Page images
PDF
EPUB

minimes ouvrages, les insectes, s'offrant plus facilement sous la main du philosophe religieux, obtinrent la préférence sur les autres productions du sublime Ouvrier.

Voilà comment plus tard, durant ses jours de captivité, 5 le vieux Girhardi s'était attiré, de la part de Ludovic, le surnom singulier de l'attrapeur de mouches.

V.

Les deux captifs n'eurent bientôt plus de secrets l'un pour l'autre. Après s'être rapidement raconté les principaux événements de leur vie, ils la reprenaient en détail, 10 pour se faire part des moindres émotions qui en avaient signalé le cours.

Ils parlaient aussi de Teresa; mais, à ce nom, Charney, embarrassé, sentait tout à coup la rougeur lui monter au front; le vieillard lui-même devenait pensif, et un moment 15 de silence, triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de l'ange absent.

Plus volontiers, leurs récits étaient interrompus par quelque grave discussion sur un point de morale, ou par des observations sur les bizarreries de la nature humaine. La 20 philosophie de Girhardi, douce et consolante, faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; et Charney, parfois en désaccord avec lui, ne pouvait comprendre que ce foyer d'indulgence et de tendresse se fût ainsi entretenu pour les hommes, malgré l'injustice et les persécutions que 25 le vieux Piémontais avait eu à supporter d'eux.

[ocr errors]

Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas maudits, ces hommes, le jour où, après vous avoir lâchement calomnié, ils vous privèrent de votre liberté et de la vue de...votre enfant?

30 -La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur tous? Ceux-là même qui m'ont nui, qui sait? abusés par les apparences, aveuglés par un fanatisme politique, peutêtre étaient-ils de bonne foi. Croyez-moi, mon ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'idée du pardon au 35 fond du cœur. Qui de nous n'en a eu besoin pour luimême ? qui de nous n'a pris l'erreur pour la vérité?

L'apôtre saint Jean a dit que Dieu est tout amour.

Oh!

que cette parole est belle et vraie! Oui, c'est en aimant qu'on s'élève à Dieu, et qu'on prend de lui sa force pour supporter son malheur. Si j'étais entré en prison avec une pensée de haine contre l'humanité, j'y serais mort de 5 désespoir sans doute! mais non, le ciel en soit loué ! ces sentiments pénibles étaient loin de moi. Le souvenir de tant de bons amis restés fidèles à mon infortune, de tant de cœurs qui ont souffert de mes souffrances, me faisait aimer plus encore mes semblables, et le moment néfaste de ma 1 captivité fut celui où la vue même d'un homme me fut interdite.

Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit

Charney.

Dès le premier moment de mon arrestation, pour- 15 suivit son nouvel ami, j'avais été transporté à la citadelle de Turin, mis au secret et enfermé dans une galerie souterraine, où les geôliers eux-mêmes ne pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma nourriture au moyen d'un tour, et durant un long mois rien ne vint interrompre cette muette 20 solitude. Il faut savoir ce que j'éprouvai alors pour comprendre combien, malgré toutes les rêveries de nos philosophes sauvages, l'état de société est l'état naturel de la race humaine, et quelle privation supporte le malheureux condamné à l'isolement! Ne pas voir un homme! vivre sans 25 être soutenu par un regard, vivre sans qu'une voix retentisse à notre oreille, sans toucher une main de notre main ! ne reposer son front, sa poitrine, son cœur que sur des objets froids et insensibles, c'est affreux! et la raison la plus forte y succomberait. Un mois, un mois éternel s'écoula 30 ainsi cependant. Il avait à peine commencé, ce mois, et déjà, quand mon porte-clefs venait, tous les deux jours, renouveler mes provisions, le bruit de ses pas me causait des joies inexprimables. J'attendais ce moment avec anxiété. Je lui criais bonjour à travers la porte de fer qui 35 nous séparait; il ne me répondait point, et je m'appliquais à tâcher, durant le moment de rotation du tour, d'entrevoir sa figure, sa main, son habit? N'y pouvant réussir, je m'en désolais. Eût-il porté sur ses traits le signe de la cruauté et du vice, je l'eusse trouvé beau. Il aurait tendu 40

C. P.

II

son bras vers moi, fût-ce pour me repousser, je l'aurais béni. Mais rien rien !... Je ne le vis qu'au jour de ma translation à Fénestrelle.

J'avais donc pour toute distraction, pour unique plaisir, 5 pour seule compagnie, de petites araignées que j'observais durant des heures entières; mais j'en avais déjà tant observé! Les rats non plus ne manquaient point dans mon cachot. Je m'en étais aussi fait des amis, car j'émiettais mon pain pour eux comme pour les autres. Cependant 10 ces animaux m'ont toujours causé un effroi, un dégoût invincibles. Je les nourrissais de mon mieux, tout en me défendant de leur approche et de leur contact. Hélas! les soins que je donnais à mes araignées, la terreur que m'inspiraient mes pauvres vilains rats, ne suffisaient point à 15 mon entière préoccupation, et le désespoir s'emparait de moi en songeant à ma fille."

Charney fit un mouvement, compris par Girhardi qui, reprenant aussitôt un air de sérénité :

"Une bonne fortune ne tarda pas à m'arriver ! La 20 lumière pénétrait dans ma galerie par une lucarne fortement barrée d'une croix de fer (c'est même devant cette croix de ma prison que je faisais ma prière matin et soir); un auvent oblique, qui allait en s'élargissant, s'élevait devant la lucarne, et ne me permettait d'arrêter mes yeux qu'à 25 l'extrémité supérieure d'un large pan de muraille, jeté comme attache entre deux bastions. Au-dessus de moi

était situé le donjon de la citadelle. Un jour... céleste Providence, combien je t'en rendis grâce! l'ombre d'un homme se dessina tout à coup sur la partie du mur qu'at30 teignait mon regard! L'ombre seulement; qu'importe! je devinais les mouvements de l'homme par ceux de son ombre! Cette ombre allait et venait: c'était celle d'un soldat récemment mis en sentinelle sur la plate-forme du donjon. Je distinguais la coupe de son habit, ses épau35 lettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa baïonnette, les vacillations de son plumet! Comment vous dire, mon ami, la joie dont mon âme fut alors remplie? Je n'étais plus seul, un compagnon venait de m'arriver !... Le lendemain, les jours suivants, l'ombre projetée du soldat reparut sur le 40 mur, son ombre ou celle d'un autre; mais enfin c'était

toujours un homme, un de mes semblables, qui se mouvait, qui vivait, là, presque sous mes yeux ! J'observais, je suivais les allées et venues de l'ombre; je me mettais en communication avec elle par la pensée; je marchais le long de ma galerie dans le même sens que le soldat le long de la plate- 5 forme. Quand on venait relever la sentinelle, je disais adieu au partant, bonjour à l'arrivant, dont c'était le tour de faction. Je connaissais le caporal; je connus même bientôt tous mes gardiens militaires, rien qu'à leur silhouette. Vous le dirai-je ? pour quelques-uns je me sentais des ro préférences. D'après leur attitude, leur démarche, la lenteur ou la vivacité de leurs gestes, je prétendais deviner leur âge, leur caractère, leurs sentiments. Celui-ci précipitait son pas, faisait rapidement tourner son fusil entre ses mains, ou balançait sa tête en mesure: sans doute il était jeune, 15 d'un naturel gai; il fredonnait ou se berçait de rêves d'amour. Celui-là passait le front courbé, s'arrêtait parfois, et, s'appuyant des deux bras sur son arme, restait longtemps dans une attitude mélancolique: il songeait à sa mère absente, à son village, à tout ce qu'il avait laissé derrière 20 lui! Sa main se portait à sa figure...pour essuyer une larme, peut-être. Et il y avait de ces chères ombres que je prenais en grande affection; je m'intéressais à leur sort, et je faisais des vœux, et je priais pour eux; et c'étaient de nouvelles tendresses qui germaient dans mon cœur et le 25 consolaient. Croyez-moi, mon ami, il faut aimer ses semblables, il faut les aimer de tous ses efforts; le bonheur n'est que là !

Homme excellent! lui dit Charney attendri; qui ne vous aimerait, vous ? Pourquoi ne vous ai-je pas connu plus 30 tôt? Ma vie eût été changée. Mais dois-je me plaindre? N'ai-je point trouvé ici ce que le monde m'avait refusé, un cœur dévoué, un appui solide, la vertu, la vérité, vous et Picciola?"

Car, au milieu de ces épanchements, Picciola n'était pas 35 oubliée. Les deux compagnons avaient construit ensemble, auprès d'elle, un banc plus large, plus doux, plus commode que le premier. Ils s'y asseyaient l'un après l'autre, en face de la plante, et ils croyaient être trois à converser. Ce banc était appelé par eux le banc des conférences. C'est là que 40

l'homme simple, modeste, s'efforçait d'être éloquent pour être persuasif, d'être persuasif pour être utile, et l'éloquence naturelle et le don de persuasion ne lui manquaient pas. Ce banc, c'était le banc de l'école et la chaire d'instruction; là 5 siégeaient le professeur et l'élève : le professeur, c'était celui qui savait le moins, mais qui savait le mieux, Girhardi; l'élève, c'était Charney; le livre, Picciola!

VI.

Ils étaient assis à leur place accoutumée.

L'automne

s'annonçait: Charney, perdant l'espoir de voir refleurir sa 10 Picciola, entretenait son ami de ses regrets sur la chute de sa dernière fleur; et celui-ci, pour suppléer à cette perte autant qu'il le pouvait, développait devant lui le tableau général de la fructification des plantes.

Là, comme ailleurs, l'empreinte d'une main divine se 15 montrait dans tous les actes de la nature. Girhardi racontait comment certains végétaux, à feuilles larges et étalées, et qui s'étoufferaient mutuellement en croissant les uns près des autres, ont leurs semences couronnées d'aigrettes, afin que le vent puisse opérer plus facilement leur dispersion; comment, 20 quand les aigrettes manquent, ces graines naissent enfermées dans des cosses, dans des siliques pourvues d'un ressort élastique, dont la détente, jouant tout à coup au moment de leur maturité, les lance au loin pour les isoler. Aigrettes et ressorts, ce sont des pieds, ce sont des ailes que Dieu leur 25 donne, afin que chacune choisisse à son gré sa place au soleil.

Quel œil pourrait suivre dans leur vol rapide à travers les airs agités les fruits membraneux de l'orme, ceux des érables, des pins et des frênes, tournoyant dans l'atmosphère au 30 milieu de myriades d'autres graines, auxquelles il suffit de leur légèreté pour prendre leur vol, et qui toutes semblent d'elles-mêmes courir au-devant des oiseaux dont elles vont apaiser la faim?

Le vieillard expliquait aussi comment les plantes fluvia35 tiles, les plantes destinées à orner les ruisseaux ou à parer le

« PreviousContinue »