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Et il alla sur-le-champ remettre la timbale en place dans la cassette.

Le comte fit un pas vers Ludovic et lui tendit la main.

"Oh! non, non, dit celui-ci en reculant d'un air contraint 5 et respectueux: on ne donne la main qu'à son égal ou à son ami!

Eh bien! Ludovic, soyez mon ami!

Non, non, répéta le geôlier, cela ne se peut pas, Eccellenza. Il faut tout prévoir, pour faire toujours, demain 10 comme aujourd'hui, son métier en conscience. Si, étant mon ami, vous cherchiez à nous fausser compagnie, aurais-je encore le courage de crier à la sentinelle: "Tirez !' suis votre gardien, votre geôlier et divotissimo servo."

Non; je

V.

Après le départ de Ludovic, Charney réfléchit, et songea 15 combien, avec tous ses avantages personnels, il était resté au-dessous de cet homme grossier dans les rapports établis entre eux. Quels misérables subterfuges il avait entassés pour surprendre le cœur de cet être si simple et si bienveillant! il n'avait pas rougi de descendre jusqu'au mensonge!

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Qu'il lui savait gré des soins secrets prodigués à sa plante! Quoi! ce geôlier, supposé capable d'un refus quand il ne s'agissait que de s'abstenir d'une méchante action, il l'a prévenu dans ses vœux ! il l'a épié, non pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser dans ses plaisirs; 25 et son désintéressement a forcé le noble comte de se reconnaître son obligé !

L'heure de la promenade arrivée, il n'oublie pas cette fois de partager avec sa plante la portion d'eau qui lui est nécessaire. Non content de l'arroser, il veille à la débar- 30 rasser de la poussière qui ternit ses feuilles et de la vermine qui les attaque.

Et, tout en s'occupant de cette besogne, il songe à Ludovic, il se sent désireux de le mieux connaître, de pouvoir trouver une explication aux singuliers contrastes que présente 35

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le caractère de cet homme à la fois rude et bon, impitoyable et sensible, avare et désintéressé.

Celui que la chute des vieux empires, les migrations des races, les exploits, les conquêtes des Cyrus, des Alexandre et 5 des Gengis-Khan, ont tant préoccupé autrefois, ne demande plus à la grande histoire du monde que l'histoire de son geôlier.

A force de questions, de suppositions et de déductions logiques, voici ce qu'il en apprit par Ludovic lui-même.

Ludovic Ritti, Piémontais, comme l'attrapeur de mouches, était né à Nice, compatriote et contemporain de Masséna. Tous deux, enfants du même quartier, camarades d'école, et même camarades hors de l'école, demeuraient porte à porte.

Seulement, dès leur jeune âge, subissant les conséquences de leurs natures différentes, s'ils jouaient à l'attelage, Ludovic figurait le cheval et Masséna le cocher; s'il fallait dérober des fruits dans le clos du voisin, Ludovic faisait la courte échelle, Masséna escaladait le mur et savait se réserver déjà 20 la part du lion; si l'on allait furtivement braconner dans les bois, Ludovic battait les buissons et Masséna était le chas

seur.

Ainsi les deux compagnons avaient grandi ensemble, vagabondé ensemble, ensemble ils s'étaient engagés soldats 25 au service de la République, et ensemble encore ils avaient pris leurs lettres de naturalisation, non d'après la marche ordinaire, en se faisant déclarer Français, mais en aidant par la conquête à faire déclarer France leur propre pays.

A cette époque, il est vrai, Masséna portait déjà les 30 insignes de général de division, tandis que Ludovic conservait toujours ses premières épaulettes de laine: c'est que l'un avait été créé pour la domination et le commandement, l'autre pour l'obéissance.

Oui, l'obéissance passive, complète, aveugle, se montrait 35 dans Ludovic comme une seconde nature, comme un type originel. C'était un Russe, une simple machine de guerre, gravitant sous la main qui la faisait mouvoir. L'ordre du chef lui semblait l'ordre de Dieu lui-même; son geste se réglait si bien sur le commandement, que, au plus fort de la 40 mêlée, même se sentant le pistolet d'un ennemi sur la poi

trine, il serait resté le sabre en l'air, sans frapper, si un signe évident lui eût annoncé la fin des hostilités.

Quoique brave et très-brave, jamais Ludovic ne se serait laissé emporter par son ardeur et n'aurait rompu les rangs d'une semelle, ni en arrière, ni en avant. Durant ses cam- 5 pagnes, s'il ne s'était point signalé par une grande action d'éclat, c'est qu'on ne la lui avait pas ordonnée.

Au lieu de sa ration de brandevin, son sergent lui eût présenté un verre d'encre à boire, en lui disant: "C'est l'ordre!" qu'il l'eût avalé sans sourciller.

Dans la terrible année 1795, au milieu des neiges des Alpes, lorsque lui et ses compagnons marchaient les pieds. nus et le ventre vide, quelques murmures s'élevaient-ils dans les rangs "Puisque c'est l'ordre!" disait tranquillement Ludovic.

Blessé à Marengo, légèrement écloppé par l'effet d'une balle qui s'était logée dans les chairs de sa cuisse, Ludovic dut forcément se retirer du service.

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Grand alors fut son embarras. Il n'avait obtenu de ses campagnes et de son séjour en Allemagne, en Italie et dans 20 les diverses parties de la France, qu'une merveilleuse facilité à jurer dans quatre ou cinq idiomes différents.

Retourné à Nice, dans sa ville natale, condamné à la vie sédentaire, livré à lui-même, ne recevant plus d'impulsion étrangère, il n'avait su d'abord comment coordonner ses 25 mouvements et quelle règle imposer à sa conduite.

Sa seule distraction, son seul plaisir, son seul bonheur, était d'aller voir parader la garnison et de marcher encore au pas, en suivant la garde montante ou de la garde descendante.

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Il rentrait exactement tous les soirs se coucher lorsqu'il entendait battre la retraite; mais pour le réveil, mais pour les repas, le tambour ne résonnait plus à son intention; mais pour les actes ordinaires de la vie, nul n'était là lui criant: 'À droite! à gauche! en avant!" Et que faire d'une ex- 35 istence qu'il fallait diriger soi-même, dont il fallait se donner tout le tracas? Il avait besoin d'un chef, quel qu'il fût; d'une autorité qui le fît agir. L'obéissance est si douce aux esprits paresseux! Puis l'habitude en fait une nécessité.

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Résolu à sortir de cette situation intolérable, Ludovic prit une grande résolution.

Il se maria.

Dans son ménage, il apporta cette obéissance passive qui l'avait surtout distingué à l'armée. Comme si tous les bonheurs lui dussent arriver à la fois, grâce à la protection de son ancien camarade Masséna la geôle de Fénestrelle, devenue vacante, lui fut adjugée. Il eut alors deux chefs au lieu d'un, sa femme et son commandant.

Sa femme, plus jeune que lui, passait, malgré un goître énorme, pour une assez jolie fille quand il l'épousa; mais d'un caractère acariâtre, d'une avarice sordide, elle avait forcé son mari, naturellement désintéressé, à rançonner les prisonniers selon le droit prétendu de la geôle. Du reste, malgré 15 tous les vouloirs de sa femme, il n'eût point accepté d'eux, hors de ses fonctions de fournisseur, le plus léger cadeau ; cela ne regardait que lui; puis, d'ailleurs, c'était l'ordre.

Il y a donc en Ludovic trois nuances tranchées, que lui impriment tour à tour son commandant, sa femme et son 20 propre instinct. Impitoyable quand il s'agit du régime disciplinaire de la citadelle, voilà pour son commandant; avide avec les prisonniers, voilà pour sa femme; mais bon homme, sensible, généreux, compatissant, lorsque le commandant ou la dame du logis ne soufflent pas sur son cœur pour le faire 25 tourner à la dureté ou à l'avarice, voilà pour lui.

Si on veut de Ludovic Ritti un portrait plus complet, il avait quarante ans, le teint brun, la barbe épaisse, les épaules larges, la taille moyenne et forte. Figurez-vous le voir traversant d'un pas un peu hasardé les cours de la citadelle, 30 fumant une pipe courte et noire, lâchant fréquemment un juron français, provençal, italien ou allemand, affectant un léger clignement de l'œil lorsqu'il veut se donner un air malicieux, s'égayant facilement au nom de son fils Antonio ou à l'idée d'une bonne action, et vous saurez de lui tout ce 35 qu'en put apprendre Charney lui-même, plus peut-être qu'il n'était nécessaire d'en savoir.

VI.

Un des jours suivants, à l'heure voulue, Charney était à son poste, près de sa plante, quand un gros nuage, suspendu comme un dome grisâtre et flottant sur les hautes tourelles de la forteresse, obscurcit le ciel. De larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Rebroussant chemin, il songeait 5 à se mettre à couvert en rentrant, mais des grêlons, mêlés à la pluie, rebondirent tout à coup sur le pavé du préau. La povera, tournoyant sous l'orage, les branches échevelées, semblait près d'être arrachée du sol: ses feuilles humectées, froissées les unes contre les autres, frémissantes sous les 10 secousses du vent, faisaient entendre comme des murmures plaintifs et des cris de détresse.

Charney chercha avidement autour de lui un objet capable de garantir sa plante; il ne le trouva pas: les grêlons tombaient plus forts, plus nombreux, et menaçaient de 15 la briser. Il trembla pour sa plante, pour sa plante qu'il avait vue naguère si bien résister à la violence des vents et de la grêle; mais il l'aimait déjà trop pour risquer de lui faire courir un danger en essayant d'avoir raison contre elle.

Prenant alors une résolution digne d'un amant, digne 20 d'un père, il se rapproche, il se place devant son élève, comme un mur interposé entre elle et le vent; il se courbe sur sa pupille, lui servant ainsi de bouclier contre le choc de la grêle; et là, immobile, haletant, battu par l'orage dont il la garantit, l'abritant de ses mains, de son corps, de son 25 amour, il attend que le nuage ait passé.

Il passa. Cependant si un semblable danger se renouvelait, quand lui, son protecteur, se trouverait retenu sous les verrous?... Autre danger! la femme de Ludovic, suivie d'un gros chien de garde, vient parfois visiter la cour. Ce chien, 30 en se jouant, ne peut-il d'un coup de dent ou d'un coup de patte briser la joie du philosophe?... Rendu plus prévoyant par l'expérience, Charney consacre le reste du jour à méditer un plan; le lendemain il en prépare l'exécution.

Sa mince portion de bois lui suffit à peine dans ce climat 35 de transition, où, même en plein été, les nuits et les matinées

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