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rappela que pour croire tout à fait aux révélations, à la prescience de l'esprit.

Les parfums de la plante marquaient la sixième heure du soir. Jamais ils n'avaient été plus forts, plus puissants: trente fleurs épanouies concouraient à entretenir cette atmo- 5 sphère magnétique au milieu de laquelle il s'assoupissait.

S'écartant de la foule, il respirait l'air sur une verte esplanade, où son fantôme chéri avait seul suivi ses pas. Picciola s'avançait en lui souriant du regard et du geste; et lui, il admirait la taille souple de la jeune fille, la légère on- 10 dulation des plis de sa robe blanche, et les boucles de ses cheveux noirs, d'où ressortait la fleur accoutumée. Soudain, il la voit s'arrêter; elle chancelle, lui tend les bras; le sceau de la mort est empreint sur son front. Il veut s'élancer vers elle; un obstacle qu'il ne peut vaincre le retient enchaîné; 15 il pousse un cri et s'éveille. Éveillé, il entend un autre cri répondre au sien; oui, un cri...une voix de femme.

Cependant Charney se retrouve dans sa cour, sur son banc, près de sa plante! et, cette fois, c'est devant ses yeux corporels et bien ouverts qu'une seconde apparition de la 20 jeune fille se montre à lui à travers la petite fenêtre grillée. D'abord cette figure mélancolique et gracieuse, placée dans une demi-ombre, semble flotter dans le vague; peu à peu il la voit s'éclairer, un regard pénétrant arrive jusqu'à lui: il se lève, s'approche, et tout à coup la douce vision s'efface, ou 25 plutôt la jeune fille s'enfuit.

Quelque rapide qu'ait été sa fuite, il a pourtant entrevu ses traits, sa chevelure, sa taille, la blancheur de sa robe: il reste immobile; il pense que son réveil n'est pas complet, et que cet obstacle insurmontable qui, dans son rêve, le 30 séparait de Picciola, c'était une grille de prison.

Ludovic accourut alors en grand ébahissement, et trouvant Charney encore troublé :

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Signor conte, lui dit-il, est-ce que votre mal va vous reprendre? On fera venir les médecins, puisque c'est l'ordre; 35 mais soyez tranquille; de nouveau, Madame Picciola et moi, en dépit d'eux, nous nous chargerons seuls de la guérison.

Je ne suis point malade, répondit Charney, à peine revenu de son émotion, qui a pu vous le faire croire?

La fille de l'attrapeur de mouches, donc! Elle vous a 40

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vu, vous a entendu crier et s'est hâtée de m'avertir: n'a-t-elle pas bien fait, la pauvre enfant ?"

Charney devint pensif. Il se ressouvint qu'une jeune fille séjournait parfois dans cette partie de la forteresse.

"La ressemblance que j'ai cru trouver entre l'étrangère et Picciola n'est qu'une erreur de mes sens, un effet d'optique des plus simples et des plus vulgaires, se dit-il. Souvent ainsi, par un phénomène de la vision, l'œil durant quelque temps emporte avec lui l'image de l'objet sur lequel il s'est 10 d'abord posé. C'est chose étrange que de voir ce mirage passer même dans la vie des songes!"

Il n'attacha pas d'abord une plus grande importance à ce rêve pénible; mais sa pensée s'arrêtant sur la jeune Piémontaise, il se rappela l'intérêt qu'elle lui avait déjà témoigné, au 15 dire du vieillard.

Elle a été compatissante pour lui durant sa maladie ; c'est à elle qu'il doit la possession du précieux microscope; elle s'est intéressée à ses travaux, à ses douces études; à l'instant même, en lui dépêchant Ludovic, ne vient-elle pas 20 de lui donner un nouveau témoignage de bienveillance!

Et Charney, le cœur rempli de gratitude, éprouve un impérieux besoin de la manifester.

Non sans hésiter, non sans s'adresser un reproche secret, comme si dans ce moment il se rendait coupable d'une pro25 fanation, il rompt, il cueille silencieusement, et d'une main émue, un petit rameau fleuri sur sa plante.

"Autrefois, se dit-il en lui-même, que d'or j'ai follement prodigué! A combien d'amis menteurs n'ai-je pas jeté ma fortune par lambeaux, sans m'en plus soucier alors que des 30 propres sentiments de mon cœur, que je mettais aussi sous leurs pieds et sous les miens! Ah! si l'objet donné n'acquiert de prix que par la valeur qu'on y attache, je le jure, jamais n'a été offert par moi un don plus précieux que celuilà que je t'emprunte aujourd'hui, Picciola!" Et remettant 35 le petit rameau aux mains du geôlier:

"Mon bon Ludovic, présentez ceci de ma part à la fille de mon vieux compagnon. Dites-lui que je la remercie de l'intérêt qu'elle daigne me porter, et que le comte de Charney, pauvre et prisonnier, ne possède rien de plus digne 40 de lui être offert."

Ludovic reçut la fleur d'un air stupéfait.

Il avait fini par s'identifier tellement à l'amour que ressentait le prisonnier pour sa plante, qu'à peine concevait-il comment un si léger service pouvait valoir à la fille de l'attrapeur de mouches une marque de si haute munificence. 5

"C'est égal! dit-il, ils n'ont vu encore ma filleule que de loin; ils vont juger sur l'échantillon combien elle est gentille et comme elle a bonne odeur!"

XIV.

Quant à Charney, il lui faudra faire avant peu bien d'autres sacrifices de ce genre; l'époque de la fructification 10 arrive pour sa Picciola. Quelques-unes de ses fleurs ont déjà perdu leurs brillants pétales; leurs étamines, devenues inutiles, sont tombées, comme autrefois les cotylédons, lorsque les premières feuilles, arrivées à l'âge de la force, ont pu se passer de leur secours. Maintenant l'ovaire, contenant le 15 germe des graines, commence à sé gonfler sous le calice élargi. Les fleurs mères se dépouillent de leur éclat, comme ces femmes dédaigneuses d'une vaine parure quand arrivent pour elles les soins sacrés de la maternité.

Charney se prépare à de nouvelles observations, les plus 20 grandes, les plus sublimes qu'il eût faites encore sans doute; car elles se rattachent à la durée des races créées, à la reproduction des êtres, dont la fécondation n'est que l'acte déterminant. Déjà, en analysant un bouton, coupé, détaché de la tige par la morsure d'un insecte, il a entrevu ce germe 25 primitif, cet embryon débile, qui n'est pas né des amours de la fleur, mais qui en a besoin pour vivre et se développer. Prévoyance admirable, combinaison saisissante de la nature, et que la science n'a pu expliquer encore. Il s'agit aujourd'hui de l'enfantement de l'être complet, de cette graine dont 30 l'étroite enveloppe contient la plante tout entière: phénomène dont les autres n'ont été que la préparation. Le moment est venu pour l'observateur d'étudier la gestation de l'œuf végétal à toutes ses époques, dans le bouton, dans la fleur brillante

et parée, sous le calice découronné de ses pétales. Il va lui falloir de nouveau mutiler Picciola; mais ne réparera-t-elle pas facilement ses pertes? De tous côtés, aux nœuds de sa tige, sous l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissants 5 rameaux, s'annonce une floraison future; puis Charney saura la ménager.

Demain donc il se mettra à l'ouvrage.

Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette gravité de l'homme qui va tenter une expérience difficile, et 10 dont le succès peut se faire attendre.

Au premier coup d'œil jeté sur sa plante, il est surpris de l'état de langueur manifesté dans toutes ses parties. Les fleurs, courbées sur leurs pédoncules, semblent n'avoir plus la force de se tourner vers le soleil; les feuilles, à demi ren15 versées, ont perdu l'éclat de leur luisante verdure.

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Charney pense d'abord qu'un violent orage se prépare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses nattes, ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes trop rudes du vent ou de la grêle.

Cependant le ciel est pur de nuages, l'air est calme, et l'invisible alouette chante, perdue dans l'espace.

Son front se rembrunit. Après un instant de recueillement: "Elle manque d'eau," se dit-il. Il court en chercher dans sa chambre, s'agenouille devant la plante, écarte ses 25 rameaux inférieurs pour mieux l'arroser au pied, et demeure tout à coup frappé d'immobilité. Son regard se fixe à terre, sur un même point; le bras qui soutient l'arrosoir reste suspendu, et tous les signes de la stupeur passent sur son front. Il vient de découvrir la source du mal.

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Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les parfums pour ses études et ses plaisirs, sa tige aussi se développait. Resserrée à sa base entre deux pavés, étranglée sous une double pression, elle s'est d'abord entourée d'un large 35 bourrelet; mais le frottement l'a bientôt déchirée aux angles du grès, et les sucs nourriciers de la plante se perdent par plusieurs fissures à la fois.

Le sol manque à Picciola; épuisée de force et de séve, elle va mourir; dans ce rêve, n'avait-elle pas elle-même pré40 venu Charney du danger? et il n'a pas compris ! Elle va

mourir ! Il n'est qu'un moyen de là sauver : c'est d'enlever les pavés qui pèsent sur elle.

Il s'élance vers la petite porte d'entrée; il y frappe à coups redoublés en appelant Ludovic.

Celui-ci se montre enfin.

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Le récit, la vue du désastre, le laissent confondu; mais, malgré le sentiment d'intérêt que lui inspire sa filleule, aux prières de Charney qui le conjure d'enlever les pavés, à ses emportements mêlés de supplications, il ne répond que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros soupir et d'un mouve- 10 ment d'épaule :

"Et ma consigne donc ! signor conte.”

Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou de sa précieuse cassette, mais la cassette entière, avec tout ce qu'il possède. Ludovic se redresse, serre fortement ses bras 15 contre sa poitrine, et reprenant ses allures de geôlier, son ton moitié provençal, moitié piémontais :

"Per Bacco! vous m'offririez un trésor...je suis un vieux soldat, et je connais l'ordre. Adressez-vous au commandant.

Non! s'écrie Charney; plutôt briser moi-même ces 20 pavés, les arracher de terre, dussé-je y laisser mes ongles!

Ta, ta, ta! vos ongles, comme les pavés, que chacun reste à sa place!"

Et Ludovic, qui, en entrant dans le préau, a pris soin d'éteindre à demi sa pipe avec le pouce, et la tient à distance 25 en s'adressant au prisonnier, la replaçant brusquement sous sa lèvre, la ranimant par une forte aspiration, se dispose à s'éloigner. Charney le retient.

"Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouvé compatissant, ne pouvez-vous rien pour moi...rien pour elle? 30 Tonnerre! dit celui-ci, cherchant à se défendre par des jurons de l'émotion qui le gagne; donnez-moi la paix, vous et votre herbe maudite!...Pardon pour la povera; elle n'est pas cause de votre entêtement. Quoi! vous aurez le cœur de la laisser mourir ainsi sans secours !

Mais que faire ?

Adressez-vous au commandant, vous dis-je.
Jamais!

Voyons, dit Ludovic, si ça vous coûte, voulez-vous

que je lui en parle, moi !

C. P.

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