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"Eh bien, reprit Charney avec violence, je veux la briser! je veux l'arracher moi-même !

- Je vous le défends !" dit le commandant avec sa forte voix; et il étendit sa canne, comme pour placer une barrière entre le prisonnier et sa compagne. Alors, sur 5 son geste impératif, Ludovic saisit Picciola de ses deux mains pour la déraciner du sol.

Charney, atterré, anéanti, attacha de nouveau ses yeux sur elle.

Au bas de la tige, vers les derniers rameaux, là où la 10 séve continuait de monter, une petite fleur venait de s'entr'ouvrir brillante et nuancée. Déjà les autres pendaient, abattues, sur leurs pédoncules brisés. Seule elle avait vie encore; seule elle n'était point froissée, comprimée, étouffée, entre les mains larges et rudes du geôlier. Sa corolle, à 15 peine voilée de quelques feuilles, s'épanouissait, tournée vers Charney; il en crut sentir les parfums, et, les paupières humides de larmes, il la vit scintiller, grandir, disparaître et se remontrer.

L'homme et la plante échangeaient un dernier regard 20 d'adieu.

Si, en ce moment où tant de passions et d'intérêts s'agitaient autour d'un faible végétal, des hommes étaient apparus soudain dans cette cour de prison, où le ciel ne jetait alors que des teintes sombres et blafardes, au tableau 25 qui aurait frappé leur vue, à l'aspect de ces gens de justice revêtus de leurs écharpes tricolores, de ce chef militaire dictant ses ordres impitoyables, n'auraient-ils pas cru assister à quelque exécution secrète et sanglante, où Ludovic jouait le rôle du bourreau et Charney celui du cri- 30 minel à qui l'on vient de lire sa sentence? Oui, n'est-il pas vrai? Eh bien! ces hommes, ils viendront! ils viennent! les voilà!

L'un c'est un aide de camp du général Menou; l'autre, un page de l'impératrice. La poussière qui les couvre dit 35 assez qu'ils ont fait bonne diligence pour arriver.

Il était temps!

Au bruit qui signale leur entrée, Ludovic lâche Picciola, relève la tête; Charney et lui se regardent, pâles tous deux !

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L'aide de camp remit au colonel Morand un ordre du gouverneur de Turin; le colonel en prit connaissance, fit deux tours dans le préau en agitant sa canne, rapprocha le message qu'il venait de recevoir de celui qu'il avait reçu 5 le matin même pour en confronter l'écriture; puis, après avoir, à plusieurs reprises, fait monter et descendre ses sourcils en témoignage de grand étonnement, il affecta un air demi-courtois, se rapprocha de Charney et déposa gracieusement entre ses mains la lettre du général.

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Le prisonnier lut à haute voix ce qui suit :

"Sa Majesté l'empereur et roi vient de me transmettre l'ordre, monsieur le commandant, de vous faire savoir qu'il consent à la demande du sieur Charney, relative à la plante qui croît parmi les pavés de sa prison. Ceux qui la gênent 15 seront enlevés. Je vous charge de veiller à l'exécution du présent ordre, et de vous entendre à ce sujet avec le sieur Charney."

"Vive l'empereur! cria Ludovic.

Vive l'empereur!" murmura une autre voix qui sem20 blait sortir de la muraille.

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Pendant cette lecture, le commandant s'appuyait de la hanche sur sa cannę, pour se donner un maintien; les deux hommes en écharpe, ne pouvant encore trouver le mot de tout ceci, confondus, déroutés, cherchaient par quels moyens ils rattacheraient ces événements à la conspiration rêvée par eux; l'aide de camp et le page se demandaient pourquoi on les avait fait venir si vite. Enfin ce dernier, s'adressant à Charney:

"Il y a une apostille de l'impératrice,” lui dit-il.

Et Charney lut sur la marge:

"Je recommande M. de Charney aux bons soins de M. le colonel Morand. Je serai particulièrement reconnaissante envers celui-ci de ce qu'il voudra bien faire pour adoucir la position de son prisonnier. Signé: JOSEPHINE" "Vive l'impératrice!" cria Ludovic.

Charney baisa la signature, et tint quelques instants le message sur ses yeux.

LIVRE TROISIÈME.

I.

Le commandant de Fénestrelle avait repris toute sa courtoisie envers le protégé de Sa Majesté l'impératrice et reine. Non-seulement Charney n'alla point occuper la loge du bastion, mais on l'autorisa à reconstruire les échafaudages et les abris dont plus que jamais Picciola languis- 5 sante, à demi transplantée, réclamait le secours.

Les fureurs du colonel Morand contre l'homme et la plante s'étaient si bien calmées, que, chaque matin, Ludovic venait de sa part demander au prisonnier s'il n'avait rien à désirer et comment se portait la Picciola.

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Mettant à profit cette bonne volonté, Charney obtint de sa munificence des plumes, de l'encre, du papier, afin de relater sur nouveaux frais, par le souvenir, ses études et ses observations de physiologie végétale; car la lettre du gouverneur de Turin n'annulait point le droit d'enquête et 15 de saisie; les deux sbires judiciaires avaient emporté ses archives sur toile, et, après un examen approfondi, déclarant ne pouvoir, malgré leurs efforts, trouver la clef de cette correspondance, ils avaient dépêché le tout vers Paris, au ministère de la police, pour y être commenté, analysé, déchiffré par 20 de plus habiles et de plus experts qu'eux.

Une privation autrement importante, et à laquelle il ne put suppléer aussi facilement, fut encore imposée à Charney.

Le commandant, se vengeant sur Girhardi des re- 25 proches du général Menou touchant son défaut de sur

C. P.

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veillance, l'avait fait reléguer dans une autre partie de la forteresse. Cette séparation, qui jetait le vieillard dans un complet isolement, retombait sur le coeur de Charney comme un remords, et paralysait l'effet des faveurs du 5 colonel.

Il passait une grande partie de sa journée les yeux attachés sur la grille et sur la petite fenêtre close. Il y croyait voir encore le bon vieillard au moment où, avec effort, passant son bras à travers les barreaux inférieurs, il 10 avait essayé vainement de lui faire toucher une main amie ; il voyait sa supplique à l'empereur frôler le mur et remonter jusqu'à cette grille au bout d'un cordon, pour aller de lui à Girhardi, de Girhardi à Teresa, de Teresa à l'impératrice; et derrière ces barreaux brillait et s'animait de nouveau.ce 15 regard de pitié et de pardon qui l'était venu soutenir récemment au milieu de ses angoisses; et il entendait ce cri de joie sortir d'un cœur brisé quand la grâce de Picciola était enfin venue!

Cette grâce, c'est à lui, c'est à eux qu'il la doit, et de 20 cette tentative insensée, qui ne pouvait profiter qu'à Charney, seuls ils ont été punis, punis cruellement. Pauvre père pauvre fille !

Elle aussi se montre souvent à lui, à cette même place où il l'a vue apparaître un instant, au sortir de ce rêve 25 pénible qui lui prédisait la mort de sa plante. Ce jour-là,

dans le trouble de ses idées, il lui a semblé découvrir en elle tous les traits de la Picciola de ses songes, et c'est encore ainsi qu'il croit la revoir aujourd'hui.

Comme le prisonnier se nourrissait de ces douces 30 visions, les yeux toujours tournés vers l'ancienne demeure de Girhardi, quelque chose s'agita derrière le vitrage terne et dépoli; on ouvrit la petite fenêtre; une femme se montra à la grille. Elle avait la peau brune et terreuse, un goître énorme, des yeux avares et méchants.

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C'était la femme de Ludovic.

Depuis ce temps, Charney n'y vit plus rien.

II.

Dégagée de ses entraves, entourée de bonne terre, largement encadrée dans ses pavés, Picciola réparait ses désastres, se redressait, et sortait triomphante de toutes ses tribulations. Elle y avait perdu ses fleurs néanmoins, à l'exception de la petite fleur qui, la dernière, s'était ouverte 5 au bas de la tige.

Devant son terrain agrandi, devant la graine qui se gonflait, qui mûrissait dans le calice, Charney pressentait de nouvelles, de sublimes découvertes, et rêvait même au dies seminalis, à la fête des semailles ! Maintenant le terrain ne 10 manque pas; Picciola peut devenir mère, et voir ses filles croître sous son ombre !

En attendant ce grand jour, il se sent possédé du désir de connaître le nom véritable de cette compagne avec laquelle il a passé de si doux instants.

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'Quoi! ne pourrai-je donc jamais donner à Picciola, la pauvre enfant trouvée, ce nom dont la science ou l'usage l'ont dotée d'avance, et qu'elle porte en communauté avec ses sœurs des plaines ou des montagnes ?"

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Le commandant l'étant venu visiter, Charney lui parla 20 du besoin qu'il avait de consulter un ouvrage de botanique. Sans se refuser à sa demande, le colonel, pour mettre sa responsabilité à couvert, songea d'abord à obtenir l'autorisation du gouverneur du Piémont; et Menou non-seulement s'empressa de la lui donner complète, mais encore il lui 25 envoya, de la bibliothèque de Turin, une masse énorme de volumes, pour aider le prisonnier dans ses recherches... espérant, écrivait-il, que S. M. l'impératrice et reine, trèsversée elle-même dans ce genre de connaissances, comme dans bien d'autres, ne serait pas fâchée de savoir le nom de cette 30 fleur, à laquelle elle s'était si vivement intéressée.

A la vue de cet amas de science que lui ployant sous le faix, Charney sourit.

apporta Ludovic

"Est-il donc besoin de si grosse artillerie, dit-il, pour contraindre la fleur à me dire son nom!"

Néanmoins, cette fois il éprouve un sentiment de plaisir

en posant une fois encore sa main sur des livres.

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