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du brouillard, à la porte de la citadelle, la digne créature du bon Dieu!

— Mais, interrompit Charney interdit, confondu, n'a-telle point séjourné quelque temps dans le préau, assise sur ce banc?"

Et il s'élança vers la fenêtre, plongea un regard du côté de la cour, et se retournant vers Ludovic:

"Elle n'y est plus ! dit-il.

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Sans doute, elle n'y est plus, mais elle y a été, répondit celui-ci. Oui, elle est restée là, tandis que j'étais 10 monté près du bonhomme pour le préparer à la visite, car on meurt de joie. La joie, à ce qu'il paraît, ressemble au brandevin: une petite goutte de temps en temps, c'est bien: mais il ne faut pas vider la gourde d'un seul coup. Maintenant ils sont ensemble, bien contents tous les deux; et 15 moi, en les voyant si remplis d'aise, per Bacco ! je me suis senti navré tout à coup. J'ai pensé à vous, signor conte, à vous qui allez demeurer bientôt sans compagnon; et je suis venu pour que vous vous souveniez que Ludovic vous reste, et Picciola aussi. Elle commence à perdre ses feuilles, mais 20 c'est l'effet de la saison: il ne faut pas la mépriser pour cela."

Et il sortit, sans attendre la réponse de Charney.

Celui-ci, non encore remis de sa surprise et de son émotion, cherchait à s'expliquer sa singulière vision; il commençait enfin à penser que la douce image revêtue par 25 Picciola jeune fille pourrait bien n'avoir été autre que celle de Teresa, entrevue par lui naguère à la petite fenêtre grillée, et dont, à son insu, le souvenir était venu se retracer dans ses rêves.

Tandis qu'il se raisonnait ainsi, le murmure de deux 30 voix arriva à son oreille du haut de l'escalier; il entendit glisser sur les marches, à côté des pas bien connus du vieillard, un pas léger, furtif, à peine effleurant la pierre. Bientôt ce bruit régulier cessa tout à coup devant sa porte. Il tressaillit; mais Girhardi seul parut :

"Elle est ici, dit-il, et elle nous attend près de la plante."

Charney le suivit silencieusement, sans avoir la force d'articuler un mot, et le cœur rempli d'une sorte de gêne plutôt que de plaisir.

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Était-ce donc l'embarras de se présenter devant une femme à laquelle il devait tant, et envers laquelle il ne pouvait s'acquitter? Se souvenait-il de quelle façon, le matin même, il avait accueilli son sourire et son salut? 5 Alors que la séparation approchait, sentait-il faillir son courage et sa résignation?

Quoi qu'il en soit de ces causes, et de bien d'autres peutêtre, quand il se présenta devant elle, à ses manières, à son langage, nul n'eût pu reconnaître le brillant comte de 10 Charney: l'aisance de l'homme du monde, la fermeté du philosophe, avaient fait place à un balbutiement, à une gaucherie auxquels Teresa dut sans doute l'apparence de froideur et de circonspection dont elle revêtit ses réponses et son maintien.

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Malgré tous les soins que Girhardi se donna pour mettre en rapport l'un vis-à-vis de l'autre sa fille et son ami, l'entretien ne roula d'abord que sur des lieux communs d'espérance et de consolation pour l'avenir. Revenu de son premier trouble, Charney sur les traits si calmes de la 20 Turinaise ne vit qu'indifférence, et se persuada facilement que, dans ses services rendus, elle n'avait fait qu'obéir à son caractère aventureux ou aux ordres de son père.

Alors, il en vint à regretter presque de l'avoir vue. Retrouverait-il encore, en reprenant ses anciens rêves, tout 25 ce charme d'autrefois?

Ils étaient assis tous trois sur le banc; Charney refroidi par ses tristes réflexions, et Girhardi en contemplation devant sa fille. Dans un mouvement que fit Teresa vers son père, un large médaillon, suspendu à son cou et caché 30 sous un pli de sa robe, s'en échappa. Le comte y put voir, d'un côté, les cheveux blancs du vieillard, de l'autre, une fleur desséchée, précieusement conservée entre la soie et le cristal. C'était la fleur que lui-même lui avait envoyée par Ludovic.

Quoi! cette fleur, elle l'avait gardée, conservée, placée 35 précieusement près des cheveux de son père qu'elle adorait? La fleur de Picciola ne brillait plus sur le front de la jeune fille: elle reposait sur son cœur!

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Cette vue avait changé toutes les dispositions de Charney.

Il se reprenait à examiner de nouveau Teresa, comme si

elle venait de se métamorphoser devant lui, et qu'il dût découvrir en elle ce qui ne s'y était pas encore montré. En effet, le visage de celle-ci, tourné vers le vieillard, s'éclairait d'une double expression de tendresse et de sérénité: elle était belle alors comme les vierges de Raphaël sont belles, 5 comme sont belles les âmes aimantes et pures! Le comte suivait lentement du regard ce profil gracieux et animé sur lequel s'harmoniaient si bien la douceur et la force, l'énergie et la timidité. Depuis si longtemps il n'avait pu contempler une face humaine aussi resplendissante de l'éclat de la 10 jeunesse, de la beauté, de la vertu! Il s'enivrait de ce spectacle, et ses yeux revenaient ardemment se fixer sur le médaillon.

"Vous n'avez donc pas dédaigné mon humble présent?" murmura-t-il.

15 Et si bas qu'il l'eût murmuré, Teresa se redressa avec vivacité vers lui; son premier mouvement fut de remettre le bijou en place; mais, à son tour, elle examinait le changement survenu sur les traits du comte, et tous deux rougirent en même temps.

"Qu'as-tu, mon enfant? demanda Girhardi, s'étonnant de son trouble.

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Rien; et, aussitôt, comme si elle eût rougi devant elle-même de renier un sentiment pur et honorable: C'est ce médaillon....Tenez, mon père, ce sont vos cheveux. 25 Puis se tournant vers Charney: Voyez, monsieur, voici la fleur que j'ai reçue de votre part, et que je garde...que je garderai toujours!"

Il y avait dans ses paroles, dans le son de sa voix, dans cet instinct de la pudeur, qui lui inspirait de s'adresser dans 30 son explication aussi bien à son père qu'à l'étranger, tant de franchise et de modestie à la fois, une expression si tendre et si chaste, que le comte en ressentit un ravissement tel qu'il n'en avait jamais éprouvé de pareil.

Le reste de la journée s'écoula ensuite pour eux dans les 35 épanchements et les effusions d'une amitié qui semblait s'accroître de minute en minute. A part l'attraction secrète qui nous rapproche les uns des autres, l'intimité marche toujours en raison de la mesure de temps que nous avons à donner à nos affections nouvelles.

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Charney et Teresa ne s'étaient jamais parlé avant ce jour; mais ils avaient tant pensé l'un à l'autre, et si peu d'heures leur restaient peut-être! Aussi, quand Charney, par une considération purement d'étiquette et de savoir5 vivre, fit un mouvement pour se retirer, voulant, disait-il, après une si longue absence, laisser le père et la fille tout entiers au bonheur de se revoir :

"Vous nous quittez! s'écria Teresa, le retenant d'un regard, tandis que Girhardi l'arrêtait d'un geste. Êtes-vous 10 donc un étranger pour mon père..... et pour moi?” ajouta-telle avec un ton charmant de reproche.

Pour mieux lui faire comprendre combien sa présence la gênait peu, elle se mit à détailler tout ce qu'elle avait fait depuis sa sortie de Fénestrelle, et les moyens employés par 15 elle pour réunir les deux captifs. Son récit achevé, elle adjura le comte de commencer le sien, de dire l'emploi de ses journées et ses occupations près de Picciola.

Celui-ci dut donc entamer l'histoire des premiers temps de sa prison, ses ennuis et ses travaux manuels, ses décou20 pures, ses ciselures sur bois, puis la bienvenue de sa plante, son développement progressif, sujet de tant de douces surprises; et Teresa, d'un air curieux et enjoué, le pressait de questions sur chacune de ses découvertes.

Placé entre les deux interlocuteurs, Girhardi, tenant 25 d'une main la main de la fille qui lui était rendue, de l'autre celle de l'ami qu'il allait quitter, les écoutait, les regardait tour à tour avec un sentiment mélangé de joie et de tristesse. Mais, parfois, les mains du vieillard se rapprochaient l'une de l'autre, et aussi, par le même mouvement, celles de 30 Charney et de Teresa. Alors les deux jeunes gens, émus, embarrassés, s'animaient du regard et se taisaient de la voix. Enfin la jeune fille, sans nulle apparence de pruderie ou d'affectation, dégagea doucement sa main, et, la posant sur l'épaule de son père, y appuyant nonchalamment 35 sa tête, dans une attrayante posture, tourna, en souriant, les yeux vers Charney, pour l'engager à continuer.

Enhardi, entraîné par tant de grâce et d'abandon, celuici en vint jusqu'à raconter ses rêves auprès de sa plante. Je l'ai dit, c'étaient là les grands événements de sa vie 40 durant sa solitude. Il parla de cette jeune fille naïve et

séduisante, dans laquelle Picciola se montrait personnifiée, et tandis qu'avec chaleur, avec transport, il en esquissait le portrait, la figure de Teresa se dépouillait graduellement de son sourire, et sa poitrine se gonflait en l'écoutant.

Le narrateur se garda bien de nommer le vrai modèle 5 de cette douce image; mais, achevant l'histoire et les malheurs de sa plante, quand il rappela l'instant où, par ordre du commandant, Picciola mourante allait être arrachée de terre sous ses yeux:

"Pauvre Picciola! s'écria Teresa attendrie; oh! tu 10 m'appartiens aussi à moi, chère petite! car j'ai contribué à ta délivrance."

Et Charney, transporté de joie, la remercia dans son cœur de cette adoption qui venait d'établir une sainte communauté entre elle et lui.

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X.

Certes, Charney eût pour toujours, et bien volontairement, renoncé à la liberté, à la fortune, au monde, si ses jours avaient dû s'écouler ainsi dans une prison, entre Teresa et son père. Cette jeune fille, il l'aimait comme il n'avait jamais aimé. Ce sentiment, jusqu'alors étranger 20 à son âme, venait d'y pénétrer, à la fois violent et doux, amer et onctueux, tel qu'un fruit acide qui parfume la bouche en l'irritant. Il se révélait à lui par les angoisses d'une joie inconnue, par des élancements de tendresse qui étreignaient tout ensemble Dieu et les hommes et la nature 25 entière. Il croyait sentir sa tête, son cœur, sa poitrine, se détendre, s'élargir, pour contenir les espérances, les projets, les ravissements qui lui arrivaient en foule.

Le lendemain, tous trois se tenaient encore dans le préau, près de la plante; les deux amis sur le banc, Teresa 30 leur faisant face, sur une chaise que Ludovic avait eu la précaution de descendre.

Elle avait apporté quelque ouvrage de femme, une broderie, et, l'enjouement sur les traits, la figure colorée d'une teinte de bien-être et de satisfaction, suivant de la tête 35 le mouvement de son aiguille, levant les yeux en même

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