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pour la domination, et que la conquête du monde eût seule laissée désœuvrée.

Un officier, désigné par l'empereur, expliquait à Joséphine, restée isolée sur son trône, et presque épouvantée du tableau, 5 le secret et le but de ces grandes évolutions.

Il lui avait montré l'Autrichien Mélas chassant les Français du village de Marengo, les culbutant à Pietra Buona, à Castel Ceriolo, et Bonaparte l'arrêtant soudain au milieu de son triomphe avec les neuf cents hommes de sa 10 garde consulaire. Maintenant il appelle toute son attention sur l'un des moments décisifs de la bataille. Les républicains se replient; mais Desaix vient de paraître sur la route de Tortone. La terrible colonne hongroise, sous les ordres de Zach, s'ébranle pesamment et marche à sa rencontre....

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L'officier parlait encore quand Joséphine s'apercevant d'un léger tumulte autour d'elle, et en demandant la cause, apprit qu'une jeune fille, après avoir imprudemment franchi la ligne des opérations, au risque d'être mille fois brisée au milieu d'une charge de cavalerie ou par le choc d'un caisson, 20 occasionnait seule ce mouvement par son obstination à vouloir, malgré la résistance des gardes et les remontrances des dames de la suite, pénétrer jusqu'à elle.

II.

En apprenant que l'empereur avait quitté Turin pour Alexandrie, la fille de Girhardi (car c'est elle, elle-même, qui, 25 suivie d'un guide, a emporté la pétition de Charney), Teresa resta d'abord anéantie, presque découragée. Mais bientôt elle en revint à songer qu'en ce moment elle tenait entre ses mains la joie, l'unique espoir d'un pauvre captif. Celui-ci ignorait toutefois quelle personne s'était chargée de la dan30 gereuse supplique. Sans tenir compte ni du temps ni des fatigues, au risque d'arriver trop tard, elle persévéra donc, et signifia au guide que le but de leur course n'était plus Turin, mais Alexandrie.

"Ho! ho! fit le guide en se grattant l'oreille; mes che

vaux ont besoin de repos, et moi aussi. Alexandrie!... C'est loin de Turin, savez-vous?

champ.

Raison de plus pour nous mettre en route sur-le

- Je vais me remettre en route, signora, lui répondit-il 5 tranquillement; mais ce sera pour tourner le dos à Alexandrie comme à Turin ! A mi-chemin de Rivoli, j'ai un cousin qui marie sa fille; il faudra bien qu'il nous loge gratis mes chevaux et moi; c'est toujours ça de gagné, sans compter la noce."

Et comme elle se récriait: "Je ne refuse pas, reprit-il, de vous ramener demain à Fénestrelle, c'est chose convenue; cela vous va-t-il encore? Non? Buon viaggio, signora!"

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Tout ce qu'elle put dire pour le faire changer de résolution fut inutile; il resta enferré dans sa ténacité piémon- 15 taise.

Un pied dans la voie du dévouement, Teresa ne regardait plus en arrière.

Décidée à continuer seule sa route, elle pria l'hôtesse de l'auberge où elle était descendue, dans la rue Doria Grossa, 20 de lui procurer des moyens de transport pour Alexandrie, les plus tôt prêts et les plus rapides qu'elle pourrait trouver. L'hôtesse envoya ses garçons par la ville; mais ils eurent beau la parcourir dans tous les sens, de la porte de Suse à celle du Pô, de la porte Neuve à celle du Palais, voitures 25 publiques, chaises de poste, chariots, bêtes de charge, de selle et de bât, étaient partis ou retenus dès longtemps à l'avance, vu les solennités d'Alexandrie.

Teresa, désolée du fatal contre-temps, absorbée dans sa rêverie, le front baissé, se tenait sur le pas de l'auberge, 30 défiant, grâce à la nuit, les regards qui auraient pu la reconnaître dans sa ville natale, quand un bruit de roues, égayé d'un bruit de sonnettes, se fit entendre. Devant elle s'arrêtèrent deux fortes mules, traînant une de ces longues voitures foraines, dont le coffre profond, fermé et cadenassé comme 35 une armoire, contient les objets de vente; la voiture n'offrait du reste pour tout siége, sur le devant, qu'une petite banquette de cuir, à peine abritée par un auvent de toile goudronnée.

Le mari et la femme, possesseurs de l'équipage et des 40

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marchandises, descendus de la banquette, poussèrent de gros soupirs de satisfaction, frappèrent du pied, s'étirèrent les bras pour se dégourdir ou se réveiller, et, saluant l'hôtesse d'un air de connaissance, ils se réfugièrent aux deux coins de 5 la cheminée, offrant leurs mains et leurs visages au feu de sarment qui y pétillait; puis, après avoir recommandé qu'on mît leurs mules à l'écurie, se félicitant mutuellement d'être arrivés, ils se firent donner à souper, se promettant de gagner leur lit le plus tôt possible.

L'hôtesse, de son côté, se disposait à en faire autant; les garçons, à moitié endormis, s'occupaient en bâillant de la clôture de l'auberge, et Teresa, toujours pensive, douloureusement affectée au milieu de ces divers préparatifs, songeait au temps qui s'écoulait, à l'espoir qui se perdait, à la fleur 15 qui se mourait !

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"Une nuit! une nuit! se disait-elle; le malheureux comptera les minutes tandis que je dormirai! Demain, peutêtre, il me sera de même impossible de trouver une occasion de départ !"

Et, tout en se parlant à elle-même, ses yeux se fixaient sur les deux marchands attablés, comme si son unique ressource dût être en eux. Cependant elle ignorait quelle route ils devaient tenir, s'ils voudraient, s'ils pourraient se charger d'elle; et la pauvre fille, peu habituée à se trouver ainsi 25 seule, au milieu d'étrangers, n'osait leur adresser une question. Poussée par son bon vouloir, retenue par sa timidité, un pied en avant, la bouche entr'ouverte, elle restait en place, muette, indécise, lorsque soudain, apparaissant devant elle, la servante lui présenta un bougeoir et une clef, en lui 30 désignant du doigt la chambre qu'elle devait occuper.

Rappelée au sentiment de sa position, forcée de se décider, Teresa écarta légèrement du bras la giannina, et s'avançant, non sans une grande émotion, vers le couple:

"Pardonnez à ma question, dit-elle d'une voix trem35 blante: quelle route devez-vous prendre en quittant Turin ? La route d'Alexandrie, ma belle enfant.

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D'Alexandrie! C'est mon bon ange qui vous a con

duits ici.

Votre bon ange nous a fait prendre de bien vilains 40 chemins, signora, dit la femme.

Mais, voyons, à quoi pouvons-nous vous être utiles? ajouta le marchand.

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Une affaire pressante m'appelle à Alexandrie; voulezvous m'y conduire ?

- Impossible!

-Oh! je vous payerai bien!...deux pièces à saint JeanBaptiste? dix livres de France.

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- C'est difficile, signorina, reprit-il. D'abord, la banquette est étroite; à grand'peine on y tiendrait trois. Vous ne devez pas être gênante, il est vrai. Il y a une autre 10 difficulté, mon enfant. Nous nous rendons au marché de Revigano, près d'Asti, et non à Alexandrie. C'est à moitié route, voilà tout.

-Eh bien! dit la jeune fille, conduisez-moi jusqu'à la porte d'Asti; mais partons ce soir même, à l'instant.

- Impossible! impossible! répéta le marchand; nous ne vendons ni notre sommeil ni nos fatigues.

- Je doublerai la somme!" interrompit Teresa à voix basse.

Le mari regarda sa femme en la consultant de l'œil. "Non! non! dit celle-ci; c'est vouloir se rendre malade; puis Losca et Zoppa n'en peuvent déjà plus. Veux-tu les tuer?

· Quatre pièces! murmura le mari; quatre pièces !
Losca et Zoppa valent mieux que cela.

– Pour la moitié du chemin, la somme double !

Eh! qu'importe? mieux vaut un simple sequin de

Venise qu'une double parpaiole de Gênes!"

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Cependant, l'idée des quatre pièces, l'appât d'un gain si facile, ne tarda pas d'agir sur la femme comme sur le mari, et, 30 après quelque résistance d'un côté, force supplications et prières de l'autre, les mules revinrent à la voiture.

Teresa, enveloppée dans sa mante, à cause du froid de la nuit, s'arrangea tant bien que mal sur la banquette, entre les deux époux, et l'on se remit en route!

Onze heures sonnaient alors à toutes les horloges de Turin.

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Dans son impatience d'arriver au but de son voyage, de pouvoir bientôt transmettre une bonne nouvelle à Fénestrelle, Teresa eût voulu se sentir emportée dans un char impétueux 40

par des chevaux rapides comme le vent, et la voiture marchande pesait lourdement sur le sol; les mules foraines cheminaient pas à pas, lentement, levant un pied après l'autre ; la régularité de leur sonnerie semblait donner encore à leur 5 allure un caractère plus marqué de nonchalance.

La voyageuse se contraignit d'abord; la marche allait réveiller les pauvres bêtes, ou le fouet de leur conducteur y aiderait. Mais celui-ci, inactif du geste, se contentant d'un petit claquement de la langue pour exciter son attelage, elle 10 prit sur elle de lui témoigner combien il lui importait d'arriver promptement à Asti, afin de toucher de bonne heure à la porte d'Alexandrie.

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"Ma belle enfant, lui répondit son nouveau guide, il ne me plaît pas plus qu'à vous de passer la nuit à compter les étoiles ; il faut cependant que le marchand veille à sa marchandise. C'est de la faïence et de la porcelaine que je vais débiter à Revigano, et, si mes mules s'emportent, elles pourront fort bien ne faire que des tessons de toute ma pacotille. Quoi! vous êtes faïencier? s'écria Teresa, terrifiée du

20 coup.

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Faïencier-porcelainier, répliqua le marchand.

Ah! mon Dieu! ma sainte patronne, que faire ?...... Du moins il vous est facile d'aller un peu plus vite? Voulez-vous ma ruine?

Monsieur, j'ai tant besoin d'arriver !

Et nous donc, ma belle enfant! Est-ce une raison pour tout briser ?”

En guise de concession, le faïencier multiplia pendant quelques instants ses petits claquements; mais les mules étaient trop bien accoutumées à leur pas pour en changer.

La voyageuse se reprocha alors avec amertume de ne pas s'être informée plus tôt du temps qu'ils devaient mettre pour gagner Asti; elle se reprocha surtout de n'avoir point ellemême parcouru Turin, pour y découvrir, avec la connais35 sance qu'elle avait de la ville, un moyen plus prompt de transport; elle n'avait maintenant qu'à se résigner; elle se résigna.

La voiture suivait son train ordinaire. Losca et Zoppa n'allaient ni plus vite ni plus lentement; toutefois, marchant 40 sur les bas-côtés du chemin, elles ne faisaient plus retentir le

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