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il est, par conséquent, inutile à la république des lettres (1). La fortune est bien plus indispensable encore aujourd'hui que les imprimeries sont devenues de véritables manufactures qui coûtent plusieurs centaines de mille francs, même alors qu'elles ne sont que de deuxième ordre.

Ce ne sont plus quelques presses en bois qui valaient à peine 200 francs chacune, mais des mécaniques au prix de 6,000 à 20,000 francs qu'il faut acquérir, pour les remplacer à leur tour aussitôt que l'esprit inventif du mécanicien a trouvé de nouveaux perfectionnements. Dans ces temps de concurrence et de luttes, celui qui s'arrête un instant, qui ne se maintient pas au niveau du progrès, déchoit, et la ruine l'attend presque inévitablement. C'est pour les manufactures que semble avoir été faite la fable de Sisyphe.

Les caractères ou types d'imprimerie sont pour l'imprimeur une autre source de dépenses. Autrefois, une imprimerie marchait avec cinq ou six caractères différents qui se renouvelaient rarement, tous les vingt ans en moyenne, tant les presses à plateau de bois ménageaient l'œil de la lettre. C'était un jour remarquable dans les anciennes imprimeries que celui où une fonte nouvelle y était introduite. Aujourd'hui, il n'est pas un établissement, de deuxième ou troisième ordre, qui n'ait besoin de deux cents sortes de caractères, non compris ce qu'on appelle les lettres d'affiches et de fantaisie, qui sont trois ou quatre fois plus nombreuses. Et, comme dans le tirage à la mécanique, la pression s'opère au moyen de cylindres, et non de plateaux, l'œil de la lettre s'use plus vite, et le caractère dure à peine deux années en moyenne. On doit alors le jeter au creuset; trop heureux si, lorsqu'il est

(1) Mémoire des imprimeurs, Paris, 1721.

encore neuf, il ne faut pas l'échanger contre un autre plus à la mode, quoique bien inférieur sous le rapport de l'art à celui qu'il remplace, pour satisfaire à l'exigence d'un client. Or, chaque changement entraîne une perte de 75 pour 100 (1).

C'est sans doute par ces diverses causes que l'imprimerie, malgré le privilége derrière lequel elle s'abrite, et dont nous avons montré le peu de valeur, a toujours été une profession plus honorable que lucrative. Depuis Géring, le premier imprimeur qui vint s'établir à Paris, en 1470, et qui, étant mort sans enfants, après avoir exercé sa profession pendant quarante années, laissa tous ses biens à la Sorbonne, on cite à peine, en quatre siècles, deux ou trois imprimeurs qui aient fait fortune.

Les mauvaises chances de l'imprimerie tiennent encore au peu de sécurité de ses rapports avec la librairie, qui est un des états les plus aventureux. Si un livre réussit, il procure d'énormes bénéfices à l'éditeur, c'est-à-dire plusieurs capitaux pour un. S'il n'a pas de succès, tous les frais faits pour sa confection sont perdus sans ressources. Ainsi, un volume imprimé à 2,000 exemplaires, et qui a coûté deux francs à peine, y compris les honoraires de l'auteur, peut être vendu six ou sept francs, lorsque le public l'agrée à ce prix; mais, dans le cas contraire, les 3 ou 4,000 francs déboursés sont compromis en totalité, car l'ouvrage ne vaut intrinsèquement que le poids du papier livré à l'épicier, soit dix à quinze centimes par volume. Un tel contraste explique suffisamment les fréquents embarras dans lesquels a été jetée la librairie, dont les produits n'ont qu'un prix de convention, tandis que ceux des

(1) Le caractère neuf coûte en moyenne 4 fr. le kil.; le vieux qu'on cède au fondeur ne produit que 1 fr.

autres professions ont une valeur réelle, qui ne peut être que légèrement affectée par les circonstances. L'imprimeur se trouve, malgré lui, solidaire de toutes les chances que court. la fortune du libraire, fortune toujours incertaine et précaire, puisqu'il suffit d'une seule opération mauvaise pour absorber les bénéfices réalisés précédemment sur d'autres. C'est là une des causes principales des désastres qui, à toutes les époques, ont frappé si rudement l'imprimerie dans quelques-uns de ses membres, et souvent dans les plus distingués.

L'imprimeur ne doit pas plus prétendre aux honneurs qu'à la fortune. Dans les temps de trouble politique, de tourmente sociale, comme ceux où nous vivons, où tant de positions longuement et laborieusement acquises se trouvent bouleversées, ruinées en un seul jour, tandis que pour d'autres s'ouvrent inopinément des horizons inespérés, l'homme intelligent, énergique, aventureux, peut tenter la fortune, arriver aux affaires, s'y distinguer et parvenir peutêtre aux plus hautes charges de l'État. Cela s'est vu; il y en a encore aujourd'hui des exemples. Mais l'industriel, imprimeur ou autre, s'il veut rester dans sa sphère, peut-il espérer un sort pareil? Assurément non; trop heureux si le sillon qu'il a péniblement tracé dans les temps de calme et de prospérité ne devient pas, au jour des révolutions, le tombeau de sa fortune!

Puisse ce tableau fort triste, mais dans lequel cependant rien n'est exagéré, éclairer ceux qui se destineraient à la profession d'imprimeur en leur ôtant de dangereuses illusions. On ne saurait trop le publier, l'art d'imprimer exige des connaissances et une vocation spéciales on ne se fait pas imprimeur comme on se fait marchand, agent de change, banquier ou négociant.

Mais si ingrate que soit cette carrière, il y aura toujours quelques esprits généreux qui ne seront point arrêtés par ses difficultés. Ces merveilleuses machines qui remplacent aujourd'hui les anciennes presses; les nombreux et intelligents ouvriers avec lesquels on vit, et dont il est si facile de se faire des amis; les relations multipliées qu'on entretient avec les savants de toutes les nations; la pensée de propager des œuvres impérissables qui feront la gloire de son pays : tout cela vaut bien les jouissances d'argent que peuvent procurer des professions plus faciles!

CHAPITRE X.

DES LIVRES.

SOMMAIRE.

I. Définition du mot livre; utilité des livres; des diverses sortes de livres. - II. Formes des anciens livres livres écrits sur des tables de pierre, sur des lames de métal, sur des planches de bois ou d'ivoire, sur des feuilles, des écorces, des peaux, des étoffes, etc. Livres en rouleaux; livres carrés. Opisthographie. Instruments pour écrire. III. Des anciens manuscrits et des premiers livres imprimés. Ornementation des manuscrits. Livres imprimés par la xylographie ou gravure en bois. Livres imprimés par la typographie en caractères mobiles. Formes des caractères. Lettres ornées et coloriées. Du prix des livres avant et après l'invention de l'imprimerie. Imperfection des premiers livres imprimés.-IV. Dispositions diverses introduites dans les livres. Titres, épilogues, préfaces, notes, etc. Marques typographiques, registre, signatures, réclames, chiffres de foliotage et de pagination; colonnes, tables, papier, encre, format; impressions compactes, impressions à grands blancs.-V. Satinage, assemblage, etc.; brochure, cartonnage, reliure chez les anciens, au moyen âge et après l'invention de l'imprimerie. — VI. Bibliographes, bibliophiles, bibliomanes. — VII. Bibliothèques chez les anciens, au moyen age, chez les modernes; principales bibliothèques de l'Europe; bibliothèques françaises, bibliothèques communales.

I. Les livres ont fait dans tous les temps le délassement des esprits cultivés de toutes les conditions et à tous les degrés. C'est par eux que les connaissances s'acquièrent, se développent, s'appliquent utilement et servent à civiliser le monde.

Dépositaires de la mémoire, ils sont, pour ainsi dire, le vé

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