Page images
PDF
EPUB

sa vie d'imagination, complément de l'autre, et sans laquelle l'homme ne jouit qu'à moitié des bienfaits du Créateur.

Maintenant, son temps se partage entre Picciola plante et Picciola jeune fille. Après le raisonnement et le travail, il a le plaisir et l'amour.

5

XI.

Poursuivant ses expériences investigatrices sur la floraison, Charney s'extasiait de plus en plus chaque jour devant les prodiges réguliers de la nature. Mais ses yeux étaient inhabiles à pénétrer jusqu'à certains mystères insaisissables à sa vue. Il s'irritait de son impuissance, lorsque Ludovic 10 lui remit, de la part de son voisin le conspirateur, une forte lentille de verre à l'aide de laquelle celui-ci avait pu nombrer huit mille facettes oculaires sur la cornée d'une mouche. Charney tressaillit de joie.

Grâce à cet instrument, les parties les moins perceptibles 15 de la plante saillirent tout à coup à ses regards, en centuplant leur volume ordinaire. Alors il marcha ou crut marcher à grands pas dans la route des découvertes !

Il a détaillé, analysé l'enveloppe externe de sa fleur: il a compris que ces brillantes couleurs des pétales, leur forme, 20 leurs taches de pourpre, ces bandes de velours ou de satin moiré qui en garnissent la base ou en festonnent le contour, n'étaient pas là seulement pour récréer la vue par le spectacle de leur beauté, mais aussi pour diviser ou réfléchir les rayons du soleil, atténuer leur force ou l'augmenter, selon 25 le besoin qu'en avait la fleur accomplissant le grand acte de la fructification.

Ces plaques luisantes et vernissées, avec leur éclat de porcelaine, ce sont sans doute des amas glanduleux de vaisseaux absorbants, chargés d'aspirer l'air, la lumière et les 30 vapeurs humides, pour la nourriture des graines: car sans lumière, pas de couleur; sans air et sans chaleur, pas de vie! Humidité, chaleur, lumière, voilà donc de quoi se composent les végétaux, ces merveilles de la terre, et voilà aussi ce qu'ils doivent lui restituer lorsqu'ils meurent.

35

5

A son insu, souvent, durant ses heures d'étude et d'extase, Charney avait deux spectateurs attentifs qui épiaient tous ses mouvements et, par sympathie, prenaient part à ses émotions: Girhardi et sa fille.

Celle-ci, élevée par un père profondément religieux, vivant d'une vie contemplative et solitaire, présentait une de ces natures formées de toutes les saintes exaltations réunies. Avec sa beauté, ses vertus, les grâces de son esprit et de sa personne, elle n'avait pu manquer d'adorateurs ; Io douée d'une sensibilité profonde et expansive, elle semblait plus qu'une autre devoir connaître les affections tendres; mais si quelques légers penchants ont autrefois, au milieu des fêtes de Turin, troublé un instant la sérénité de son âme, la captivité de son père les a tout d'abord absorbés dans une 15 grande douleur.

Aujourd'hui, pourrait-elle aimer celui-là qui s'offrirait à ses regards avec l'éclat du bonheur, elle qui, dans son double culte filial et religieux, voit son Dieu sur la croix et son père en prison? Non que la jolie Turinoise s'abandonne facile20 ment à la tristesse et à la mélancolie! Tous ses devoirs lui sont doux, tous ses sacrifices lui laissent une joie au cœur; mais est-ce donc près des heureux du monde qu'elle peut se plaire! Là où elle va sécher une larme et réveiller un sourire, là est sa place, là son orgueil, là son triomphe! 25 Cette tâche si belle, c'est près d'un seul qu'elle la remplit à Fénestrelle.

Depuis qu'elle a vu Charney, elle s'est sentie prise à la fois pour lui d'intérêt et de compassion. Il est captif comme son père et près de son père! Il n'a plus à aimer 30 dans le monde qu'une pauvre plante, et il l'aime tant!

Certes, la figure du prisonnier, son front noble, sa taille élégante, aident un peu à la pitié de la jeune fille; cependant si elle l'avait connu au temps de sa fortune, dans ce temps où de faux dehors de bonheur l'environnaient, non, elle ne 35 l'eût point distingué des autres. Ce qui la charme en lui, c'est son isolement, son désastre, sa résignation. Elle lui a voué d'instinct son amitié, son estime même; car, dans son ignorance des choses, elle a mis le malheur au nombre des vertus.

40

L'excellente jolie fille, aussi hardie devant une bonne

action à faire que timide devant un regard à affronter, trop oublieuse peut-être du danger, sans cesse encourage, aiguillonne son père dans ses bonnes intentions vis-à-vis de Charney.

Un jour enfin Girhardi, se montrant à sa fenêtre, ne se 5 contente pas de saluer le comte de la main, selon son habitude; il lui fait signe d'approcher le plus possible, et, modérant les éclats de sa voix, comme dans une grande appréhension d'être entendu d'un autre, il entame avec lui le dialogue suivant:

"J'ai peut-être une bonne nouvelle à vous donner,

monsieur.

Et moi, monsieur, j'ai des remercîments à vous faire pour ce microscope que vous avez daigné me prêter.

ΙΟ

—Je n'ai même pas eu le mérite de l'idée; c'est ma fille 15 qui m'y a fait songer.

Vous avez une fille, monsieur, et l'on vous accorde la faveur de la voir?

-Oui, je suis père, et j'en rends grâces à Dieu chaque jour. Ma pauvre enfant a pris un grand intérêt à vous, cher 20 monsieur, lorsque vous étiez malade, et, depuis, en vous voyant prodiguer tant de soins à votre fleur. Vous-même, ne l'avez-vous donc pas aperçue parfois à cette grille?

En effet...je crois....

Mais en vous parlant de ma fille, j'oublie de vous faire 25 part de la grande nouvelle. L'empereur va se rendre à Milan, où il doit être sacré roi d'Italie.

Roi d'Italie! eh bien! alors, monsieur, il sera plus que jamais votre maître et le mien. Quant au microscope, poursuivit Charney, que la grande nouvelle n'avait que fort 30 peu distrait de son idée première, et qui n'y soupçonnait pas une suite, vous vous en êtes longtemps privé en ma faveur.... Pardon, peut-être en aurai-je besoin encore pour de prochaines expériences; cependant je vous le rendrai...bientôt....

-Je puis m'en passer, j'en ai d'autres, répliqua avec 35 bienveillance l'attrapeur de mouches, devinant au son de voix de son interlocuteur combien il lui en coûterait de se séparer de cet instrument; gardez-le, monsieur, gardez-le en souvenir d'un compagnon de captivité qui vous porte, veuillez le croire, un vif intérêt.”

40

5

ΙΟ

Charney voulut témoigner de sa gratitude à l'homme généreux; celui-ci l'interrompit :

"Mais laissez-moi donc achever ce qu'il me reste à vous apprendre."

Et, baissant de plus en plus la voix :

"On assure que des grâces doivent être accordées au sujet de cette autre couronne du nouvel empereur. Avezvous des amis à Turin ou à Milan? Y a-t-il moyen de les faire agir?"

L'interpellé hocha tristement la tête.

"Je n'ai point d'amis, dit-il.

Pas d'amis? répéta le vieillard avec un regard plein de commisération. Avez-vous douté des hommes ? L'amitié ne manque pas à ceux-là qui croient en elle. Eh bien! j'ai 15 des amis, moi, des amis que l'adversité même n'a pas ébranlés; ils pourront peut-être pour vous ce qu'ils n'ont pu encore pour moi.

- Je ne veux rien implorer du général Bonaparte, répliqua le comte d'un ton sec et fier où ses anciennes rancunes 20 surgirent tout à coup.

Chut! parlez plus bas.... Je crois entendre venir... mais non...."

Il y eut un moment de silence; puis l'Italien poursuivit avec une inflexion de voix où le reproche s'adoucissait 25 comme en passant par la bouche d'un père:

"Cher compagnon, vous êtes aigri encore; je croyais que les études auxquelles vous vous livrez depuis quelques mois avaient éteint en vous ces haines que Dieu réprouve et qui faussent la vie d'un homme. Les vertus bienfaisantes 30 de votre fleur n'ont-elles donc pas entièrement cicatrisé vos blessures du monde? Ce Bonaparte que vous semblez haïr, j'ai à me plaindre de lui plus que vous peut-être; car mon fils est mort pour l'avoir servi.

[ocr errors]

Aussi, ce fils, vous l'avez voulu venger! interrompit 35 vivement Charney.

- Je vois que ces faux bruits sont venus jusqu'à vous, dit le vieillard relevant noblement la tête vers le ciel, comme pour en appeler au témoignage de Dieu. Moi, me venger par un crime! non; dans les premiers moments de ma 40 douleur, je ne pus me contenir, il est vrai; et, tandis que le

peuple de Turin saluait le vainqueur par des acclamations de joie, j'opposai mes cris de désespoir aux vivats de la foule. On m'arrêta; j'avais un couteau sur moi. Des infâmes, afin de se faire valoir auprès du maître, n'eurent pas de peine à faire croire que j'en voulais à ses jours. On me 5 traita en assassin, et je n'étais qu'un malheureux père qui venait d'apprendre la mort de son fils! Eh bien! je comprends qu'il a pu être trompé, je comprends même que ce Bonaparte ne soit pas un méchant homme; ni vous, ni moi, il ne nous a fait mourir. S'il me rend à la liberté, ce sera 10 réparer seulement une erreur à mon égard; je le bénirai cependant; non que je ne puisse supporter ma captivité: plein de foi dans la Providence, je me résigne à tout; mais ma prison pèse sur ma fille; c'est pour ma fille que je veux être libre, pour mettre un terme à son exil du monde, pour 15 qu'elle retrouve les plaisirs de son âge. N'avez-vous pas aussi un être qui vous intéresse, une femme qui pleure sur vous et à qui vous seriez heureux de sacrifier même votre orgueil d'opprimé? Allons, autorisez mes amis à parler en votre nom."

20

Charney sourit : "Aucune femme ne pleure sur moi, ditil; aucune ne soupire après mon retour. Qu'irais-je faire dans ce monde, où j'étais moins heureux que je ne le suis même ici? Mais dussé-je y trouver des amis, la fortune, le bonheur, je dirais encore non! mille fois non! s'il fallait y 25 rentrer en m'abaissant devant le pouvoir que j'ai voulu détruire.

- Quoi! tout espoir vous est-il donc interdit par vous

même ?

— Jamais je ne saluerai du titre d'empereur celui qui fut 30 mon égal.

Prenez garde! sacrifier votre avenir à un sentiment plus de vanité que de patriotisme peut-être, serait folie.... Mais chut!...fit de nouveau le vieux Girhardi. Pour cette fois je ne me trompe pas; on vient! adieu!" Et il s'éloigna de la fenêtre grillée.

"Merci! merci du microscope!" lui cria Charney, comme

il disparaissait à ses regards.

35

Ludovic apportait au prisonnier sa provision de vivres de chaque jour. Le voyant pensif et rêveur, il se contenta, 40

« PreviousContinue »