la femme, en état perpétuel de minorité légale, vit à l'ombre du gynécée. Saint Pierre proclame leur égalité morale et la réciprocité des obligations. Vous voulez avoir une honnête femme, soyez un honnête mari; vivez avec elle, prenez avec elle vos repas, écoutez avec elle les discours qui fortifient; ne l'affligez pas, ne lui cherchez pas querelle; faites ce qui lui peut être agréable, ou, si vous ne le pouvez, remplacez les actions par de bonnes paroles'. » Voilà l'expression de cette communauté, de cette égalité conjugale que le christianisme introduit au foyer domestique. L'iniquité païenne, qui mettait tous les droits d'un côté et tous les devoirs de l'autre, est vaincue, et l'autorité n'est plus le pouvoir du maître sur l'esclave, l'exercice impérieux de la souveraineté, mais la prépondérance dans l'égalité morale, l'ascendant affectueux de la persuasion. Tel est le changement des mœurs domestiques dont nous trouvons la trace dans les homélies de saint Clément.

On a vu précédemment que le vieillard qui assiste à la controverse de saint Pierre et de Simon le magicien, c'està-dire Faustus, le mari de Matthidia, a été converti au christianisme par la victoire de saint Pierre. Pour se venger, Simon, avant de partir, use d'un sortilège et donne

1. Homélie XIII, chap. xv.

son propre visage à Faustus, que tout le monde, même sa femme et ses enfants, prennent pour le magicien. En apprenant la vérité, toute la famille est au désespoir. Mais saint Pierre, toujours bon et toujours fin, vient à l'aide de Faustus et tire parti de sa métamorphose: « Courez à Antioche, lui dit-il, où Simon doit aller pour y parler contre moi; vous arriverez avant lui. Vous direz aux habitants: « Je suis Simon le magicien, et j'ai menti impudemment quand j'ai appelé saint Pierre un charlatan et un im« posteur. C'est un véritable apôtre, l'envoyé de Dieu, venu « pour le salut du monde. Quant à moi, pour me punir « de ma haine contre l'apôtre de vérité, les anges du Sei«gneur sont venus me flageller cette nuit. Si je revenais << par hasard calomnier Pierre devant vous, ne me croyez << pas: je ne suis qu'un menteur et un magicien. Puisse mon repentir effacer mes fautes1! »

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Faustin partit pour Antioche et y tint le discours que saint Pierre avait dicté. Le peuple d'Antioche le prit pour Simon le magicien et conçut en l'écoutant une si grande estime pour saint Pierre, que l'apôtre fut appelé dans la ville par les prières de tous les habitants. Le roman nous le montre arrivant à Antioche pour jouir du succès de son stratagème. C'est par ce trait d'adresse du saint que se terminent les homélies. Il est permis de conjecturer qu'après avoir si habilement profité de la métamorphose de Faustus, saint Pierre lui rendra son vrai visage, et que, si le magicien vient à Antioche, il y sera mal reçu. Ainsi rien ne manque au dénoùment classique du roman, ni la récompense des bons, ni la punition des méchants. Peut-être trouvera-t-on que saint Pierre est bien fin. A trompeur, trompeur et demi, a-t-il 'air de se dire, en faisant tomber Simon dans le piége. J'aimerais mieux

1. Homélie XX, chap. x11 à xxin.

qu'il fût moins adroit; mais cet excès d'adresse est encore un trait de mœurs. Il est rare que la propagande, même pour la meilleure des causes, ne coûte rien à la vérité, et sur le champ de bataille, en face de l'ennemi, les saints mêmes se croient permis de pratiquer les ruses de guerre.

Telles étaient les formes variées et populaires que prenait l'apologie chrétienne. Pour apprivoiser la multitude ainsi que les lettrés, elle combinait l'exposition des idées par la controverse avec la peinture des caractères et le récit des aventures. Ce n'est pas là sans doute l'art délicat et raffiné des apologistes savants du christianisme. C'est un art plus familier qui s'adresse à la foule, et qui pour cette cause a été jusqu'ici moins étudié que l'autre. Au point de vue de l'intérêt historique et de la peinture des mœurs, il n'est pourtant pas moins digne d'attention.

(Journal des Débats, 12, 25, 29 août et 10 septembre 1858.)

DANTE HÉRÉTIQUE, RÉVOLUTIONNAIRE ET SOCIALISTE,
par E. Aroux.

Dans une lettre à l'abbé Bertinelli, de Vérone, Voltaire écrivait Marrini nous reproche comme un crime de préférer Virgile à son Dante. Ce pauvre homme a beau dire; le Dante pourra entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. On me vole toujours un tome de l'Arioste; on ne m'a jamais volé un Dante. » Voltaire, cette fois, n'a pas été prophète. Il ne prévoyait pas qu'après l'abbé Grangier, après le comte d'Estouteville, petit-fils de Colbert, après Moutonnet de Clairfons et

Rivarol, dont Buffon appelait la traduction en prose une suite de créations (singulier éloge pour une traduction!), après le chevalier Artaud et bien d'autres encore, de nouveaux écrivains continueraient à traduire Dante en prose et en vers; sur ce point mes deux collaborateurs, M. Delécluze et M. Ratisbonne, ne me contrediront pas. Ce que Voltaire prévoyait moins encore, c'est qu'il se trouverait au XIXe siècle des commentateurs assez patients pour reprendre l'œuvre des interprètes italiens, et présenter au public, sous la forme d'un gros volume de cinq cents pages, la clef mystérieuse de la Divine Comédie.

Il ne faut pas dédaigner ces gigantesques efforts des curieux pour pénétrer le secret du poëte, quoiqu'à vrai dire ils aient jusqu'à présent jeté peu de lumière. Ce que nous savons de plus clair sur les allégories incontestables du poëme, c'est Dante lui-même, c'est son fils Giacopo qui ont bien voulu nous l'apprendre. Nous avons déchiffré, avec leur secours, quelques syllabes du mot de l'énigme; mais le mot tout entier, nous ne le tenons pas. Je n'en suis pas surpris lorsque j'entends le poëte lui-même dire dans le Banquet: Tout écrit peut être compris et doit être expliqué de quatre manières différentes: 1° selon le sens littéral; 2° selon le sens allégorique; 3° selon le sens moral; 4° selon le sens anagogique.» Il est certain que, si Dante a combiné et entre-croisé ces quatre sens dans son poëme, il n'est pas aisé de démêler tous les fils d'un pareil écheveau.

Aussi la critique française du XVIIIe siècle a-t-elle négligé l'interprétation religieuse, historique et politique de la Divine Comédie. Elle s'est occupée seulement de l'œuvre poétique, et, à ce point de vue exclusivement littéraire, elle ne l'a pas, quoi qu'on dise, toujours mal jugée. Je ne parle pas de La Harpe, qui l'appelle fort cavalièrement une rapsodie. Mais Voltaire, dont il est de mode aujourd'hui de dédaigner les jugements littéraires, Voltaire, qui savait

l'italien à merveille, et qui avait le sens poétique plus délicat que La Harpe, a été plus juste que lui. Sa lettre à Bertinelli n'est qu'une boutade plaisante. Quand il est sérieux, il parle plus dignement du grand poëte: Le Dante, Florentin, illustra la langue toscane par son poëme bizarre, mais brillant de beautés naturelles; ouvrage où l'auteur s'éleva dans les détails au-dessus du mauvais goût de son siècle. On trouve dans ces deux poëtes (Dante et Pétrarque) un grand nombre de traits semblables à ces beaux ouvrages des anciens, qui ont à la fois la force de l'antiquité et la fraîcheur moderne. » Ce n'est pas là sans doute l'enthousiasme de quelques beaux esprits de notre temps, qui mettent sans hésiter Dante au-dessus d'Homère; c'est une admiration très-sage dans ses réserves et parfaitement motivée. Cela n'empêcha pas sans doute le docteur Vincenzio Martinelli de dénoncer le jugement de Voltaire comme une critique inepte, écrite en style de polichinelle. Mais, après tout, la nôtre, malgré sa science plus exacte et plus profonde, malgré sa faveur pour le moyen âge, n'a pas rendu à la Divine Comédie un hommage plus complet. Elle admire « la beauté naturelle; » elle avoue « la bizarrerie» de ce poëme scolastique et inspiré. Je ne dis rien de plus, pour ne pas effaroucher les idolâtres; je n'ai pas oublié ce pauvre Cecco d'Asti, que les Florentins brûlèrent vif pour avoir médit de Dante après sa mort. Il est vrai que, par contumace, ils avaient condamné Dante lui-même, de son vivant, à monter sur le bûcher.

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Mais, si nous n'avons pas plus de goût que Voltaire, au point de vue de l'interprétation historique la critique moderne est vraiment supérieure. Avec beaucoup de savoir et de sagacité, elle a retrouvé les sources de la Divine Comédie; elle en a interrogé le sens politique et religieux avec la plus rare patience. Ces travaux curieux d'exégèse littéraire conviennent à l'esprit de notre temps. Le siècle inquisiteur,

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