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Ludovic reçut la fleur d'un air stupéfait.

Il avait fini par s'identifier tellement à l'amour que ressentait le prisonnier pour sa plante, qu'à peine concevait-il comment un si léger service pouvait valoir à la fille de l'attrapeur de mouches une marque de si haute munificence. 5

"C'est égal! dit-il, ils n'ont vu encore ma filleule que de loin; ils vont juger sur l'échantillon combien elle est gentille et comme elle a bonne odeur!"

XIV.

Quant à Charney, il lui faudra faire avant peu bien d'autres sacrifices de ce genre; l'époque de la fructification 10 arrive pour sa Picciola. Quelques-unes de ses fleurs ont déjà perdu leurs brillants pétales; leurs étamines, devenues inutiles, sont tombées, comme autrefois les cotylédons, lorsque les premières feuilles, arrivées à l'âge de la force, ont pu se passer de leur secours. Maintenant l'ovaire, contenant le 15 germe des graines, commence à sé gonfler sous le calice élargi. Les fleurs mères se dépouillent de leur éclat, comme ces femmes dédaigneuses d'une vaine parure quand arrivent pour elles les soins sacrés de la maternité.

Charney se prépare à de nouvelles observations, les plus 20 grandes, les plus sublimes qu'il eût faites encore sans doute; car elles se rattachent à la durée des races créées, à la reproduction des êtres, dont la fécondation n'est que l'acte déterminant. Déjà, en analysant un bouton, coupé, détaché de la tige par la morsure d'un insecte, il a entrevu ce germe 25 primitif, cet embryon débile, qui n'est pas né des amours de la fleur, mais qui en a besoin pour vivre et se développer. Prévoyance admirable, combinaison saisissante de la nature, et que la science n'a pu expliquer encore. Il s'agit aujourd'hui de l'enfantement de l'être complet, de cette graine dont 30 l'étroite enveloppe contient la plante tout entière: phénomène dont les autres n'ont été que la préparation. Le moment est venu pour l'observateur d'étudier la gestation de l'œuf végétal à toutes ses époques, dans le bouton, dans la fleur brillante

et parée, sous le calice découronné de ses pétales. Il va lui falloir de nouveau mutiler Picciola; mais ne réparera-t-elle pas facilement ses pertes? De tous côtés, aux nœuds de sa tige, sous l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissants 5 rameaux, s'annonce une floraison future; puis Charney saura la ménager.

Demain donc il se mettra à l'ouvrage.

Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette gravité de l'homme qui va tenter une expérience difficile, et 10 dont le succès peut se faire attendre.

Au premier coup d'œil jeté sur sa plante, il est surpris de l'état de langueur manifesté dans toutes ses parties. Les fleurs, courbées sur leurs pédoncules, semblent n'avoir plus la force de se tourner vers le soleil; les feuilles, à demi ren15 versées, ont perdu l'éclat de leur luisante verdure.

20

Charney pense d'abord qu'un violent orage se prépare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses nattes, ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes trop rudes du vent ou de la grêle.

Cependant le ciel est pur de nuages, l'air est calme, et l'invisible alouette chante, perdue dans l'espace.

Son front se rembrunit. Après un instant de recueillement: "Elle manque d'eau,” se dit-il. Il court en chercher dans sa chambre, s'agenouille devant la plante, écarte ses 25 rameaux inférieurs pour mieux l'arroser au pied, et demeure tout à coup frappé d'immobilité. Son regard se fixe à terre, sur un même point; le bras qui soutient l'arrosoir reste suspendu, et tous les signes de la stupeur passent sur son front. Il vient de découvrir la source du mal.

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Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les parfums pour ses études et ses plaisirs, sa tige aussi se développait. Resserrée à sa base entre deux pavés, étranglée sous une double pression, elle s'est d'abord entourée d'un large 35 bourrelet; mais le frottement l'a bientôt déchirée aux angles du grès, et les sucs nourriciers de la plante se perdent par plusieurs fissures à la fois.

Le sol manque à Picciola; épuisée de force et de séve, elle va mourir; dans ce rêve, n'avait-elle pas elle-même pré40 venu Charney du danger? et il n'a pas compris ! Elle va

mourir ! Il n'est qu'un moyen de là sáuver: c'est d'enlever les pavés qui pèsent sur elle.

Il s'élance vers la petite porte d'entrée; il y frappe à coups redoublés en appelant Ludovic.

Celui-ci se montre enfin.

5

Le récit, la vue du désastre, le laissent confondu; mais, malgré le sentiment d'intérêt que lui inspire sa filleule, aux prières de Charney qui le conjure d'enlever les pavés, à ses emportements mêlés de supplications, il ne répond que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros soupir et d'un mouve- 10 ment d'épaule :

"Et ma consigne donc ! signor conte."

Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou de sa précieuse cassette, mais la cassette entière, avec tout ce qu'il possède. Ludovic se redresse, serre fortement ses bras 15 contre sa poitrine, et reprenant ses allures de geôlier, son ton moitié provençal, moitié piémontais :

"Per Bacco! vous m'offririez un trésor...je suis un vieux soldat, et je connais l'ordre. Adressez-vous au commandant.

Non! s'écrie Charney; plutôt briser moi-même ces 20 pavés, les arracher de terre, dussé-je y laisser mes ongles!

Ta, ta, ta! vos ongles, comme les pavés, que chacun reste à sa place!"

Et Ludovic, qui, en entrant dans le préau, a pris soin d'éteindre à demi sa pipe avec le pouce, et la tient à distance 25 en s'adressant au prisonnier, la replaçant brusquement sous sa lèvre, la ranimant par une forte aspiration, se dispose à s'éloigner. Charney le retient.

"Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouvé compatissant, ne pouvez-vous rien pour moi...rien pour elle? 30 Tonnerre! dit celui-ci, cherchant à se défendre par des jurons de l'émotion qui le gagne; donnez-moi la paix, vous et votre herbe maudite!...Pardon pour la povera; elle n'est pas cause de votre entêtement. Quoi! vous aurez le cœur de la laisser mourir ainsi sans secours !

Mais que faire ?

Adressez-vous au commandant, vous dis-je.
Jamais!

Voyons, dit Ludovic, si ça vous coûte, voulez-vous

que je lui en parle, moi !

C. P.

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40

6

- Je vous le défends, lui cria Charney.

Comment! vous me le défendez ! Quoi! Ai-je des ordres à recevoir de vous? Si je veux lui en parler, moi! Eh bien, non! je ne lui en parlerai point. Au fait, vous 5 avez raison, est-ce que ça me regarde? Qu'elle meure, qu'elle vive! que m'importe?...bonsoir !

ΙΟ

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Mais votre commandant me comprendra-t-il? Puis-je espérer qu'il me comprenne? dit le comte, s'adoucissant soudain.

Pourquoi pas? le prenez-vous pour un kinzerlick? Expliquez-lui ça gentiment, avec de jolies phrases...pas trop longues; vous êtes un savant, voilà le moment d'en faire preuve. Pourquoi ne comprendrait-il pas le motif qui vous porte à aimer votre plante? je l'ai bien compris, moi! Puis, 15 je serai là, soyez tranquille. Je lui dirai comme c'est bon pour toutes sortes de maux...il a justement son rhumatisme en ce moment...ça se trouve bien...il comprendra mieux...."

Charney hésitait encore; Ludovic cligna de l'œil, et lui montra Picciola dans son attitude maladive. Le comte fit 20 un geste, et Ludovic sortit.

Quelques instants après, un homme, en costume moitié civil, moitié militaire, apporta au prisonnier une écritoire complète et une feuille de papier portant le timbre du commandant. Ainsi que Ludovic l'avait annoncé, l'homme 25 resta présent tandis que Charney écrivit sa demande; il la reprit cachetée de ses mains, le salua, et emporta l'écritoire.

Vous souriez peut-être de mépris en voyant l'orgueil du noble comte s'abattre si facilement, et cette haute volonté céder à l'aspect d'une fleur qui se flétrit. Mais Picciola 30 est tout pour le prisonnier; l'avez-vous donc oublié ? Ne savez-vous pas ce que peuvent l'isolement et la captivité sur l'esprit le plus fier et le plus ferme? Cet acte de faiblesse que vous lui reprochez, y a-t-il eu recours lorsque lui-même, abattu par la souffrance, manquait de l'air de 35 la liberté, pressé entre les pierres de sa prison comme sa plante entre ses deux pavés? Non! mais de lui à elle se sont établis des redevances mutuelles, des engagements sacrés: elle l'a sauvé de la mort; il faut qu'il la sauve à son tour!

40

Le vieux Girhardi vit Charney se promener de long en

large dans sa cour, en s'agitant avec tous les signes de l'attente et de l'impatience. Que la réponse lui paraissait lente à venir! Depuis trois heures déjà son message était entre les mains du gouverneur; depuis trois heures la plante s'épuisait par la perte de sa séve. Charney eût vu couler 5 son sang avec plus de calme.

Le vieillard essaya de quelques consolations pour lui rendre l'espoir; plus expérimenté que lui sur la connaissance des végétaux et de leurs maladies, il lui indiqua un moyen de fermer les blessures de Picciola, de la préserver du moins 10 de l'un des dangers dont elle était menacée.

D'après son conseil, Charney, avec un mélange de mousse, de paille hachée finement et de terre humectée, composa un mastic qu'il appliqua sur la plaie. Son mouchoir déchiré lui fournit des bandages et des ligatures pour 15 le fixer en place.

Dans ces occupations, une heure encore passa; mais la réponse n'arrivait pas.

Le moment du dîner venu, Ludovic entra dans la cour: şa contenance brusque et affairée n'annonçait rien de bon. 20 À peine daigna-t-il répondre aux questions du prisonnier par des phrases saccadées et tranchantes: "Attendez donc ! -Vous êtes bien pressé !—Laissez-lui le temps d'écrire !"

Il semblait pressentir le rôle qu'il devait jouer dans tout ceci et s'y préparer à l'avance.

Charney ne dîna pas.

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Il tâcha de patienter en attendant l'arrêt de vie ou de mort de Picciola, et, pour se donner du courage, il s'efforça de se prouver à lui-même que le gouverneur ne pouvait, sans être un homme cruel, se refuser à une demande aussi 30 simple.

Son impatience, cependant, s'irritait de plus en plus d'un pareil retard; il s'en étonnait, comme si le commandant n'avait pu avoir d'affaire plus pressée à expédier que celle-là. Au moindre bruit, ses yeux se tournaient tout à coup vers la 35 petite porte par laquelle il croyait toujours voir revenir son

message.

Le soir arriva; rien! la nuit...rien! il n'en put fermer l'œil.

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