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pavé du bruit des roues. Le marchand et sa femme, qui jusqu'alors avaient échangé entre eux force paroles sur les chances probables de leur commerce à la foire de Revigano, se taisaient, et, dans cette obscurité, au milieu de ce silence, en dépit du froid qui tenait ses pieds engourdis, 5 Teresa commençait à s'assoupir au tintement monotone des clochettes. Sa tête, balancée d'abord de droite à gauche, de gauche à droite, cherchait tour à tour un oreiller, soit sur l'épaule de la femme, soit sur celle du mari, et retombait pesante sur sa poitrine.

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Appuyez-vous ferme sur moi, dit son conducteur, et bonne nuit, ma belle enfant!"

Elle suivit le conseil, s'arrangea de son mieux, et s'endormit tout à fait.

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Elle dormit si bien durant plusieurs heures, que l'éclat 15 du jour naissant lui fit seul ouvrir les yeux. Étonnée de se trouver ainsi au grand air, en pleine route, la mémoire lui revint. Inspection faite autour d'elle, elle vit avec surprise, avec terreur, que la voiture ne bougeait plus, et semblait depuis longtemps immobile sur place.

Le marchand, sa femme, les mules elles-mêmes, sommeillaient profondément; la double sonnerie ne faisait point entendre le plus léger tintement.

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Teresa aperçut non loin derrière elle la pointe de plusieurs clochers; les vapeurs du matin, dessinant des 25 figures bizarres dans un horizon rétréci, lui montraient, fantastiquement groupés, les sommets de la Superga, le château de Mille-Fleurs, celui de la Vigne de la Reine, l'église des Capucins, et toutes les belles décorations de la magnifique colline de Turin.

"Miséricorde! mon Dieu! s'écria-t-elle, où sommes-nous? le jour paraît et à peine avons-nous quitté les faubourgs!" Le marchand s'éveilla à ses cris; après s'être frotté les yeux, il se hâta de la rassurer.

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"Nous approchons d'Asti, lui dit-il; ces clochers que 35 vous voyez là sont ceux de Revigano. Il n'y a pas trop de quoi gronder Losca et Zoppa; elles viennent de s'endormir seulement; elles devaient en avoir bon besoin. Pourvu qu'elles n'aient pas profité de mon sommeil pour trotter un peu trop fort!" Teresa sourit. "Allons, en route !"

C. P.

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Et il fit retentir inopinément son fouet, dont le bruit éveilla d'un même coup sa femme et ses mules.

À la porte d'Asti, l'honnête faïencier prit congé de la jeune fille, la déposa à terre, figura le signe de la croix 5 avec les vingt francs qu'il reçut d'elle, et, lui souhaitant bon voyage, fit faire volte-face à ses mules pour regagner le chemin de Revigano.

La moitié de la route était enfin accomplie ! Mais Teresa n'espérait plus d'arriver pour le petit lever de l'empereur. ΙΟ Cependant, se disait-elle, un empereur doit se lever

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tard!"

Oh! qu'elle eût voulu replonger sous l'horizon ce soleil qui déjà annonçait sa venue par un redoublement de lumière ! Il lui semblait qu'autour d'elle tout devait ressentir 15 l'agitation qui la tourmentait, qu'elle allait voir la population entière d'Asti sur pied, se préparant au voyage d'Alexandrie, et alors, dans cette multitude de véhicules de toutes sortes, elle obtiendrait bien une place, fût-ce même dans une charrette.

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Quel fut donc son étonnement à son entrée dans la ville, de trouver les rues désertes et silencieuses! La clarté du soleil y pénétrait à peine, n'éclairant encore que la toiture des maisons les plus élevées et le dôme des églises.

Elle se souvint d'un de ses parents maternels, qui 25 habitait Asti depuis de longues années. Il pouvait lui être d'un grand secours; voyant au rez-de-chaussée d'une maison d'assez mince apparence briller une lumière rougeâtre à travers la vitre plombée, elle osa frapper et s'enquérir de la demeure de ce parent.

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Un carreau s'entr'ouvrit ; une voix sèche et criarde lui dit que depuis trois mois l'individu dont il s'agissait habitait sa maison de plaisance à Montbercello; et le carreau se referma.

Seule, au milieu de la rue, Teresa commençait à s'ef35 frayer de son isolement. Pour se donner du courage, elle fit sa prière du matin en se tournant vers une madone enfoncée dans le mur à quelques pas de là, et devant laquelle brûlait une petite lampe. Sa prière à peine terminée, elle entendit des pas retentir dans la rue: un homme se 40 montra:

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Indiquez-moi, je vous prie, monsieur, lui dit-elle, les voitures qui se rendent à Alexandrie.

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- Il est bien tard, ma belle fille, lui répondit l'étranger; voitures et voiturins, tout est retenu depuis trois jours."

Et il passa.

Un second vint à elle. À cette même demande de Teresa, il s'arrêta, la regarda d'un air sombre et dur: "Vous aimez donc bien les Français ! Razza maladetta!"

Et il s'éloigna plus rapidement que le premier.

La pauvre questionneuse, quelque temps intimidée, ne se remit de son émotion qu'à la vue d'un jeune ouvrier qui sortait de chez lui en chantant.

Pour la troisième fois, elle réitéra sa question.

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“Ah! ah! signora, lui dit-il d'un air de bonne humeur, 15 vous voulez voir une bataille ! Mais il n'y aura pas de place pour les jolies filles, là-bas. Croyez-moi, restez des nôtres. C'est aujourd'hui fête, et les drudi ballarini se battront à qui vous aura pour danseuse à la Contadina. Vous en valez bien la peine. Une petite guerre en votre 20 honneur, hein! cette petite guerre-là ne vaut-elle pas l'autre ?"

Et, s'avançant en gracieusant, il essaya de la saisir par la taille; mais au coup d'oeil qu'elle lui lança, il reprit sa chanson et poursuivit sa route.

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Un quatrième, un cinquième, traversèrent la rue à leur tour. Teresa ne songea plus à les interroger; ses regards se dirigeaient vers les portes s'ouvrant alors de tous côtés, vers les voitures stationnant au fond des cours. Enfin, non sans peine, et par faveur spéciale, on la reçut dans un 30 carrosse pour la conduire seulement à Annone, où l'on devait prendre un voyageur dont elle occupa temporairement la place.

D'Annone à Felizano, de Felizano à Alexandrie, ce furent d'autres contrariétés, d'autres embarras.

Elle triompha de tout.

En arrivant dans cette dernière ville, Teresa savait déjà que l'empereur ne s'y trouvait plus; aussi, sans s'y arrêter un moment, elle prit avec la foule, et à pied, le chemin de Marengo.

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Là, pressée de toutes parts par la cohue dont elle est environnée, épiant avec soin les intervalles, côtoyant les bords de la route, elle tente sans cesse de gagner du terrain sur ceux qui la devancent. Ne prêtant nulle attention ni 5 aux fanfares, ni aux spectacles des bateleurs, au milieu de ce peuple de curieux qui se démène, chante, hurle, bondit de joie en se débattant dans des flots de chaleur et de poussière, seule étrangère aux fêtes du jour, la figure inquiète, l'œil fixe et préoccupé, essuyant de la main la sueur Io qui lui coule du front, elle passe, opposant la gravité de ses traits comme contraste à toutes ces figures épanouies.

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Son énergie alors s'est concentrée entière dans l'action de sa marche, dans sa volonté d'avancer. À peine, durant tout ce temps, si le but qu'elle veut atteindre, si l'idée qui la fait agir se présentent à son esprit.

Un mouvement de halte, imprimé à la foule par les premiers rangs, la forçant de ralentir son pas, la pensée lui revient. Elle songe à son père, que tourmentera bientôt la prolongation de son absence: car le guide qui l'a aban20 donnée à Turin ne peut arriver jusqu'à lui pour l'instruire des causes de ce retard; elle songe à Charney, maudissant le choix du messager peut-être, et l'accusant d'insouciance et d'oubli. Avec une émotion subite, sa main se porte à son corsage, comme si la pétition eût pu s'en échapper. Puis son père, son père se présente de nouveau à ses yeux ! Le vieillard se désole d'avoir cédé à ses instances; il croit sa fille perdue pour lui!

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Au souvenir de ce père adoré, une larme vient humecter la paupière de Teresa, dont la méditation douloureuse est 30 tout à coup interrompue par de bruyants cris de joie.

Un vide immense s'était formé derrière elle, et, autour de ce vide, la foule paraissait tourbillonner.

Teresa se retourne.

Aussitôt deux mains saisissent les siennes des deux 35 côtés à la fois; malgré sa résistance, sa fatigue, et le peu de dispositions qu'en cet instant surtout elle devait apporter à une telle distraction, elle se voit contrainte de figurer, comme partie active, dans une grande farandole qui tournoie sur la route, recrutant çà et là les jolies filles et les jeunes 40 garçons de bonne volonté.

Ce ne fut pas le moins pénible accident de son voyage. Le courage ne l'abandonna pas encore; elle croyait toucher au but.

Dégagée de cette singulière association, faisant un dernier effort pour s'ouvrir une voie à travers la multitude qui 5 la devance, elle arrive enfin en vue de la plaine, et ses regards surpris et satisfaits, après s'être promenés quelque temps sur cette belle armée déployée dans les champs de Marengo, s'illuminent soudain en s'arrêtant sur le monticule qui sert de base au trône impérial.

Mais comment arriver jusque-là, à travers ces milliers d'hommes et de chevaux? Y pouvait-elle songer?

Cependant ce qui lui avait été obstacle d'abord allait lui venir en aide.

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Les premiers rangs de la foule sortie à flots d'Alexandrie, 15 pour conserver une position favorable, se divisaient de droite et de gauche, gagnant les bords du Tanaro et de la Bormida. Il y eut un moment où, poussés tout à coup par les rangs suivants, ils débordèrent si rapidement dans la plaine, qu'ils semblaient vouloir envahir le champ de 20 bataille.

Une centaine de cavaliers accoururent au-devant de cette multitude désordonnée, et, faisant briller leurs sabres nus et piétiner leurs montures, la forcèrent de rentrer dans ses limites. Tous perdirent le terrain en aussi peu de 25 temps qu'ils en avaient mis à le conquérir; tous, à l'exception d'une seule personne !

Sur l'un des plis de ce même terrain coule une source entourée de quelques arbres et d'une forte haie d'aubépine.

Poussée par la vague des curieux, Teresa, pâle, trem- 30 blante, se dirigeant encore par instinct vers ce trône élevé devant elle, avait été lancée, entraînée jusqu'au massif de verdure. Épouvantée de cette violente impulsion, craignant de se briser contre ces arbres, fermant les yeux, comme l'enfant qui croit le danger passé lorsqu'il a cessé de le 35 voir, elle avait saisi entre ses bras le tronc d'un peuplier, pour s'en faire un appui, un rempart, et s'était tenue ainsi quelque temps immobile, les oreilles remplies du bruissement de la foule et du feuillage.

Tant rapide avait été le mouvement de retraite de tout 40

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