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qu'on veut absolument humilier les païens, on ne les humiliait du moins que devant la supériorité des vertus évangéliques; on n'insultait ni Épictète ni Marc-Aurèle; on ne les appelait pas animaux de gloire; on opposait seulement à leurs vertus purement humaines des vertus qui viennent du ciel. C'était là une idée élevée. M. l'abbé Gaume n'a pas vu comment ce parallèle de l'idéal chrétien avec l'idéal païen pouvait être édifiant sans cesser d'être juste. Il semble n'avoir eu qu'une pensée prouver aux enfants que la vie des saints est plus amusante que la mythologie. « Devant ce grand spectacle, dit-il, pâlissent et l'expédition fabuleuse des Argonautes, et le poétique siége de Troie, et tous les faits d'armes de l'antiquité païenne. » Pour faire pâlir la fable, M. Gaume recherche soigneusement dans les légendes celles où le merveilleux a la plus grande part; il oppose prodige à prodige; il ne veut pas que les enfants croient que le seul Hercule ait dompté des bêtes féroces. Nous aussi, chrétiens, nous avons des histoires de lions vaincus par les saints du désert; nous avons des serpents qui font pálir l'hydre de Lerne, et des corbeaux plus dociles que les colombes messagères de Vénus. Le recueil de M. Gaume, c'est la mythologie des légendes. Les enfants le liront avec plaisir peutêtre; mais avec profit, nous en doutons. Quand ils expliquent le Selectæ e profanis, cet excellent livre, si mal jugé par M. l'abbé Gaume, ils rencontrent à chaque page des leçons pratiques, utiles pour la conduite de la vie. Le Selectæ, c'est la morale en action des païens. Ce sont des récits variés où les hommes les plus illustres de l'antiquité personnifient chacun quelque vertu. Les vertus de famille, celles du citoyen, la piété même, enfin toutes ces nobles habitudes des grandes âmes, honorées par les sociétés antiques, revivent dans des anecdotes simplement racontées, comme il convient pour l'enfance. Il n'y a rien là de merveilleux; on peut croire, et, ce qui est plus précieux encore, on peut appren

dre à pratiquer ce qu'on lit. Le Selectæ sanctorum vitæ, qui dans le programme de M. l'abbé Gaume remplace le Selectæ e profanis, a-t-il ce double mérite? satisfait-il la raison des enfants? en peuvent-ils tirer des leçons utiles, des idées de morale pratique qui profitent à leur conduite de chaque jour? Car enfin c'est apparemment pour la vie active et non pour la vie contemplative qu'on doit former les hommes de notre temps. On ne peut pas faire de l'éducation publique une préparation au cloître, parce que le monde n'est pas encore un couvent. Ce qui importe, ce n'est pas d'étonner l'imagination, d'exciter la rêverie, de prêcher l'extase: c'est d'élever et de fortifier l'âme, et d'y semer le germe des vertus sociales, non des vertus mystiques. Voilà le seul but légitime d'un livre destiné à des enfants qui n'habitent pas la Thébaïde. Examinons le Selectæ de M. Gaume.

Son moindre défaut, c'est d'être souvent puéril, et de compromettre la gravité des préceptes par l'enfantillage des exemples. Quand le Selectæ e profanis veut recommander aux enfants d'être justes, il choisit quelque beau trait de l'histoire où la grandeur des personnages et l'importance des événements ennoblissent encore à leurs yeux cette noble idée de la justice. Le Selectæ sanctorum se passe volontiers des grands événements: le plus mince lui suffit pour en tirer sa petite morale. A quoi bon Aristide ou Socrate? Il y avait dans un couvent un frère cuisinier qui préparait le repas des moines. Un jour que le frère gardien, chargé des fonctions d'inspecteur, faisait sa ronde, il aperçut à terre trois grains de lentilles; c'était le frère cuisinier qui, en lavant des lentilles, avant de les faire cuire, les avait laissés tomber. Le père gardien envoie son rapport à l'abbé, et le frère cuisinier est immédiatement condamné comme prévaricateur et dilapidateur du trésor sacré, interversor et neglector sacri peculii. On le prive du droit d'oraison, et il n'obtient sa grâce qu'après une pénitence publique. Voilà pourtant

où peuvent conduire trois grains de lentilles (p. 131). Certes, la simplicité est une belle chose, et l'on n'accusera pas cette histoire d'en manquer. Mais, malgré tout (est-ce préjugé d'éducation classique, est-ce routine du paganisme ?), nous préférons involontairement Aristide et Socrate au frère cuisinier. Nous craignons que les enfants, avec leur bon sens et leur malice, ne trouvent pas dans l'arrêt de cet abbé l'équité des jugements de Salomon. Or, ne l'oublions pas, l'abbé est tenu envers eux à plus d'obligation qu'Aristide. Aristide peut répondre, si l'on trouve quelque imperfection dans sa conduite: « Moi, je n'ai que les vertus humaines, comme dit M. l'abbé Gaume, je ne suis qu'un païen; » mais l'abbé les doit avoir toutes, puisqu'il est saint. Voilà pourquoi les héros du Selecta sanctorum sont obligés d'être parfaits, ce qui est une grande difficulté et pour eux qui agissent ou qui parlent, et pour M. Gaume, qui raconte leurs paroles et leurs actions, et pour les maîtres qui n'auront pas de bonnes raisons à donner aux élèves, quand ils lui diront: « C'est bien dur d'excommunier un cuisinier pour trois grains de lentilles. »

Mais, nous le répétons, dans ce livre, la puérilité est le moindre défaut. Nous voudrions que toutes les histoires y fussent aussi enfantines que la précédente. Le bon sens naturel des enfants finit par en corriger l'effet. Un plus grand danger, à notre sens, c'est ce merveilleux bizarre qu'on trouve à chaque page; ce sont ces prodiges dont il est permis de parler librement, parce que l'Église n'en fait pas des articles de foi. Les saints les accomplissent avec une facilité qui leur ôte leur prix au lieu de conserver aux yeux des enfants ce caractère de gravité historique qui forcerait leur respect, ils contractent par là je ne sais quel air de famille avec les enchanteurs. Or, l'effet religieux et moral de la Vie des saints est perdu si les légendes chrétiennes deviennent pour les enfants le complément classi

que des contes de fées. Nous prenons au hasard quelques traits de ce merveilleux dans le répertoire inépuisable du Selectæ sanctorum. Saint Hilarion voyageait en Dalmatie; il rencontre des pasteurs au désespoir. Un serpent boa (draco, quos gentili sermone boas vocant) dévorait leurs bœufs et leurs moutons; même il lui arrivait quelquefois de manger le berger agricolas quoque et pastores absorbebat. La Fontaine a pris le trait. Saint Hilarion fait élever un bûcher en forme de pyramide et appelle le serpent. Le boa se présente, le saint lui commande de monter sur le bûcher, il y monte; de s'y laisser brûler, il y brûle. Et depuis lors aucun pasteur ne fut mangé, voire même aucun mouton.

La toute-puissance des saints sur les bêtes féroces, dans le Selectæ de M. Gaume, est vraiment merveilleuse. Il y a là toute une ménagerie d'animaux apprivoisés, vaincus, ou guéris, auprès de laquelle la fameuse lionne de Florence et le lion classique d'Androclès ne sont que des lions païens, du naturalisme le plus misérable. Il y a une louve qui vit en communauté avec un ermite, et qui assiste régulièrement à tous ses repas (p. 117). Un jour que l'ermite n'était pas rentré à l'heure ordinaire du dîner, la louve, qui avait bon appétit, et qui voyait cinq beaux pains suspendus au mur, en prend un et le mange. Mais un remords la saisit de n'avoir pas attendu son commensal! Elle s'accuse intérieurement de vol (audacis facti conscia); elle va cacher pendant sept jours ses remords dans la solitude; le huitième, rappelée par une prière de l'ermite, elle revient, mais couverte de confusion, comme l'enfant prodigue, la tête basse, les yeux fixés à terre, et se couche aux pieds de l'ermite. L'ermite pardonne à tant de repentir.

Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit,

Que les bêtes n'ont point d'esprit !

Nous serions injuste de ne pas mentionner dans cette

galerie zoologique trois autres lions également remarquables. Le premier (p. 119) aperçoit de loin trois anachorètes dans le désert; il va droit à celui qui jouissait de la plus grande réputation de sainteté (bestia, licet tribus repertis, non incerta quem peteret); il se jette à ses genoux, se relève, et marche devant lui: de temps en temps, il se retourne pour voir si on le suit; il arrive devant une caverne, y entre et revient déposer successivement cinq petits lionceaux devant l'anachorète, en lui indiquant avec beaucoup d'intelligence qu'ils étaient aveugles et qu'il serait bien bon de les guérir. L'anachorète passe la main sur les paupières des cinq petits lions, et les voilà qui subitement ouvrent les yeux à la clarté du ciel ! Nous laissons à penser la reconnaissance du lion et des lionceaux. Quant aux deux témoins du miracle, ils allèrent de ce pas l'annoncer aux frères du couvent voisin, qui durent être moins reconnaissants que les cinq aveugles. Ce qui prouve bien, comme l'a remarqué maintes fois M. Gaume dans ses préfaces, qu'il y a une grande différence entre la charité et la philanthropie. Mais revenons à nos moutons, car ce sont de vrais moutons que ces lions-là. Les deux autres se promenaient dans le désert, quand ils aperçurent saint Antoine qui pleurait la mort de saint Paul, premier ermite, et regrettait de n'avoir pas de bêche pour lui creuser une fosse. Les deux lions s'approchèrent du saint, qui n'avait pas plus peur que s'ils eussent été des colombes (quasi columbas), et qui avait bien raison, car ils allèrent se coucher auprès du cadavre de saint Paul, et, après avoir longtemps gémi, ils creusèrent de leurs ongles un trou assez grand pour contenir le corps; après quoi ils s'agenouillèrent aux pieds d'Antoine, lui léchèrent les mains, et lui demandèrent sa bénédiction (ille animadvertit benedictionem eos a se precari). Saint Antoine les bénit, et ils disparurent. Il y a bien encore à la page 53 un chameau épileptique qui mériterait

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