Page images
PDF
EPUB

5

On mit le tout sur le compte de l'ivresse.

Les troupes rétablies en ligne, Napoléon fit une distribution de croix d'honneur parmi les vieux soldats qui, cinq ans auparavant, s'étaient trouvés sur la même place. À leur tour, les principaux magistrats de la Cisalpine en furent décorés par lui. Puis, avec Joséphine, il posa la première pierre d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de la bataille de Marengo. Après quoi l'empereur, l'impératrice, les ambassadeurs, les magistrats, le peuple et l'armée, tout 10 reprit la route d'Alexandrie.

Et le sort de Picciola n'était pas encore décidé !

ར.

Le soir, dans un des appartements préparés pour eux à l'hôtel de ville d'Alexandrie, Napoléon et Joséphine, après le dîner officiel qui venait d'avoir lieu, se tenaient, 15 l'un dictant des lettres à un secrétaire, marchant à grands pas, se frottant les mains d'un air de satisfaction; l'autre devant une haute glace, admirant avec une naïve coquetterie l'élégance de son costume et la richesse des ornements dont on venait de la revêtir.

20

Le secrétaire congédié, Napoléon s'assit, s'accouda des deux bras sur une longue table recouverte d'un velours rouge à franges d'or, appuya sa tête dans ses mains et sembla réfléchir; mais ses réflexions devaient s'éloigner de tout sujet pénible, car sa figure conservait un caractère de 25 douce rêverie.

Néanmoins, Joséphine se lassa du silence qui s'ensuivit. Il l'avait déjà malmenée une fois ce jour même, au sujet de la pétition de Fénestrelle, et, comprenant alors que sa protection avait été maladroite par trop de précipitation, 30 elle s'était bien promis de mieux choisir l'instant.

Elle crut l'instant venu, et, allant s'asseoir de l'autre côté de la table, pour faire face à son mari, elle s'accouda comme lui, comme lui affecta un air d'abstraction, et bientôt tous deux se regardèrent en souriant.

"À quoi penses-tu? lui dit Joséphine, le caressant de la voix et du regard.

[ocr errors]

Je pense, répondit-il, que le diadème te va fort bien, et qu'il serait dommage que j'eusse négligé d'en faire entrer un dans ton écrin."

5

Le sourire de Joséphine s'effaça graduellement; celui de Napoléon devint plus marqué; il aimait à combattre en elle les appréhensions pénibles dont elle ne pouvait encore se défendre en songeant au degré d'élévation où ils étaient récemment arrivés. Ce n'était pas pour elle qu'elle trem- 10 blait, la noble femme !

"N'aimes-tu donc pas mieux me voir empereur que général ? poursuivit-il.

Certes, empereur, vous avez le droit de faire grâce,

et j'ai une grâce à vous demander."

Cette fois, ce fut sur la figure de l'époux que le sourire s'effaça, pour passer sur celle de l'épouse. Il fronça le sourcil et se prépara à tenir ferme, craignant que l'influence qu'exerçait Joséphine sur lui ne le fit tomber dans de fâcheuses faiblesses.

15

20

"Encore! Joséphine, vous m'aviez promis de ne plus chercher à interrompre ainsi le cours de la justice! Pensez-vous que le droit de faire grâce ne nous soit accordé que pour satisfaire aux caprices de notre cœur ! Non; nous n'en devons faire usage que pour adoucir 25 l'application trop rigoureuse de la loi, ou réparer les erreurs des tribunaux! Toujours tendre la main à ses ennemis, c'est vouloir augmenter leur nombre et leur insolence!

Sire, répliqua Joséphine en retenant un éclat de 30 rire prêt à lui échapper, vous m'accorderez cependant la faveur que j'implore de Votre Majesté.

- J'en doute !

Et moi, je n'en doute pas. D'abord, et avant tout, je viens vous demander le renvoi de deux...oppresseurs ! 35 Oui, sire, qu'ils sortent de leur place! qu'ils en soient chassés, arrachés, s'il le faut !"

En parlant ainsi, elle pressait son mouchoir sur sa bouche; la figure étonnée de Napoléon ne la laissait plus maîtresse d'elle-même.

C. P.

8

40

"Comment! c'est vous qui m'excitez à punir, vous, Joséphine! Et de qui s'agit-il donc ?

De deux pavés, sire, qui sont de trop dans une cour." Et l'éclat de rire, retenu à grand'peine, lui échappa 5 enfin. Il se leva, et jetant vivement ses bras derrière son dos, la regardant avec l'air du doute et de la surprise :

tu?

"Comment? qu'est-ce à dire? Deux pavés ! te moques

-Non!" dit-elle; et se levant à son tour, s'approchant 10 de lui, s'appuyant de ses deux mains croisées sur son épaule, avec sa gracieuse nonchalance de créole: "De ces deux pavés dépend une existence précieuse. Écoutez-moi bien, sire, car il vous faut toute votre bonne volonté pour me comprendre."

15

Elle lui raconta alors le sujet de la pétition, et tout ce qu'elle avait appris par la jeune fille touchant le prisonnier, qu'elle ne nomma point cependant, et quel avait été le dévouement de la pauvre enfant; puis, en parlant du prisonnier, de sa fleur, de l'amour qu'il lui portait, les 20 paroles affluaient sur ses lèvres, douces, tendres, caressantes, pleines de charme, et de cette éloquence qui lui venait du cœur si naturellement.

En l'écoutant, l'empereur souriait, et en souriant il admirait sa femme.

25

VI.

Charney comptait les heures, les minutes, les secondes. Il lui semblait que les plus légères divisions du temps s'amoncelaient l'une sur l'autre pour peser sur sa fleur et la briser. Deux jours étaient passés, le messager n'apportait point de nouvelles; le vieillard lui-même, inquiet, tourmenté à son tour, ne savait qu'augurer de ce silence et de ce retard, supposait des obstacles, répondait du zèle, du dévouement de la personne chargée du message (sans désigner sa fille toutefois), et tâchait encore de faire renaître dans le cœur de son compagnon une espérance qui com35 mençait à faiblir dans le sien.

30

Le troisième jour s'écoula sans qu'il revît sa fille. "Teresa, mon enfant! que lui sera-t-il donc arrivé?" se demandait-il avec terreur.

Pendant toute la durée du quatrième, Girhardi ne parut point à la petite fenêtre de la cour; mais, si Charney eût 5 attentivement prêté l'oreille, il aurait entendu peut-être les prières, mêlées de sanglots, qu'adressait au ciel le pauvre père en acceptant le coup terrible qui venait de le frapper.

On eût dit qu'un voile de deuil était tombé soudain sur ce lieu où naguère, même en l'absence de la liberté, des 10 rayons de joie et de bonheur se montraient encore par intervalles.

La plante avançait de plus en plus dans sa voie de destruction, et Charney, inconsolable, assistait à l'agonie de Picciola. Il y avait chez lui double sujet d'abattement: il 15 craignait de perdre l'objet de ses travaux, le charme de sa vie, et de s'être vainement avili! Quoi! vainement son front se sera courbé! il a mendié une grâce, prosterné jusqu'à terre, et on l'a repoussé du pied!

Comme si tout se fût conjuré contre Charney, Ludovic, 20 autrefois si naïf, si ́expansif, maintenant évitait même de lui adresser la parole. Taciturne et bourru, il venait, il montait, il passait, fumant à pleine pipe, sans le regarder à peine, et semblait lui en vouloir de son malheur.

C'est que Ludovic, lorsqu'il eut connaissance des refus 25 du commandant, prévit l'instant où il allait se trouver placé entre son penchant et son devoir. Il fallait que le devoir eût le dessus, et il s'était fait brutal et maussade pour se donner du courage. Aujourd'hui les rigueurs vont sans doute redoubler, et d'avance sa mauvaise humeur redouble. 30

Ainsi en agissent communément ceux que l'éducation n'a pas façonnés. Ils compriment les élans généreux de leur âme quand il leur faut accomplir de rudes fonctions, plutôt que de chercher à en voiler la rudesse sous quelques formes de bienveillance. Ce n'est point par des paroles que 35 Ludovic a jamais donné des preuves de la bonté de son cœur, c'est par des actes! Les actes lui sont interdits, il se tait; et la secrète pitié qu'il ressent pour l'homme dont on le contraint d'être le tyran subalterne s'exhale en accès de colère contre cet homme lui-même. Il s'efforce de se 40

5

montrer insensible en devenant l'agent d'un ordre impitoyable. Si par là il s'attire la haine, eh bien, tant mieux! son devoir lui en sera plus facile. Il faut la guerre entre la victime et le bourreau, entre le captif et le geôlier!

Quand vint l'heure du dîner, Ludovic vit Charney, debout devant sa plante, dans une cruelle et profonde contemplation. Il se garda bien de se présenter gaiement comme autrefois, en saluant sa filleule des titres caressants de giovanetta, de fanciuletta, ou en s'informant des nouvelles 10 de Monsieur et de Madame; il traversa la cour d'un pas rapide, affectant de croire Charney dans sa chambre et de lui porter ses provisions en toute hâte. Mais, à un mouvement de celui-ci, leurs yeux se rencontrèrent, et Ludovic s'arrêta, surpris en voyant le changement survenu en si peu 15 de jours dans les traits du prisonnier.

L'impatience et l'attente avaient sillonné son front de larges rides; ses lèvres et son teint décolorés, ses joues amaigries, lui imprimaient un caractère d'abattement que faisait ressortir encore le désordre de sa barbe et de ses 2 cheveux. Malgré lui, Ludovic se sentit tristement émotionné durant cet examen; mais tout à coup, se rappelant sans doute ses grandes résolutions, il reporta son regard de l'homme à la plante, cligna de l'œil ironiquement, haussa l'épaule avec un geste moqueur, siffla un air, et il se dispo25 sait à reprendre route, quand d'une voix dolente mais expressive:

"Que vous ai-je donc fait, Ludovic? lui dit Charney. — À moi?...à moi?...rien, répondit le geôlier, troublé de ce ton de reproche, et plus attendri qu'il ne le voulait 30 paraître.

Eh bien, reprit le comte, s'avançant vers lui et s'emparant vivement de sa main, sauvons-la! il en est temps encore, et j'ai trouvé un moyen. Oui!...le commandant ne peut s'en alarmer. Il l'ignorera même. Procurez-moi de la ' 35 terre, une caisse... nous enlèverons les pavés, mais pour un instant seulement.... Qui le saura? Nous transplanterons....

Ta, ta, ta, fit Ludovic en retirant brusquement sa main; au diable la fleur! Elle nous a fait assez de mal à tous, à commencer par vous, qui allez retomber malade. 40 Faites-vous-en de la tisane, elle n'est plus bonne qu'à ça !"

« PreviousContinue »