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mais vive et forte encore, et prête à s'épanouir devant le soleil qui allait cicatriser ses blessures.

"Le hasard est-il donc intelligent? s'écriait Charney; faut-il spiritualiser la matière ou matérialiser l'esprit ?"

Et il ne cessait d'interroger sa muette interlocutrice ; il aimait à la voir croître, à la suivre dans ses graduelles métamorphoses.

Un jour, après qu'il l'eut contemplée longtemps, il se surprit à rêver près d'elle, et ses rêveries avaient une dou10 ceur inaccoutumée, et il se sentait heureux de les prolonger en marchant à grands pas dans sa cour. Puis, relevant la tête, il aperçut à la fenêtre grillée du grand mur l'attrapeur de mouches, qui semblait l'observer. Il rougit d'abord, comme si l'autre eût pu deviner sa pensée, et il lui sourit ensuite; il ne le méprisait plus. En avait-il le droit? Ne venait-il pas, lui aussi, d'absorber son esprit dans la contemplation d'une des créations infimes de la nature?

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“Qui sait, se disait-il, si cet Italien n'a pas découvert 20 dans une mouche autant de choses dignes d'être étudiées, que moi dans ma plante?

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En rentrant dans sa chambre, ce qui d'abord frappa sa vue, ce fut cette sentence fataliste, inscrite par lui sur le mur deux mois auparavant :

Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création.
Prenant un charbon, il écrivit au-dessous :
PEUT-ÊTRE !

IV.

Charney ne crayonnait plus sur son mur, il ne sculptait plus sur sa table que des tiges naissantes protégées par leurs 30 cotylédons, que des feuilles avec leurs découpures et leurs nervures saillantes. Il passait la plus grande partie de ses heures de promenade devant sa plante, à l'examiner, à l'étudier dans ses développements, et, rentré dans sa chambre, souvent, à travers ses barreaux, il la contemplait en35 core.

C'était là maintenant l'occupation favorite, le jouet, la marotte du prisonnier. S'en fatiguera-t-il aussi facilement que des autres ?

Un matin, de sa fenêtre, il vit le geôlier, traversant sa cour d'un pas rapide, passer si près d'elle qu'il semblait 5 l'avoir dû briser de son pied.

Le frisson lui en prit.

Quand Ludovic, à l'heure du déjeuner, viendra lui apporter sa pitance, il lui recommandera d'épargner l'unique ornement de sa promenade; rien ne lui paraît plus simple, 10 et un refus de la part du geôlier est impossible. Cependant la chaussure ferrée de Ludovic retentit sur le pavé de sa cour, puis sur les marches de son escalier; il ne sait plus trop comment formuler cette demande, qui d'abord lui a paru si facile à faire. L'hésitation et le doute s'emparent 15 de son esprit.

Peut-être le régime de propreté de la prison exige-t-il qu'on débarrasse la cour de cette végétation parasite: si c'est une faveur qu'il va implorer, possède-t-il aujourd'hui de quoi la payer ce que lui-même l'estime? Ce Ludovic l'a si 20 fort rançonné sur tous les objets que la geôle se réserve le droit de fournir aux prisonniers !...D'ailleurs, Charney a jusque-là rarement adressé la parole à cet homme, dont les manières et le caractère sordide lui répugnent; il le trouvera peu disposé à lui être agréable. Puis, sa fierté souffre de se 25 montrer par ses goûts sur la même ligne, à peu de chose près, que l'attrapeur de mouches, pour lequel il a si haut témoigné de son mépris. Enfin, il craint un refus net, insolent, tranché; car l'inférieur à qui sa position donne momentanément le droit d'admettre ou de refuser, use pres- 30 que toujours de son pouvoir avec rudesse : il ne sait pas que l'indulgence est un acte de force.

Pareil refus eût à la fois blessé le noble prisonnier dans ses espérances et dans son orgueil.

Ce ne fut donc qu'avec une foule de précautions ora- 35 toires, et en s'étayant de la connaissance philosophique qu'il avait des faiblesses humaines, que Charney entama son discours, logiquement disposé pour arriver à son but sans compromettre son amour-propre, ou plutôt sa vanité.

Il commença par adresser la parole au geôlier en italien : 40

C. P.

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Il

c'était réveiller ses souvenirs d'enfance et de nationalité. lui parla de son fils, de son jeune Antonio: il savait faire vibrer sa fibre sensible, et le forcer de lui prêter attention; ensuite, tirant de son riche nécessaire une petite timbale 5 de vermeil, il le chargea de la donner de sa part à l'enfant. Ludovic fronça le sourcil, et refusa.

Charney, quoique un peu décontenancé, ne se tint pas pour battu. Il insista, et par une adroite transition: "Je sais, lui dit-il, qu'un hochet, quelque image coloriée ou des to fleurs, lui conviendraient peut-être mieux; eh bien, vous pouvez échanger cette timbale, citoyen Ludovic, contre un jouet plus à son goût."

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Il lança alors un: Mais à propos de fleurs! qui le fit

entrer en matière.

Ainsi, l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs d'enfance, l'intérêt personnel, ces grands mobiles de l'humanité, il avait tout mis en œuvre pour arriver à ses fins. Qu'eût-il fait de plus s'il se fût agi de son propre sort? Jugez s'il aimait déjà sa plante !

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20 Signor conte, lui dit Ludovic quand il eut cessé de parler, gardez votre nacchera indorata; son absence ferait pleurer les autres bijoux de votre jolie cassette; quant à votre giroflée...

Comment, une giroflée! c'est une giroflée! s'écria 25 Charney, sottement désappointé d'avoir entouré de tant de soins une fleur aussi vulgaire,

-Sac à papious! je n'en sais rien, signor conte. A mes yeux, toutes les plantes sont plus ou moins des giroflées; je ne m'y connais pas. Mais puisqu'il est question de celle-ci, 30 vous vous y êtes pris un peu tard pour la recommander à ma miséricorde. Dès longtemps, si je ne m'étais pas aperçu du tendre intérêt que vous lui portez, j'aurais mis la botte dessus, sans nulle intention de nuire ni à vous ni à la belle. -Oh! cet 'intérêt, dit Charney un peu confus, n'a 35 rien que de très-simple...

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Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit son interlocuteur, en cherchant à cligner de l'œil d'un air entendu : ne faut-il pas une occupation aux hommes ? ils ont besoin de s'attacher à quelqu'un ou à quelque chose, et les prisonniers 40 n'ont pas le choix. Tenez, signor conte, nous avons de nos

pensionnaires qui sans doute autrefois étaient de gros personnages, de fines cervelles (car ce n'est pas le fretin qu'on amène ici); eh bien ! aujourd'hui, ils s'amusent et s'occupent à peu de frais, je vous jure. L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre, ajouta-t-il avec un nouveau cligne- 5 ment d'yeux qu'il essaya de rendre plus significatif encore que le premier, l'autre trace, à grand renfort de canif et de couteau, des images sur sa table de sapin, sans songer que je suis responsable du mobilier de l'endroit."

Le comte voulut prendre la parole, il ne lui en laissa pas 10 le temps.

"Ceux-ci élèvent des serins et des chardonnerets, ceuxlà de petites souris blanches. Moi, je respecte leurs goûts, et à tel point que j'avais un chat superbe, énorme, à longs poils blancs, angora; il sautait et gambadait avec toutes les 15 gentillesses possibles, et, quand il faisait son somme, on eût dit un manchon qui dormait; ma femme en était folle, moi j'en étais un peu bête aussi : cependant je l'ai donné, je m'en suis débarrassé, oui, car ce petit gibier-là le tentait, et le plus beau matou du monde ne vaut pas la souris d'un 20 captif!

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C'est très-bien à vous, monsieur Ludovic, lui répondit Charney, se sentant mal à l'aise de ce qu'on pouvait lui supposer le goût de semblables puérilités; mais cette plante est pour moi mieux qu'une distraction.

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Qu'importe si elle vous rappelle seulement la verdure de l'arbre sous lequel votre mère vous a bercé dans votre enfance, elle peut ombrager la moitié de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle pas; j'ai l'œil fermé de ce côtélà. Qu'elle devienne arbre et puisse vous servir à escalader 30 le mur, ce sera autre chose! mais nous avons le temps d'y songer, n'est-ce pas ? ajouta-t-il en riant d'un gros rire; non que je ne vous souhaite de tout cœur le plein air et la liberté de vos jambes; seulement ça doit arriver à son temps, d'après la règle, avec la permission des chefs. Sans quoi, si vous 35 cherchiez à jouir de la promenade trop vite...tonnerre! je ferais tirer sur vous par la sentinelle, sans plus de pitié que sur un lapin: c'est l'ordre. Mais toucher à une des feuilles de votre giroflée! oh! non, non! mettre le pied dessus! jamais! J'ai toujours regardé comme un profond scélérat 40

cet homme, indigne d'être geôlier, qui, méchamment, écrasa l'araignée du pauvre prisonnier. C'est là une vilaine action, c'est là un crime."

Charney s'étonnait de trouver tant de sensibilité dans son 5 gardien; mais, par cela même qu'il commençait à l'estimer un peu plus, sa vanité s'obstinait à motiver par des raisons de quelque valeur l'intérêt qu'il portait à la plante.

"Cher monsieur Ludovic, lui dit-il, merci de vos bons procédés. Oui, je l'avoue, cette plante est pour moi la source 10 d'une foule d'observations...philosophiques, pleines d'intérêt. J'aime à l'étudier dans ses phénomènes physiologiques."

Et, comme il vit le geôlier témoigner par un signe de tête qu'il l'écoutait sans le comprendre, il ajouta: "De plus, l'espèce à laquelle elle appartient possède des vertus mé15 dicinales très-favorables dans certaines indispositions assez graves auxquelles je suis sujet !"

Il mentait; mais il lui en aurait trop coûté de se montrer descendu jusqu'aux bizarres puérilités des prisons, devant cet homme qui venait en partie de se relever à ses yeux, le seul 20 être qui l'approchât, et en qui, pour lui, se résumait aujourd'hui le genre humain.

"Eh bien ! si votre plante, signor conte, vous a rendu tant de services, répliqua Ludovic en se disposant à le quitter, vous devriez vous montrer plus reconnaissant envers elle et 25 l'arroser parfois : si je n'avais pris soin, en vous apportant votre provision de liquide, de l'humecter de temps en temps, la povera picciola serait morte de soif. Addio, signor conte. Un instant, mon brave! s'écria Charney, de plus en plus surpris devant cet instinct de délicatesse enfermé dans 30 une étoffe grossière, et presque repentant d'avoir jusqu'alors méconnu Ludovic. Quoi! vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous vous taisiez! Ah! de grâce, acceptez ce faible présent comme un souvenir de ma gratitude. J'espère pouvoir un jour m'acquitter plus dignement envers vous."

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Et il lui présenta de nouveau la timbale de vermeil. Cette fois Ludovic la prit, et, tout en l'examinant avec une sorte de curiosité:

"Vous acquitter de quoi, signor conte? Les plantes ne demandent que de l'eau; on peut leur payer à boire sans se 40 ruiner à la cantine.”

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