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vieux y enseignaient aux plus jeunes la connaissance des livres et du calcul, aux mieux disposés la musique, et même un peu de latin; car la civilisation des hautes Alpes, comme sa végétation, se conserve sous la neige, du moins parmi 5 ces peuplades, et il n'est pas rare de voir, au retour des premières chaleurs, descendre de ces Étables vers les villages de la plaine des ménétriers et des maîtres d'école qui vont propager au bas de la montagne l'instruction et le plaisir. Les hôtes de Giacomo étaient Vaudois.

ΙΟ

Pour un convertisseur, l'occasion se montrait belle: mais, dès le premier mot articulé par lui au sujet de sa mission, le chef de la famille, vieillard octogénaire, moins respectable encore par son âge que par les travaux et les vertus dont tous les instants de sa vie avaient été marqués, 15 lui imposa silence:

"Nos pères, lui dit-il, ont souffert l'exil, la dispersion, la mort même, plutôt que de consentir au culte des images: n'espérez pas faire sur nous ce que n'ont pu sur eux des siècles de persécution. Étranger, vous voilà condamné à 20 vivre sous notre toit; priez à votre manière, nous prierons à la nôtre; mais unissez vos efforts à nos efforts dans un travail commun; ici, loin des bruits et des distractions de la terre, l'oisiveté vous tuerait. Soyez notre compagnon, notre frère, tant que les neiges pèseront sur le sol. Ensuite, 25 les chemins libres, vous pourrez nous quitter, si bon vous semble, sans bénir le foyer qui vous aura réchauffé, sans vous retourner même pour saluer du geste ceux qui vous auront logé et nourri. Vous ne leur devrez rien, vous aurez travaillé avec eux; et, si le restant de compte est de 30 notre côté, Dieu l'acquittera."

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Forcé de se soumettre, Giacomo vécut pendant cinq mois le compagnon de ces braves gens; pendant cinq mois il fut le témoin de leurs vertus; pendant cinq mois, matin et soir, il entendit les actions de grâces qu'ils adressaient à Dieu seul. Son esprit, cessant d'être excité par la vue des objets de son culte exclusif, se calma; et quand cette prison, que la glace avait fermée derrière ses pas, lui fut rouverte par le soleil, à l'aspect de ce soleil et des magnificences de la nature, dont il avait été sevré durant si long40 temps et qui se développaient à ses regards du haut des

Alpes, l'idée du Maître éternel et tout-puissant rentra grande et vive dans son cœur, et y reprit sa place usurpée.

L'arrivée des premiers oiseaux, la vue des premières plantes qui sortaient toutes fleuries de dessous la neige, autour d'elles, les frémissements des essaims d'abeilles, tout 5 excitait ses transports de joie et d'amour!

Un volume entier ne suffirait pas pour peindre les sensations nombreuses et diverses par lesquelles passa alors Giacomo. Durant son séjour aux Étables, le bon vieillard l'avait pris en affection; il connaissait peu les livres des 10 savants, mais il avait joint ses propres observations à celles de ses pères et se plaisait à lui expliquer le Créateur par la création. Enfin, de cet asile devant lequel il s'était présenté la tête remplie d'idées de fanatisme et d'intolérance, le convertisseur sortit presque entièrement converti lui-même. 15 L'habitude du travail, le spectacle de la famille, ramenèrent les idées de Giacomo vers les devoirs qui lui restaient à remplir.

Il courut se présenter au couvent de sa femme.

Ce serait là encore une histoire complète à raconter, que 20 celle des moyens qu'il dut employer afin de reconquérir ce cœur d'abord repoussé par lui.

Cette histoire vaudra peut-être d'être dite un jour.

Bref, après des efforts inouïs pour arracher sa femme à la vie claustrale, pour détruire lui-même l'effet de ses 25 premières leçons, de ses premiers enseignements, Giacomo Girhardi, revenu à la raison, au bonheur, aux croyances vraies, devint le meilleur des époux, puis au bout de quelques années le plus heureux des pères.

Vingt-cinq ans de sagesse et de vertus rachetèrent ses 3ɔ

erreurs.

De retour à Turin, au milieu des siens, il s'était créé par son industrie des occupations dignes de lui. Il possédait une assez belle fortune, que le travail eût augmentée encore, si sa bienfaisance n'avait su donner un écoulement à ses 35 bénéfices. Faire du bien lui était si doux! L'amour de ses semblables remplissait son cœur de joie, et l'étude de la nature ajoutait un charme inépuisable à sa vie !

La nature animée excita surtout ses curieuses inves tigations, et, comme Dieu est grand jusque dans ses plus 40

minimes ouvrages, les insectes, s'offrant plus facilement sous la main du philosophe religieux, obtinrent la préférence sur les autres productions du sublime Ouvrier.

Voilà comment plus tard, durant ses jours de captivité, 5 le vieux Girhardi s'était attiré, de la part de Ludovic, le surnom singulier de l'attrapeur de mouches.

V.

Les deux captifs n'eurent bientôt plus de secrets l'un pour l'autre. Après s'être rapidement raconté les principaux événements de leur vie, ils la reprenaient en détail, Io pour se faire part des moindres émotions qui en avaient signalé le cours.

Ils parlaient aussi de Teresa; mais, à ce nom, Charney, embarrassé, sentait tout à coup la rougeur lui monter au front; le vieillard lui-même devenait pensif, et un moment 15 de silence, triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de l'ange absent.

Plus volontiers, leurs récits étaient interrompus par quelque grave discussion sur un point de morale, ou par des observations sur les bizarreries de la nature humaine. La 20 philosophie de Girhardi, douce et consolante, faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; et Charney, parfois en désaccord avec lui, ne pouvait comprendre que ce foyer d'indulgence et de tendresse se fût ainsi entretenu pour les hommes, malgré l'injustice et les persécutions que 25 le vieux Piémontais avait eu à supporter d'eux.

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Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas maudits, ces hommes, le jour où, après vous avoir lâchement calomnié, ils vous privèrent de votre liberté et de la vue de...votre enfant?

30 -La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur tous? Ceux-là même qui m'ont nui, qui sait? abusés par les apparences, aveuglés par un fanatisme politique, peutêtre étaient-ils de bonne foi. Croyez-moi, mon ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'idée du pardon au 35 fond du cœur. Qui de nous n'en a eu besoin pour luimême ? qui de nous n'a pris l'erreur pour la vérité?

L'apôtre saint Jean a dit que Dieu est tout amour.

Oh!

que cette parole est belle et vraie! Oui, c'est en aimant qu'on s'élève à Dieu, et qu'on prend de lui sa force pour supporter son malheur. Si j'étais entré en prison avec une pensée de haine contre l'humanité, j'y serais mort de 5 désespoir sans doute! mais non, le ciel en soit loué! ces sentiments pénibles étaient loin de moi. Le souvenir de tant de bons amis restés fidèles à mon infortune, de tant de cœurs qui ont souffert de mes souffrances, me faisait aimer plus encore mes semblables, et le moment néfaste de ma 10 captivité fut celui où la vue même d'un homme me fut interdite.

- Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit Charney.

Dès le premier moment de mon arrestation, pour- 15 suivit son nouvel ami, j'avais été transporté à la citadelle de Turin, mis au secret et enfermé dans une galerie souterraine, où les geôliers eux-mêmes ne pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma nourriture au moyen d'un tour, et durant un long mois rien ne vint interrompre cette muette 20 solitude. Il faut savoir ce que j'éprouvai alors pour comprendre combien, malgré toutes les rêveries de nos philosophes sauvages, l'état de société est l'état naturel de la race humaine, et quelle privation supporte le malheureux condamné à l'isolement! Ne pas voir un homme! vivre sans 25 être soutenu par un regard, vivre sans qu'une voix retentisse à notre oreille, sans toucher une main de notre main! ne reposer son front, sa poitrine, son cœur que sur des objets froids et insensibles, c'est affreux! et la raison la plus forte y succomberait. Un mois, un mois éternel s'écoula 30 ainsi cependant. Il avait à peine commencé, ce mois, et déjà, quand mon porte-clefs venait, tous les deux jours, renouveler mes provisions, le bruit de ses pas me causait des joies inexprimables. J'attendais ce moment avec anxiété. Je lui criais bonjour à travers la porte de fer qui 35 nous séparait; il ne me répondait point, et je m'appliquais à tâcher, durant le moment de rotation du tour, d'entrevoir sa figure, sa main, son habit? N'y pouvant réussir, je m'en désolais. Eût-il porté sur ses traits le signe de la cruauté et du vice, je l'eusse trouvé beau. Il aurait tendu 40

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son bras vers moi, fût-ce pour me repousser, je l'aurais béni. Mais rien ! rien !... Je ne le vis qu'au jour de ma translation à Fénestrelle.

J'avais donc pour toute distraction, pour unique plaisir, 5 pour seule compagnie, de petites araignées que j'observais durant des heures entières; mais j'en avais déjà tant observé! Les rats non plus ne manquaient point dans mon cachot. Je m'en étais aussi fait des amis, car j'émiettais mon pain pour eux comme pour les autres. Cependant 10 ces animaux m'ont toujours causé un effroi, un dégoût invincibles. Je les nourrissais de mon mieux, tout en me défendant de leur approche et de leur contact. Hélas! les soins que je donnais à mes araignées, la terreur que m'inspiraient mes pauvres vilains rats, ne suffisaient point à 15 mon entière préoccupation, et le désespoir s'emparait de moi en songeant à ma fille."

Charney fit un mouvement, compris par Girhardi qui, reprenant aussitôt un air de sérénité :

"Une bonne fortune ne tarda pas à m'arriver ! La 20 lumière pénétrait dans ma galerie par une lucarne fortement barrée d'une croix de fer (c'est même devant cette croix de ma prison que je faisais ma prière matin et soir); un auvent oblique, qui allait en s'élargissant, s'élevait devant la lucarne, et ne me permettait d'arrêter mes yeux qu'à 25 l'extrémité supérieure d'un large pan de muraille, jeté comme attache entre deux bastions. Au-dessus de moi était situé le donjon de la citadelle. Un jour... céleste Providence, combien je t'en rendis grâce! l'ombre d'un homme se dessina tout à coup sur la partie du mur qu'at30 teignait mon regard! L'ombre seulement; qu'importe! je devinais les mouvements de l'homme par ceux de son ombre! Cette ombre allait et venait: c'était celle d'un soldat récemment mis en sentinelle sur la plate-forme du donjon. Je distinguais la coupe de son habit, ses épau35 lettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa baïonnette, les vacillations de son plumet! Comment vous dire, mon ami, la joie dont mon âme fut alors remplie ? Je n'étais plus seul, un compagnon venait de m'arriver !... Le lendemain, les jours suivants, l'ombre projetée du soldat reparut sur le 40 mur, son ombre ou celle d'un autre; mais enfin c'était

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