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dans l'âme d'un reclus, il dénoua subitement sa cravate, en retint un bout, jeta l'autre à Charney, qui s'en saisit avec transport, et une double étreinte, une double émotion, donnèrent à plusieurs reprises une vibration affectueuse à ce linge insensible.

En repassant près de Picciola: "Je te sauverai!" murmura Charney.

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Rentré dans sa chambre, il prit le plus blanc, le plus fin de ses mouchoirs, tailla soigneusement son cure-dent, renouvela son encre et se mit aussitôt à l'ouvrage. Son placet 10 terminé, ce qui n'arriva pas sans causer de dures angoisses à son orgueil en révolte, de la fenêtre grillée une petite corde descendit le long du mur de la cour; le pétitionnaire y attacha sa supplique, et la corde remonta.

Une heure après, la personne chargée de remettre le 15 placet à l'empereur prenait, accompagnée d'un guide, sa route à travers les vallées de Suse, de Bussolino et de SaintGeorges, en côtoyant la rive droite de la Dora riparia; tous deux étaient à cheval; mais ils eurent beau se hâter, des obstacles inattendus les retardèrent dans leur course. 20 Des pluies récentes avaient défoncé le terrain, la rivière débordait en plusieurs endroits, des torrents unissaient entre eux la Dora et les lacs d'Avigliano. Déjà les forges de Giaveno, rougissant de plus en plus au loin derrière eux, annonçaient que le jour allait leur manquer bientôt. Trop 25 heureux alors de suivre la voie commune, ils gagnèrent la magnifique avenue de Rivoli, non sans peine; et ce ne fut que bien avant dans la soirée qu'ils arrivèrent à Turin.

Là, ils apprirent que l'empereur-roi venait de partir pour Alexandrie.

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LIVRE DEUXIÈME.

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ΙΟ

I.

Dès l'aube naissante, la ville d'Alexandrie était toute dans ses habits de fête. Une population immense circulait déjà dans ses rues tapissées de feuillages et pavoisées de banderoles. La foule se portait de l'hôtel de ville, où se trouvaient Napoléon et Joséphine, à l'arc de triomphe élevé à l'extrémité du faubourg qu'ils devaient suivre pour aller visiter les plaines illustres de Marengo.

Sur le chemin d'Alexandrie à Marengo, même multitude de peuple, mêmes cris, mêmės fanfares.

Jamais pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, jamais cérémonies du jubilé à Rome n'avaient attiré affluence pareille à celle qui se dirigeait alors vers ce champ de bataille à peine refroidi.

C'est que là va se passer l'acte le plus important des fêtes 15 du jour. L'empereur Napoléon doit assister à un combat simulé, donné en commémoration de la victoire remportée en ce lieu même, cinq ans auparavant, par le premier consul Bonaparte.

Des tables, des tréteaux sont placés le long de la route. 20 On y mange, on y boit, on y joue la comédie en plein vent, on y prêche même; plus d'une chaire s'est improvisée entre le théâtre et le cabaret. Des moines, mêlés à la foule, ou se tenant à l'écart sur les rebords du chemin, non contents de donner leur bénédiction aux passants, les exhortent au calme, à la sobriété, et leur vendent des petites vierges d'ivoire et des rosaires bénits.

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Dans la longue et unique rue du village de Marengo, chaque maison, transformée en hôtellerie, présente l'image tumultueuse du mouvement, et même de la confusion.

À toutes les fenêtres, pour attirer et tenter les chalands, pendent des jambons fumés, des mortadelles, des guirlandes 5 de bartavelles et de cailles, des chapelets de croquettes et de sucreries. On entre, on sort, on se presse, Italiens et Français, bourgeois et soldats; les monceaux de macaroni, les pyramides de massepains, de lasagnes et de ravioles, s'effacent sous la main des acheteurs.

ΙΟ

Dans les escaliers étroits et obscurs, on se heurte, on se coudoie, sur une double ligne ascendante et descendante; quelques-uns, chargés encore de leurs provisions, pour les mettre à l'abri de la rapacité de leurs voisins, lèvent les bras au-dessus de leur tête, et, dans les ténèbres, une main plus 15 longue ou plus habile que la leur soustrait le friand morceau, soit un pain beurré, des figues, des oranges, un jambonneau ou une caille bardée, soit même un pâté dans sa croûte, un excellent stufato dans sa terrine; contenant et contenu, tout est escamoté; et ce sont des cris, des quolibets et des rires 20 prolongés, qui gagnent depuis la première marche jusqu'à la dernière. Le voleur de la ligne ascendante, content de son lot, fait volte-face et veut descendre; le volé de la ligne descendante, contraint de retourner à la pitance, veut remonter: et toute la bande, ébranlée par ce flux et ce reflux 25 à contre-temps, tournoyant de force sur elle-même, au milieu des éclats de gaieté, des jurons, des coups distribués au hasard, est rejetée partie dans la rue, partie dans les salles, où chantent déjà à tue-tête les buveurs, oublieux des bons avis des moines.

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À travers les tables chargées de mets et les bancs chargés de convives, d'une chambre à l'autre, on voit se multiplier les dames et les giannine du logis, les unes avec leurs tabliers de couleur, leurs cheveux poudrés et le petit poignard coquet, aujourd'hui encore le principal ornement de leur parure; les 35 autres en jupon court, en longues tresses nattées, les oreilles chargées de joyaux dorés, et les pieds nus.

A ces tableaux si vifs, si animés, de la route et du village, de la maison et de la rue, à ces bourdonnements, à ces chansons, à ces cris, à ces rires, à ces bruits de paroles, de 40

verres et d'assiettes, d'autres tableaux, d'autres bruits vont bientôt succéder.

Dans une heure, le canon tonnera contre ce village, canon presque inoffensif, il est vrai, et qui n'en brisera que les 5 vitres; cette rue ne retentira plus que du cri des soldats exaltés par une fureur guerrière de commande; et chacune de ces maisons disparaîtra sous la fumée des mousquetades... à poudre.

Alors, gare au pillage si les provisions ne sont pas mises 10 à l'abri d'un coup de main! gare même à la giannina aux pieds nus! la petite guerre singe parfois la grande dans ses excès.

Elle l'imite surtout dans l'éclat de ses spectacles, et rien d'imposant et d'animé comme le coup d'œil que présentent 15 déjà les plaines de Marengo.

Un trône magnifique, entouré d'étendards tricolores, s'élève sur une des rares collines qui bombent le terrain ; des troupes de toutes les armes, de tous les uniformes, se déploient rapidement pour prendre place. La trompette fait 20 l'appel aux cavaliers, le tambour étend ses roulements sur la surface entière du sol, que l'artillerie et les fourgons semblent ébranler. Les aides de camp, couverts de leurs brillants costumes, passent, repassent, se croisent dans mille directions. Les drapeaux se déroulent au vent, qui fait onduler 25 cette mer mouvante de panaches, d'aigrettes, de plumets diaprés aux trois couleurs, et le soleil, ce grand convié des fêtes de Napoléon, ce lustre radieux des pompes de l'empire, se montre et fait resplendir de feu l'or des broderies, le bronze des canons, les casques, les cuirasses, et les soixante 30 mille baïonnettes dont la plaine se hérisse.

Bientôt, devant les troupes qui débouchent au pas accéléré sur le champ de leurs opérations, la foule des curieux, refluant en arrière, décrit un cercle immense de retraite, comme les flots de l'Océan sur lesquels vient tout à coup 35 peser une vague énorme. Quelques cavaliers, lancés au galop contre les groupes retardataires, nettoient rapidement la place.

Le village est désert; les tentes joyeuses sont repliées, les tréteaux abattus; les chants, les cris ont cessé de se faire 40 entendre. On voit de tous côtés, dans le vaste circuit de la

plaine, courir des hommes, interrompus dans leurs jeux ou dans leur repas, et des femmes, effrayées par l'éclair des sabres ou le hennissement des chevaux, traînant leurs enfants après elles.

Si de l'œil on parcourt alors les lignes de cette armée, 5 encore dans son unité et rangée sous les mêmes drapeaux, à la contenance des soldats, au caractère de fierté ou de tristesse silencieuse empreint sur leurs traits, on reconnaît sans peine ceux que les ordres du général en chef, le maréchal Lannes, ont d'avance désignés comme vaincus ou vainqueurs futurs. 10 Lui-même, on le voit, suivi d'un nombreux état-major, reconnaître le terrain sur lequel il a si vaillamment figuré naguère, et distribuer à chacun son rôle.

Là, doivent se répéter les principaux mouvements exécutés dans la terrible journée du 14 juin de l'année 1800; 15 mais on aura soin d'omettre les fautes qui y furent commises: car c'est une flatterie stratégique, un madrigal à coups de canon, que l'on prépare pour le nouvel empereur et roi.

Donc, les groupes s'alignent, se développent, se replient d'après les ordres du chef, lorsque de bruyantes symphonies 20 se font entendre sur la route d'Alexandrie. Un vague murmure va grossissant et se propage parmi ces nombreuses populations qui, protégées par les rives du Tanaro, de la Bormida, de l'Orba, ou par les ravins de Tortone, forment la ceinture flottante et animée de cette vaste arène.

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Tout à coup le tambour bat aux champs: des cris et des vivats s'élèvent de tous côtés au milieu des flots de poussière; les sabres brillent au jour, les fusils se redressent, résonnent sous un mouvement unanime, et une brillante voiture, attelée de huit chevaux caparaçonnés, blasonnée aux armes d'Italie 30 et de France, amène jusqu'au pied de leur trône Joséphine et Napoléon!

Celui-ci, après avoir reçu les hommages de toutes les députations de l'Italie, des envoyés de Lucques, de Gênes, de Florence, de Rome et de la Prusse elle-inême, s'irritant 35 du repos, s'élance sur son cheval, et bientôt la plaine entière s'illumine de feux et se couvre de fumée.

C'étaient là les jeux du jeune conquérant! La guerre pour amuser ses loisirs, la guerre pour l'accomplissement de ses hautes destinées. Il la fallait à cette âme ardente née 40

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