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manière de traduire. Ainsi dans la partie scientifique du Paradis, j'entends celle où Dante expose ses théories de physique et d'astronomie paradisiaques, M. Mesnard atteint à une précision parfaite, en s'interdisant des termes trop techniques ou trop pédantesques, qui nous feraient prendre Dante pour un pédant, ce qu'il n'était certes pas aux yeux du XIIe siècle. Dante a pu dire:

Pette mi fur di mia vita futura,

Parole gravi; avvegna ch'io mi senta
Ben tetragono a i colpi di ventura,

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sans choquer les délicats de Florence. Si M. Mesnard avait traduit, comme certain traducteur moderne: Des paroles sur ma vie future m'ont été dites qui m'accablent, bien que je me sente tel qu'un tétragone contre les coups de l'avenir, >> M. Mesnard aurait blessé tous les délicats de Paris, et, pour être littéral, il aurait été infidèle. Il a mieux aimé dire solidement affermi (carrément aurait été trivial), et il est arrivé à l'exactitude, parce qu'il n'a pas cherché la littéralité.

De même, dans l'expression des idées métaphysiques, la langue que parle M. Mesnard est la langue classique de la philosophie. Des termes scolastiques, il admet tout ce qu'il est impossible de ne pas accepter, en traduisant un poëte théologien du siècle de saint Thomas; mais nul abus de la phraséologie du moyen âge, et surtout nul usage de ce germanisme contemporain qui m'a toujours scandalisé chez certains traducteurs modernes de la Divine Comédie. Enfin, dans l'expression des idées mystiques, M. Mesnard a trouvé des locutions et des tours qui font beaucoup d'honneur à son style, car la langue française est rebelle à la mysticité, et il est difficile d'appliquer sans dommage cet instrument de précision aux subtilités de l'imagination italienne et théologique, Je prends au hasard dans la traduction de

M. Mesnard une page qui donne une idée de ces divers mérites. C'est au XXe chant: l'aigle divin, composé d'étoiles, vient d'expliquer à Dante comment Dieu, dans sa justice, ouvert l'entrée du ciel à des âmes justes, mais que la foi chrétienne n'avait pas éclairées :

а

« Telle que l'alouette qui dans l'air prend son essor en chantant et, contente, se tait comme enivrée de sa dernière mélodie, telle me parut l'image de ce signe (Dante veut désigner l'aigle étoilé), où s'empreint l'éternelle volonté par qui toute chose devient ce qu'elle est. Bien que le doute se révélât chez moi aussi clairement qu'une couleur à travers le cristal qui la couvre, mon impatience ne put garder le silence, et, comme cédant à son propre poids, ce cri tomba de ma bouche: « Quelles sont donc ces choses? » C'est que je voyais la grande fête resplendir d'un nouvel éclat. Aussitôt, l'œil encore plus ardent, le signe béni, pour ne me pas laisser en suspens dans le doute, répondit : « Tu crois <ces choses, je le vois, parce que je les affirme; mais le pourquoi elles sont, tu ne le sais, et, bien que tu les voies, elles restent mystérieuses. Ainsi fait celui qui connaît << la chose par son nom, mais qui n'en peut voir l'essence «< sans un secours étranger. Le royaume des cieux se laisse << faire violence par un ardent amour et une vraie espé«rance qui triomphent de la volonté divine, non à la « manière de l'homme qui subjugue l'homme; mais ils la dominent, parce qu'elle veut être dominée, et, dominée, elle domine par sa bonté. »

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Malgré la singularité des idées de ce morceau, le tour de la traduction est si élégant et si aisé, qu'on serait tenté de le croire infidèle. Qu'on le rapproche du texte, on verra que l'élégance n'a rien coûté à la vraie exactitude. C'est là le caractère du travail de M. Mesnard. On le lit avec plaisir quand on n'a pas le texte sous les yeux, avec plus de plaisir encore quand on compare le français à l'italien, du

moins quand on le compare sans savoir l'italien mieux que moi. Et c'est là aussi la supériorité de M. Mesnard sur la plupart des traducteurs mondains dont je parlais plus haut. La confrontation de l'original les accable. Horace a tué en duel presque tous les généraux qui l'ont traduit. Dante ne tuera pas M. Mesnard; il le fera vivre, en attestant le rare mérite de sa traduction. En échange, M. Mesnard fera lire le troisième acte de la Divine Comédie que l'on vante de loin, et dont les étranges beautés méritent d'être admirées de près.

Je ne veux pas terminer cet article sans dire un mot des notes dont le fils de l'auteur, M. Léonce Mesnard, a enrichi le livre de son père. Elles viennent à propos, elles sont courtes; M. Léonce Mesnard y montre de l'esprit et du savoir, sans vouloir en trop montrer et sans profiter de l'occasion pour se mettre en scène. Il est resté modestement au second plan, comme il sied à un annotateur; il s'est fait une petite place à l'ombre du gros volume paternel.

Parva sub ingenti patris se subjicit umbra.

Il a orné le livre, tout en sachant s'effacer. Ce sont les notes d'un bon fils et d'un homme de goût.

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Je n'essayerai pas d'analyser en détail le livre de M. Nisard. Chacun des trois grands hommes dont il raconte

l'histoire mériterait un article. Ces Études sont d'ailleurs déjà connues du public, qui les a lues il y a vingt ans dans la Revue des Deux Mondes, et qui, par sa persévérance à les relire, en a provoqué la réimpression. Je veux choisir, parmi les nombreuses idées qu'elles suggèrent, un seul point de vue, l'un des plus intéressants, il me semble, parce qu'il touche en même temps à l'histoire et à la vie pratique, à la littérature et à la morale.

L'idée qui ressort avec force du livre de M. Nisard, et qui sert comme de moralité commune à ses trois monographies, c'est qu'en ce monde le rôle d'homme modéré est aussi difficile qu'honorable à remplir, et que lorsqu'on s'y destine, il faut se croire bien sûr de soi-même, et s'être pourvu de fermeté, de désintéressement, de résignation stoïque aux injustices de l'opinion. Érasme, Thomas Morus et Mélanchthon, dit M. Nisard dans son introduction, sont les trois types caractéristiques des trois grandes opinions chrétiennes qui ont partagé l'Europe au commencement du XVIe siècle. Thomas Morus représente le catholique, Mélanchthon le protestant, Érasme le philosophe chrétien. Tous les trois, peut-on ajouter, à une époque où les passions politiques et religieuses déchaînées rendaient la mesure si difficile dans les idées et dans la conduite, représentent la modération, l'un dans le catholicisme, l'autre dans la Réforme, le troisième dans la philosophie; tous les trois, par les épreuves de leur vie, nous enseignent à quel prix on achète presque toujours dans l'histoire l'honneur d'être modéré. Érasme s'est interposé entre Luther et le pape au nom de la philosophie chrétienne; Thomas Morus entre le pape et le roi d'Angleterre, au nom du catholicisme fidèle et sage; Mélanchthon, au nom de la Réforme modérée, entre le protestantisme radical et l'Église romaine; ils ont payé, l'un de sa vie, les autres de leur repos et de leur bonheur, la hardiesse de leur modération et l'équilibre

courageux qu'ils ont voulu tenir, au moins dans leur conduite, entre les excès des partis contraires. La trilogie de M. Nisard pourrait s'intituler: Thomas Morus, Érasme et Mélanchthon, ou les malheurs de la modération dans les temps difficiles.

Il semblera peut-être téméraire d'appeler un modéré Thomas Morus, qui a poussé jusqu'aux dernières extrémités les opinions catholiques. On est facilement prévenu contre un écrivain qui, après avoir proclamé dans son Utopie la liberté absolue de conscience et la tolérance universelle, soutint plus tard que l'hérésie est le plus grand des crimes, et qu'il est juste de brûler les hérétiques. Aussi l'histoire a-t-elle été sévère pour lui, surtout l'histoire écrite par les protestants et par les philosophes, et je ne m'étonne pas qu'après Burnet et Hume, Voltaire, concluant du fanatisme des idées à la cruauté des actions, ait osé appeler Morus «< un barbare digne du dernier supplice. » Les plus indulgents parmi les historiens, laissant s'accréditer sans la combattre cette réputation de persécuteur, plaidaient en faveur de Thomas Morus les circonstances atténuantes, et compensaient la barbarie du chancelier par les vertus privées de l'homme, par l'expiation du martyr. M. Nisard, plus hardi, a nié le crime et démontré l'innocence. Lui, l'homme de la tradition, il a combattu la tradition, et prouvé, c'est une vérité désormais acquise à l'histoire, que Thomas Morus n'a jamais versé le sang. Parmi les réhabilitations tentées de nos jours, c'est une des mieux réussies; et elle fait d'autant plus d'honneur à M. Nisard, qu'ennemi bien connu du sens propre, il lui a dû en coûter beaucoup pour avoir seul raison contre tout le monde. Trop souvent, chez les hommes d'un esprit roide et d'un cœur honnête, c'est la roideur de l'esprit qui triomphe de l'honnêteté du cœur, et l'inflexibilité farouche du principe qui étouffe l'humanité du caractère. Chez

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