Page images
PDF
EPUB

LE PURGATOIRE DU DANTE,

traduit en vers par M. Louis Ratisbonne.

LE PARADIS,

troisième volume de la Divine Comédie, traduite en prose,
par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat.

Dans la pensée de Dante, l'Enfer n'était pas la partie la plus importante de son poëme. Le sujet de la Divine Comédie, comme M. Ratisbonne l'a rappelé avec raison dans sa préface, c'est l'histoire de l'âme, amenée par des initiations successives, sous la conduite de la science humaine et de la science divine, jusqu'au sein de la félicité céleste, jusqu'au pied du trône de Dieu. L'Enfer, c'est-à-dire le lieu des supplices éternels, n'est qu'une étape du pèlerinage de l'âme: le but du voyage, c'est le Paradis. Et certes, aux yeux de Dante, la partie capitale du poëme, c'était l'arrivée de l'âme au terme de sa course, c'était la victoire, le chant de triomphe, la vision merveilleuse du septième ciel! C'est aux dernières parties de la Divine Comédie qu'il a dû attacher ses meilleures espérances d'immortalité. « Le commencement de mon sujet, écrivait-il à Can Grande, est terrible, puisque c'est l'Enfer; mais la fin est heureuse, désirable et agréable, puisque c'est le Paradis. » C'est dans le Purgatoire que, décrivant le cercle des orgueilleux, il commet lui-même le péché d'orgueil et qu'il s'écrie :

Cosi ha tolto l'uno all' altro Guido

La gloria della lingua e forse è nato
Chi l'uno e l'altro caccera di nido.

Ainsi dans l'art des vers, à Guide, l'ancien maître,

Un nouveau guide a pris sa couronne, et peut-être
Pour chasser le dernier un autre est enfanté.

(Ch. XI.)

La Divine Comédie est, sous la forme d'un pamphlet épique, une espèce de Somme poétique où Dante a condensé toutes les idées théologiques, philosophiques, morales et littéraires de son temps. Dans l'Enfer, il a mis surtout ses passions. Dans le Purgatoire et le Paradis, il a mis surtout ses idées et ses théories. Dans le Purgatoire, Marco le Lombard expose la théorie du libre arbitre; Virgile, celle de l'amour; Stace, celle de la formation du corps et de l'âme. Dans le Paradis, Béatrice développe la distinction de la volonté mixte et de la volonté absolue; Dante converse avec Adam sur le péché originel, et passe devant saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, un examen théologique sur la foi, l'espérance et la charité. Mais ce qui vit le plus longtemps dans les œuvres poétiques, ce sont les passions; ce qui meurt le plus tôt, ce sont les théories. Les théories d'un siècle sont emportées avec lui. Les passions, c'est le poëte lui-même, c'est son cœur, et la voix de ce cœur éloquent trouve des échos éternels. La raison, qui rendait plus chères à Dante les deux dernières parties de son poëme, est celle qui précisément nous fait préférer la première. Dante aimait mieux sa philosophie et sa politique que sa poésie. Et nous, ce que nous cherchons en lui, ce n'est ni le politique ni le philosophe, c'est le poëte.

Une autre cause de la supériorité de l'Enfer, c'est que l'imagination humaine est plus habile à peindre la souffrance que le bonheur, et surtout que le bonheur infini. Dans tous les poëmes, le séjour des bienheureux, qu'il s'appelle Élysée ou Paradis, est inférieur, pour la beauté de l'expression poétique, à la demeure des damnés. Il y a dans les douleurs humaines une variété qui excite la poésie, et dans la félicité une monotonie qui l'affadit et l'énerve.

L'allégorie peut représenter les tourments infernaux sous des formes sensibles sans blesser le goût ni la foi, puisque l'orthodoxie admet les supplices du corps; et dans les images matérielles du châtiment un génie fort et sombre déploie une fécondité inventive et une puissance d'horreur qui font la grande poésie. Mais les joies infinies des âmes bienheureuses échappent à tous les symboles; elles sont si pures, si éthérées, qu'elles ne peuvent revêtir des figures sensibles; des images trop accusées, des couleurs trop vives les profanent. La forme indécise des nuées, les teintes pâles de l'aube naissante, la douce clarté d'un beau ciel, la musique lointaine d'une voix mélodieuse, la grâce de la fleur nouvellement éclose, sont à peine des comparaisons assez délicates pour qu'on leur permette d'exprimer l'ineffable et de déterminer l'infini. Nos langues faites pour cette terre où le tonnerre gronde, où la mer murmure, où sifflent les vents, où le labeur de l'homme élève un bruit éternel, et où la voix humaine a besoin de dominer toutes ces voix, nos langues, même les plus douces, sont trop rudes pour se prêter aux cantiques des anges, dans « le silence éternel des espaces infinis. » En vain Dante assouplit avec un art merveilleux l'airain de son vers, en vain il invente des combinaisons de syllabes onctueuses et fluides qui coulent dans nos oreilles comme le son d'une flûte, il semble que ses tercets les plus doux doivent éclater comme des trompettes dans ces demeures sonores du paradis, et faire envoler à tire-d'ailes les phalanges des chérubins. Enfin le génie de ce grand poëte essentiellement satirique excelle dans les peintures où il se venge. Partout il mêle les sentiments personnels aux idées de son sujet. Mais ils tiennent une bien plus grande place dans l'Enfer que dans les deux autres parties. Dante s'entend mieux à damner ses adversaires qu'à béatifier ses amis. Sa justice distributive ressemble parfois à de l'injustice, et je ne puis reconnaître en

lui cette parfaite logique qui, selon M. Ratisbonne, gouverne toujours son imagination. Je ne m'explique pas pourquoi Dante place dans l'enfer Virgile, dans le purgatoire Stace, qui, dit-il, est devenu chrétien en lisant Virgile, et dans le paradis Riphée, un des personnages épiques de Virgile, au second livre de l'Énéide. Je citerais vingt exemples non moins inexplicables. Mais quoique en bonne équité on puisse réclamer contre les arrêts du poëte, je me garderai bien de vouloir tirer de l'enfer ceux de ses ennemis qu'il y a précipités. Il les y torture en si beaux vers que le plaisir poétique qu'on éprouve à les voir souffrir l'emporte de beaucoup sur le scrupule de justice dont on se trouve atteint. Je regrette bien plutôt qu'il n'ait pas damné quelques-uns de ses amis dont il fait des bienheureux, on ne sait trop pourquoi, et dont il décrit imparfaitement la béatitude imparfaitement méritée. Dante, je le répète, maudit mieux qu'il ne bénit. C'est là le défaut de beaucoup de gens : l'espèce humaine sait mieux haïr qu'aimer. C'est le défaut surtout de bien des poëtes, race irritable, a dit l'un d'eux, et trop souvent c'est avec ses moins bonnes passions que la poésie fait ses plus beaux vers.

Comme l'Enfer est la partie la plus dramatique de la Divine Comédie, c'est aussi la plus facile à traduire. Elle renferme plus de descriptions et moins de dissertations. L'harmonie des vers y est rude, les sentiments y sont violents, les images terribles et grandioses; la force est partout. Or, dans tous les arts, et la traduction est un art, de toutes les qualités d'un original, la force est la plus facile à transporter dans l'imitation. Elle est toute en dehors, toute en relief; on en saisit l'empreinte et l'on en reproduit l'image aisément. M. Ratisbonne, qui a traduit l'Enfer avec un talent universellement applaudi et dignement récompensé par l'Académie française, a dû s'imposer un effort encore plus laborieux pour faire passer dans ses vers les beautés plus

tempérées du Purgatoire. Dans sa spirituelle préface, il compare son travail à la montagne que décrit le poëte:

Che sempre al comminciar di sotto è grave
E quanto uom più va su, e men fa male.

Au début, tout en bas, la pente est difficile,

Mais plus on monte et moins le chemin paraît dur.

Paraît, cela est possible, mais plus le chemin est dur en réalité. Plus on s'approche du Paradis, plus il est difficile de rendre ces couleurs de la poésie italienne qui s'adoucissent et se fondent en de fugitives nuances; plus le traducteur français a de peine à lutter contre cette langue si flexible, si maîtresse d'elle-même, qui mugissait tout à l'heure dans les ténèbres des cercles infernaux, qui maintenant roucoule dans l'azur des régions célestes. Si impuissante en effet que soit la langue de Dante à donner l'idée de la mélodie séraphique, elle a des douceurs souveraines que la médiocrité des ressources musicales dont notre langue dispose lui permet rarement d'égaler. Aussi, sans parler des prodigieuses difficultés qui tiennent à l'expression en français des idées mystiques dont le Paradis est rempli, la seule difficulté de l'harmonie rend cette partie de la Divine Comédie la plus redoutable pour le traducteur. On ne saurait donc avoir trop de reconnaissance envers les écrivains qui se dévouent à un si grand labeur, pour appeler la faveur publique sur les deux parties les moins populaires de la Divine Comédie. Je ne veux pas être ingrat, et c'est afin de payer ma dette que j'ose, après les récents articles de notre savant collaborateur, M. Littré, sur Dante et les traducteurs de l'Enfer, parler à mon tour de la traduction du Purgatoire par M. Ratisbonne, et de la traduction du Paradis par M. Mesnard.

La version en vers de M. Ratisbonne est un tour de force. D'ordinaire, le privilége des traducteurs en vers,

« PreviousContinue »