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l'homme et encore plus sur la femme, sur les basses conditions et encore plus sur les hautes; c'est une manière de philosopher à la dérobée et hardiment, en dépit des conventions et contre les puissances. Ce goût n'a rien de commun non plus avec la franche satire, qui est laide parce qu'elle est cruelle; au contraire, il provoque la bonne humeur; on voit vite que le railleur n'est point méchant, qu'il ne veut point blesser; s'il pique, c'est comme une abeille sans venin; un instant après il n'y pense plus; au besoin il se prendra lui-même pour objet de plaisanterie; tout son désir est d'entretenir en lui-même et en nous un petillement d'idées agréables. Est-ce que vous ne voyez point ici et d'avance l'abrégé de toute la littérature française, l'impuissance de la grande poésie, la perfection subite et durable de la prose, l'excellence de tous les genres qui touchent à la conversation ou à l'éloquence; le règne et la tyrannie du goût et de la méthode; l'art et la théorie du développement et de l'arrangement; le don d'être mesuré, clair, amusant et piquant? Comment les idées s'ordonnent, voilà ce que nous avons enseigné à l'Europe; quelles sont les idées agréables, voilà ce que nous avons montré à l'Europe et voilà ce que nos Français du onzième siècle vont pendant cinq cents ans, à coups de lance, puis à coups de bâton, puis à coups de férule, enseigner et montrer à leurs Saxons.

V

Considérez donc ce Français, Normand, Angevin ou Manceau, qui dans sa cotte de maille bien fermée, avec son épée et sa lance, est venu chercher fortune en Angleterre. Il a pris le manoir de quelque Saxon tué, et s'y est établi avec ses soldats et ses camarades, leur donnant des terres, des maisons, des péages, à charge de combattre sous lui et pour lui, comme hommes d'armes, comme maréchaux, comme portebannières; c'est une ligue en vue du danger. En effet, ils sont en pays ennemi et conquis, et il faut bien qu'ils se soutiennent. Chacun s'est hâté de se bâtir une place de refuge, un château ou forteresse 1, bien barricadée, en solides pierres, avec des fenêtres étroites, munie de créneaux, garnie de soldats, percée de meurtrières. Puis ils sont allés à Salisbury, au nombre de soixante mille, tous possesseurs de terres, ayant au moins de quoi entretenir un cheval ou une armure complète; là, mettant leur main dans celle de Guillaume; ils lui ont promis foi et assistance, et l'édit du roi a déclaré « qu'ils doivent être tous unis et conjurés comme des frères d'armes » pour se prêter défense et secours. Ils sont une colonie armée et campée à demeure, comme les Spartiates parmi

1. A la mort du roi Étienne, il y avait onze cent quinze châteaux

de bâtis.

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les Ilotes, et font des lois en conséquence. Quand un Français est trouvé mort dans un canton, les habitants doivent livrer le meurtrier, sinon ils payent quarante-sept marcs d'amende; si le mort est Anglais, c'est aux gens du lieu d'en faire la preuve par le serment de quatre proches parents du mort. Qu'ils se gardent de tuer un cerf, un sanglier ou une biche: pour un délit de chasse, ils auront les yeux crevés. De tous leurs biens, ils n'ont rien conservé qu'à « titre d'aumône, » ou à condition de tribut, ou sous serment d'hommage. Tel Saxon libre et propriétaire est devenu serf de corps sur la glèbe de son propre champ1. » Telle Saxonne noble et riche sent peser sur ses épaules la main d'un valet normand devenu par force son mari ou son amant. Il y a des bourgeois saxons de deux sous, d'un sou, selon la somme qu'ils rapportent à leur maître; on les vend, on les engage, on les exploite de compte à demi, comme d'un bœuf ou d'un âne. Un abbé normand fait déterrer ses prédécesseurs saxons et jeter leurs ossements hors des portes. Un autre a des hommes d'armes qui, à coups d'épée, mettent à la raison ses moines récalcitrants. Imaginez, si vous pouvez, l'orgueil de ces nouveaux seigneurs, orgueil de vainqueurs, orgueil d'étrangers, orgueil de maîtres, nourri par les habitudes de l'action violente, et par la sauvagerie, l'ignorance et l'emportement de la vie féodale. Tout ce qu'ils voulaient, disent les

1. A. Thierry, Histoire de la Conquête de l'Angleterre, II.

vieux chroniqueurs, ils se le croyaient permis. Ils versaient le sang au hasard, arrachaient le morceau de pain de la bouche des malheureux et prenaient tout l'argent, les biens, la terre'. » Par exemple, << tous les gens du pays bas avaient grand soin de paraître humbles devant Ives Taillebois, et de ne lui adresser la parole qu'un genou en terre; mais quoiqu'ils s'empressassent de lui rendre tous les honneurs possibles et de payer tout ce qu'ils lui devaient et au delà, en redevances et en services, il les vexait, les tourmentait, les torturait, les emprisonnait, lançait ses chiens à la poursuite du bétail..., cassait les jambes et l'échine des bêtes de somme..., et faisait assaillir leurs serviteurs sur les routes à coups de bâton ou d'épée. » Ce n'était pas à de pareils malheureux que les Normands pouvaient ou voulaient emprunter quelque idée ou quelque coutume; ils les méprisaient comme « brutaux et stupides. » Ils étaient parmi eux, comme les Espagnols au seizième siècle parmi leurs sujets d'Amérique, supérieurs par la force, supérieurs par la culture, plus instruits dans les lettres, plus experts dans les arts de luxe. Ils gardèrent leurs mœurs et leur langue. Toute l'Angleterre apparente, la cour du roi, les châteaux des nobles, les

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1. William de Malmesbury. A. Thierry, II, 20, 122-203.

2. Dès l'an 652, dit Warton, l'usage commun des Anglo-Saxons était d'envoyer leurs enfants dans les monastères de France pour y être élevés; et l'on regardait non-seulement la langue, mais encore les manières françaises, comme un mérite et comme le signe d'une bonne éducation. >>

palais des évêques, les maisons des riches, fut française, et les peuples scandinaves, dont soixante ans auparavant les rois saxons se faisaient chanter les poëmes, crurent que la nation avait oublié sa langue, et la traitèrent dans leurs lois comme si elle n'était plus leur sœur.

C'est donc une littérature française qui en ce moment s'établit au delà de la Manche', et les conquérants font effort pour qu'elle soit bien française, bien purgée de tout alliage saxon. Ils y tiennent si fort que les nobles de Henri II envoient leurs fils en France pour les préserver des barbarismes. Pendant deux cents ans << les enfants à l'école, dit Hygden', contre l'usage et l'habitude de toute nation, furent obligés de quitter leur langue propre, de traduire en français leurs leçons latines et de faire leurs exercices en français. Les statuts des universités obligeaient les étudiants à ne converser qu'en français ou en latin. « Les enfants des gentilshommes apprenaient à parler français du moment où on les berçait dans leur berceau; et les campagnards s'étudiaient avec beaucoup de zèle à parler français pour se donner l'air de gentils hommes. A plus forte raison la poésie est-elle française. Le Normand a amené avec lui son ménestrel; il y a un jongleur Taillefer qui chante la chanson de Roland à la bataille d'Hastings; il y a une jongleuse, Adeline, qui reçoit une terre dans le partage qui suit

1. Warton. I, p. 5. Ed. Price, 1840.

2. Trevisa's translation of Hygden's Polychronicon.

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