Page images
PDF
EPUB

Il

c'était réveiller ses souvenirs d'enfance et de nationalité. lui parla de son fils, de son jeune Antonio: il savait faire vibrer sa fibre sensible, et le forcer de lui prêter attention; ensuite, tirant de son riche nécessaire une petite timbale 5 de vermeil, il le chargea de la donner de sa part à l'enfant. Ludovic fronça le sourcil, et refusa.

Charney, quoique un peu décontenancé, ne se tint pas pour battu. Il insista, et par une adroite transition: "Je sais, lui dit-il, qu'un hochet, quelque image coloriée ou des to fleurs, lui conviendraient peut-être mieux; eh bien, vous pouvez échanger cette timbale, citoyen Ludovic, contre un jouet plus à son goût."

15

Il lança alors un: Mais à propos de fleurs! qui le fit

entrer en matière.

Ainsi, l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs d'enfance, l'intérêt personnel, ces grands mobiles de l'humanité, il avait tout mis en œuvre pour arriver à ses fins. Qu'eût-il fait de plus s'il se fût agi de son propre sort? Jugez s'il aimait déjà sa plante!

66

20 Signor conte, lui dit Ludovic quand il eut cessé de parler, gardez votre nacchera indorata; son absence ferait pleurer les autres bijoux de votre jolie cassette; quant à votre giroflée...

Comment, une giroflée! c'est une giroflée! s'écria 25 Charney, sottement désappointé d'avoir entouré de tant de soins une fleur aussi vulgaire.

-Sac à papious! je n'en sais rien, signor conte. A mes yeux, toutes les plantes sont plus ou moins des giroflées; je ne m'y connais pas. Mais puisqu'il est question de celle-ci, 30 vous vous y êtes pris un peu tard pour la recommander à ma miséricorde. Dès longtemps, si je ne m'étais pas aperçu du tendre intérêt que vous lui portez, j'aurais mis la botte dessus, sans nulle intention de nuire ni à vous ni à la belle. Oh! cet 'intérêt, dit Charney un peu confus, n'a 35 rien que de très-simple...

Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit son interlocuteur, en cherchant à cligner de l'œil d'un air entendu : ne faut-il pas une occupation aux hommes ? ils ont besoin de s'attacher à quelqu'un ou à quelque chose, et les prisonniers 40 n'ont pas le choix. Tenez, signor conte, nous avons de nos

à

pensionnaires qui sans doute autrefois étaient de gros personnages, de fines cervelles (car ce n'est pas le fretin qu'on amène ici); eh bien! aujourd'hui, ils s'amusent et s'occupent peu de frais, je vous jure. L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre, ajouta-t-il avec un nouveau cligne- 5 ment d'yeux qu'il essaya de rendre plus significatif encore que le premier, l'autre trace, à grand renfort de canif et de couteau, des images sur sa table de sapin, sans songer que je suis responsable du mobilier de l'endroit."

Le comte voulut prendre la parole, il ne lui en laissa pas 10 le temps.

"Ceux-ci élèvent des serins et des chardonnerets, ceuxlà de petites souris blanches. Moi, je respecte leurs goûts, et à tel point que j'avais un chat superbe, énorme, à longs poils blancs, angora; il sautait et gambadait avec toutes les 15 gentillesses possibles, et, quand il faisait son somme, on eût dit un manchon qui dormait; ma femme en était folle, moi j'en étais un peu bête aussi : cependant je l'ai donné, je m'en suis débarrassé, oui, car ce petit gibier-là le tentait, et le plus beau matou du monde ne vaut pas la souris d'un 20 captif!

- C'est très-bien à vous, monsieur Ludovic, lui répondit Charney, se sentant mal à l'aise de ce qu'on pouvait lui supposer le goût de semblables puérilités; mais cette plante est pour moi mieux qu'une distraction.

25

-Qu'importe ! si elle vous rappelle seulement la verdure de l'arbre sous lequel votre mère vous a bercé dans votre enfance, elle peut ombrager la moitié de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle pas; j'ai l'œil fermé de ce côtélà. Qu'elle devienne arbre et puisse vous servir à escalader 30 le mur, ce sera autre chose! mais nous avons le temps d'y songer, n'est-ce pas ? ajouta-t-il en riant d'un gros rire; non que je ne vous souhaite de tout cœur le plein air et la liberté de vos jambes; seulement ça doit arriver à son temps, d'après la règle, avec la permission des chefs. Sans quoi, si vous 35 cherchiez à jouir de la promenade trop vite...tonnerre ! je ferais tirer sur vous par la sentinelle, sans plus de pitié que sur un lapin: c'est l'ordre. Mais toucher à une des feuilles de votre giroflée! oh! non, non! mettre le pied dessus! jamais! J'ai toujours regardé comme un profond scélérat 40

cet homme, indigne d'être geôlier, qui, méchamment, écrasa l'araignée du pauvre prisonnier. C'est là une vilaine action, c'est là un crime."

Charney s'étonnait de trouver tant de sensibilité dans son 5 gardien; mais, par cela même qu'il commençait à l'estimer un peu plus, sa vanité s'obstinait à motiver par des raisons de quelque valeur l'intérêt qu'il portait à la plante.

"Cher monsieur Ludovic, lui dit-il, merci de vos bons procédés. Oui, je l'avoue, cette plante est pour moi la source 10 d'une foule d'observations...philosophiques, pleines d'intérêt. J'aime à l'étudier dans ses phénomènes physiologiques."

15

Et, comme il vit le geôlier témoigner par un signe de tête qu'il l'écoutait sans le comprendre, il ajouta: "De plus, l'espèce à laquelle elle appartient possède des vertus médicinales très-favorables dans certaines indispositions assez graves auxquelles je suis sujet !"

Il mentait; mais il lui en aurait trop coûté de se montrer descendu jusqu'aux bizarres puérilités des prisons, devant cet homme qui venait en partie de se relever à ses yeux, le seul 20 être qui l'approchât, et en qui, pour lui, se résumait aujourd'hui le genre humain.

[ocr errors]

"Eh bien ! si votre plante, signor conte, vous a rendu tant de services, répliqua Ludovic en se disposant à le quitter, vous devriez vous montrer plus reconnaissant envers elle et 25 l'arroser parfois : si je n'avais pris soin, en vous apportant votre provision de liquide, de l'humecter de temps en temps, la povera picciola serait morte de soif. Addio, signor conte. - Un instant, mon brave! s'écria Charney, de plus en plus surpris devant cet instinct de délicatesse enfermé dans 30 une étoffe grossière, et presque repentant d'avoir jusqu'alors méconnu Ludovic. Quoi! vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous vous taisiez! Ah! de grâce, acceptez ce faible présent comme un souvenir de ma gratitude. J'espère pouvoir un jour m'acquitter plus dignement envers vous."

35

Et il lui présenta de nouveau la timbale de vermeil. Cette fois Ludovic la prit, et, tout en l'examinant avec une sorte de curiosité :

"Vous acquitter de quoi, signor conte? Les plantes ne demandent que de l'eau; on peut leur payer à boire sans se 40 ruiner à la cantine."

Et il alla sur-le-champ remettre la timbale en place dans la cassette.

Le comte fit un pas vers Ludovic et lui tendit la main.

“Oh! non, non, dit celui-ci en reculant d'un air contraint 5 et respectueux: on ne donne la main qu'à son égal ou à son ami!

Eh bien! Ludovic, soyez mon ami!

Non, non, répéta le geôlier, cela ne se peut pas, Eccellenza. Il faut tout prévoir, pour faire toujours, demain 10 comme aujourd'hui, son métier en conscience. Si, étant mon ami, vous cherchiez à nous fausser compagnie, aurais-je encore le courage de crier à la sentinelle: "Tirez !' Non; je suis votre gardien, votre geôlier et divotissimo servo.”

ས.

Après le départ de Ludovic, Charney réfléchit, et songea 15 combien, avec tous ses avantages personnels, il était resté au-dessous de cet homme grossier dans les rapports établis entre eux. Quels misérables subterfuges il avait entassés pour surprendre le cœur de cet être si simple et si bienveillant! il n'avait pas rougi de descendre jusqu'au mensonge!

20

Qu'il lui savait gré des soins secrets prodigués à sa plante! Quoi! ce geôlier, supposé capable d'un refus quand il ne s'agissait que de s'abstenir d'une méchante action, il l'a prévenu dans ses vœux ! il l'a épié, non pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser dans ses plaisirs; 25 et son désintéressement a forcé le noble comte de se reconnaître son obligé !

L'heure de la promenade arrivée, il n'oublie pas cette fois de partager avec sa plante la portion d'eau qui lui est nécessaire. Non content de l'arroser, il veille à la débar- 30 rasser de la poussière qui ternit ses feuilles et de la vermine qui les attaque.

Et, tout en s'occupant de cette besogne, il songe à Ludovic, il se sent désireux de le mieux connaître, de pouvoir trouver une explication aux singuliers contrastes que présente 35

ΙΟ

15

le caractère de cet homme à la fois rude et bon, impitoyable et sensible, avare et désintéressé.

Celui que la chute des vieux empires, les migrations des races, les exploits, les conquêtes des Cyrus, des Alexandre et 5 des Gengis-Khan, ont tant préoccupé autrefois, ne demande plus à la grande histoire du monde que l'histoire de son geôlier.

A force de questions, de suppositions et de déductions logiques, voici ce qu'il en apprit par Ludovic lui-même.

Ludovic Ritti, Piémontais, comme l'attrapeur de mouches, était né à Nice, compatriote et contemporain de Masséna. Tous deux, enfants du même quartier, camarades d'école, et même camarades hors de l'école, demeuraient porte à porte.

Seulement, dès leur jeune âge, subissant les conséquences de leurs natures différentes, s'ils jouaient à l'attelage, Ludovic figurait le cheval et Masséna le cocher; s'il fallait dérober des fruits dans le clos du voisin, Ludovic faisait la courte échelle, Masséna escaladait le mur et savait se réserver déjà 20 la part du lion; si l'on allait furtivement braconner dans les bois, Ludovic battait les buissons et Masséna était le chas

seur.

Ainsi les deux compagnons avaient grandi ensemble, vagabondé ensemble, ensemble ils s'étaient engagés soldats 25 au service de la République, et ensemble encore ils avaient pris leurs lettres de naturalisation, non d'après la marche ordinaire, en se faisant déclarer Français, mais en aidant par la conquête à faire déclarer France leur propre pays.

À cette époque, il est vrai, Masséna portait déjà les 30 insignes de général de division, tandis que Ludovic conservait toujours ses premières épaulettes de laine: c'est que l'un avait été créé pour la domination et le commandement, l'autre pour l'obéissance.

Oui, l'obéissance passive, complète, aveugle, se montrait 35 dans Ludovic comme une seconde nature, comme un type originel. C'était un Russe, une simple machine de guerre, gravitant sous la main qui la faisait mouvoir. L'ordre du chef lui semblait l'ordre de Dieu lui-même; son geste se réglait si bien sur le commandement, que, au plus fort de la 40 mêlée, même se sentant le pistolet d'un ennemi sur la poi

« PreviousContinue »