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redevenir rois de la mer et parents de ces sectateurs d'Odin qui mangeaient la chair crue, pendaient des hommes aux arbres sacrés d'Upsal en guise de victimes, et se tuaient eux-mêmes pour mourir dans le sang comme ils avaient vécu. Vingt fois le vieil instinct farouche reparaît sous la mince croûte du christianisme. Au onzième siècle, « Sigeward1, le grand duc de Northumberland, atteint d'un flux de ventre et sentant sa mort prochaine : « Quelle honte pour moi, dit-il, de n'avoir pu mourir dans tant de guerres, et << de finir ainsi de la mort des vaches! Au moins revê<< tez-moi de ma cuirasse, ceignez-moi mon épée, met« tez mon casque sur ma tête, mon bouclier dans ma « main gauche, ma hache dorée dans ma main droite, << afin qu'un grand guerrier comme moi meure en « guerrier. » On fit comme il disait, et il mourut ainsi honorablement avec ses armes. » lls avaient fait un pas hors de la barbarie, mais ce n'était qu'un pas.

III

Sous cette barbarie native, il y avait des penchants nobles, inconnus au monde romain, et qui de ses débris devaient tirer un meilleur monde. Au premier rang,« un certain sérieux qui les écarte des sentiments frivoles et les mène sur la voie des sentiments

1. Penè gigas statura, dit le chroniqueur. 1055. Kemble, I, 393. Henri de Huntington, liv. VI, 367.

élevés'. » Dès l'origine, en Germanie, on les trouve tels, sévères de mœurs, avec des inclinations graves et une dignité virile. Ils vivent solitairement, chacun près de la source ou du bois qui lui a plu2. Même dans leurs villages, leurs chaumières ne se touchent pas; ils ont besoin d'indépendance et d'air libre. Nul goût pour la volupté : chez eux l'amour est tardif, l'éducation dure, la nourriture simple; pour tous divertissements, ils chassent l'uroch et sautent parmi les épées nues. L'ivresse violente et les paris dangereux, c'est de ce côté qu'ils donnent prise; ils sont enclins à rechercher, non les plaisirs doux, mais l'excitation forte. En toutes choses, dans les instincts rudes et dans les instincts måles, ils sont des hommes. Chacun chez soi, sur sa terre et dans sa hutte, est maître de soi, debout et entier, sans que rien le courbe ou l'entame. Quand la communauté prend quelque chose de lui, c'est qu'il l'accorde. Il vote armé dans toutes les grandes réso- . lutions communes, juge dans l'assemblée, fait des alliances et des guerres privées, émigre, agit et ose 3. L'Anglais moderne est déjà tout entier dans ce Saxon. S'il se plie, c'est qu'il veut bien se plier; il n'est pas moins capable d'abnégation que d'indépendance: le sacrifice est fréquent ici, l'homme y fait bon marché de son sang et de sa vie. Chez Homère, le guerrier

1. Ein sinniger Ernst, der sie dem Eitlen entfuhrt, und auf die Spur des Erhabenen leitet. » Grimm, Mythologie, 53. Vorrede.

2. Tacite, XX, XXIII, XI, XII, XIII et passim. On peut voir encore les traces de ce goût dans les constructions anglaises.

3. Tacite, XII.

LITT. ANGL.

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faiblit souvent, et on ne le blâme point de fuir. Dans les Sagas, dans l'Edda, il est tenu d'être trop brave; en Germanie, le lâche est noyé dans la boue, sous une claie. A travers les emportements de la brutalité primitive, on voit percer obscurément la grande idée du devoir, qui est celle de la contrainte exercée par soi sur soi en vue de quelque but noble. Chez eux le mariage est pur et la pudicité volontaire. Chez les Saxons, l'homme adultère est puni de mort, la femme obligée de se pendre, ou percée à coups de couteau par ses compagnes. Les femmes des Cimbres, ne pouvant obtenir de Marius la sauvegarde, de leur chasteté, se sont tuées par multitudes de leur propre main. Ils croient qu'il y a dans les femmes « quelque chose de saint, n'en épousent qu'une, et lui gardent leur foi. Depuis quinze siècles, l'idée du mariage n'a pas changé dans cette race. L'épouse, en entrant sous le toit de son mari, sait qu'elle se donne tout entière', « qu'elle n'aura avec lui qu'un corps, qu'une vie; qu'elle n'aura nulle pensée, nul désir au delà; qu'elle sera la compagne de ses périls et de ses travaux; qu'elle souffrira 'et osera autant que lui dans la paix et dans la guerre. » Comme elle, il sait se donner : quand il a choisi son chef, il s'oublie en lui, il lui attribue sa gloire, il se fait tuer pour lui; « celui-là est infâme pour toute sa vie, qui revient sans son chef du champ de bataille3. ›

1. Une fois mariées, ce sont exactement des couveuses occupées à faire des enfants, et en adoration perpétuelle devant le faiseur. >> Stendhal, de l'Amour en Allemagne.

2. Tacite, XIX, VIII, XVI. Kemble, 1, 232. 3. Tacite, XIV. Kemble, I, 32.

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C'est sur cette subordination volontaire que s'assiéra la société féodale. L'homme, dans cette race, peut accepter un supérieur, être capable de dévouement et de respect. Replié sur lui-même par la tristesse et la rudesse de son climat, il a découvert la beauté morale pendant que les autres découvraient la beauté sensible. Cette espèce de brute nue qui gît tout le long du jour auprès de son feu, inerte et sale, occupée à manger et à dormir 1, dont les organes rouillés ne peuvent suivre les linéaments nets et fins des heureuses formes poétiques, entrevoit le sublime dans ses rêves troubles. Il ne le figure pas, il le sent; sa religion est déjà intérieure, comme elle le sera lorsqu'au seizième siècle il rejettera le culte sensible importé de Rome, et consacrera la foi du cœur 2. Ses dieux ne sont point enfermés dans des murailles; il n'a point d'idoles. Ce qu'il désigne par des noms divins, c'est ce je ne sais quoi d'invisible et de grandiose qui circule à travers la nature et qu'on devine au delà d'elle, mystérieux infini que les sens n'atteignent pas, mais que « la vénération révèle; et quand plus tard les légendes précisent et altèrent cette vague divination des puissances naturelles, une idée reste debout dans ce

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1. « In omni domo, nudi et sordidi.... Plus per otium transigunt, dediti somno, ciboque; totos dies juxta focum atque ignem agunt. »

2. Grimm, 53, Vorrede, Tacite, X.

3. Deorum nominibus appellant secretum illud, quod sola reverentia vident. Plus tard, à Upsal par exemple, il y eut des statues. (Adam de Brême.)

Wuotan (Odin) signifie, par sa racine, le Tout-Puissant, celui qui pénètre et circule à travers tout. (Grimm, Mythologie.)

chaos de rêves gigantesques : c'est que ce monde est une guerre et que l'héroïsme est le souverain bien.

Au commencement, disent ces vieilles légendes écrites en Islande1, il y avait deux mondes: Nilflheim le glacé et Muspill le brûlant. Des gouttes de la neige fondante naquit un géant, Ymer. « Ce fut le commencement des siècles, - quand Ymer s'établit. - Il n'y avait ni sables, ni mers, ni ondes fraîches.On ne trouvait ni terres, ni ciel élevé. - Il y avait le gouffre béant, mais de l'herbe nulle part. » — Il n'y avait qu'Ymer, l'horrible Océan glacé, avec ses enfants, nés de ses pieds et de son aisselle, puis leur informe lignée, les Terreurs de l'abîme, les Montagnes stériles, les Ouragans du Nord, et le reste des êtres malfaisants, ennemis du soleil et de la vie. Alors la vache Andhumbla, née aussi de la neige fondante, mit à nu, en léchant le givre des rochers, un homme, Bur, dont les petits-fils tuèrent Ymer. De sa chair ils firent la terre, de son sang le sol et les fleuves, de ses os les montagnes, de sa tête le ciel, et de son cerveau enfin les nuées. » Ainsi commença la guerre entre les monstres de l'hiver et les dieux lumineux, fécondants, Odin, le fondateur, Balder, le doux et le bienfaisant, Thor, le tonnerre d'été qui épure l'air et par les pluies nourrit la terre. Longtemps les dieux

1. Voyez passim. Edda Sœmundi, Edda Snorri. Ed. Copenhague, 3 vol.

M. Bergmann en a traduit plusieurs poëmes; j'emprunte parfois sa traduction. Visions de la Vala. Discours de Vafthrudnis, etc.

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