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L'intérieur d'une imprimerie offre une activité qui plaît et attache. Peut-être y parle-t-on trop, mais toujours d'une manière convenable. Dumarsais a dit que « dans un jour de mar«< ché, à la campagne, il se faisait plus de tropes et de figures <<< qu'en un mois, à l'Académie : » on pourrait dire avec autant de vérité que, dans certains ateliers de typographie, il se dépense plus d'esprit que dans beaucoup de sociétés savantes. Du reste, on n'y voit jamais fumer, comme on n'y entend jamais chanter ou siffler. Il suffit, pour obtenir cet ordre vraiment remarquable, de le demander à des hommes qui savent apprécier tout ce qui est juste et convenable. Nos ateliers sont situés dans un quartier très-populeux, entourés de maisons, et, depuis vingt-cinq ans, jamais un bruit parti des salles de travail n'a pu faire supposer aux voisins que, tout près d'eux, des centaines d'ouvriers se trouvaient réunis du matin au soir. Si, par exception, quelque manquement à la règle se produit, le coupable est passible d'une amende qui profite à la caisse de secours. Ainsi chaque faute entraîne une punition qui tourne au profit de ceux qui souffrent.

Les ouvriers faisaient autrefois partie de la corporation des imprimeurs, corporation puissante et honorée, qui a disparu, comme tous les priviléges, sous le souffle révolutionnaire. Il ne faut pas se dissimuler, toutefois, que, si nos devanciers sont parvenus à créer des ouvrages dont la pureté et la perfection sont, encore aujourd'hui, l'objet de notre étonnement et de notre admiration, ils le doivent, en grande partie, à ces sages règlements où le maître et les ouvriers trouvaient de salutaires garanties, et qui exigeaient de chacun d'eux des conditions de capacité, de savoir et de moralité.

Les ouvriers, inscrits sur les registres des chambres syndicales, pouvaient, à toute époque, par les extraits de ces li

TOME II.

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vres, justifier de leur conduite et de leur capacité. Les différends qui survenaient étaient jugés par une juridiction particulière. Un imprimeur ne pouvait recevoir chez lui un ouvrier ou compagnon sans savoir de quelle imprimerie il sortait, s'il était libre ou en état de travailler où bon lui semblerait, à peine d'amende, et même de destitution en cas de récidive; et, pour éviter toute surprise à cet égard, il devait indiquer, de semaine en semaine, à la chambre syndicale, les mutations dans le personnel de son imprimerie. Il ne pouvait, sans une cause raisonnable, retirer à un ouvrier l'ouvrage commencé, et encore était-il tenu, dans ce cas, de lui en fournir un autre non moins avantageux, jusqu'à ce que le premier pût être repris. Les ouvriers ne pouvaient être congédiés sans avoir été prévenus huit jours à l'avance, et un mois, s'il s'agissait d'un homme de conscience. Le visa que le commissaire de police appose aujourd'hui sur leur livret était donné par la chambre syndicale; c'est elle qui s'occupait de les placer quand ils étaient sans ouvrage. Pour n'avoir que des ouvriers capables, il était défendu aux maîtres, sous peine d'amende, de faire remise aux apprentis d'aucune partie du temps d'apprentissage, qui était de quatre années. Cet acte d'apprentissage était considéré comme chose si importante, qu'il devait être passé devant notaire. Le plus ordinairement, les correcteurs, les principaux ouvriers et les apprentis mangeaient à la table du maître.

Il naissait de ces rapports intimes et constants une affection et un dévouement qui tournaient au profit des affaires. Certains d'être appréciés à leur juste valeur, recevant comme une sorte de reflet des nobles qualités de leur patron, retrouvant en quelque sorte chez lui une famille, les ouvriers ne ménageaient ni leur temps ni leur peine, et mettaient à honneur, non-seulement de conserver intacte, mais encore d'a

grandir la réputation d'une maison qu'ils considéraient comme la leur. On ne se persuade peut-être pas assez combien cette union intime du patron et des ouvriers est nécessaire pour réussir en industrie. Celui qui assurera du travail, le rétribuera convenablement, ne demandera et n'exigera rien que de juste, tout en augmentant les salaires en raison de ses propres bénéfices, ne comptera bientôt chez lui que des ouvriers habiles, intelligents, tranquilles, dévoués, et nulle entreprise, quelque importante qu'elle soit, ne lui sera impossible.

Lorsque les mécaniques sont venues se substituer aux anciennes presses, beaucoup de typographes se trouvèrent sans ouvrage; mais nulle révolte, nulle coalition n'éclata parmi eux, ainsi qu'il est arrivé dans d'autres professions. Ils se soumirent avec résignation à cette grande loi du progrès, à laquelle nulle entreprise humaine ne saurait se soustraire. Au reste, comme toujours, ce progrès, tout en causant quelques souffrances individuelles, produisit un bien général. Des livres, des journaux purent, grâce au bon marché du tirage, être placés à un grand nombre d'exemplaires, et donnèrent à l'imprimerie une vive et heureuse impulsion. Il est hors de doute qu'aujourd'hui le chiffre général des ouvriers occupés est plus considérable qu'il ne l'était avant l'introduction des mécaniques.

Les typographes donnèrent encore une preuve de leur raison dans les jours de trouble qui suivirent la révolution de 1848 ils restèrent fidèles à leurs ateliers, et ne cherchèrent point à imposer à leurs patrons des lois impraticables et éphémères, alors que, dans presque tous les états, des ouvriers, séduits par de coupables et trompeuses théories, perdaient leur temps dans des promenades tumultueuses. Des machines furent brisées, il est vrai, dans quelques imprimeries; mais le

corps entier des ouvriers en gémit et déplora cet acte de vandalisme.

Au nombre des anciens priviléges des typographes, qui ont aujourd'hui disparu, se trouvait le droit de prélever, sur tous les ouvrages imprimés dans l'atelier, des exemplaires dits de chapelle, dont le nombre s'élevait au moins à trois et souvent à cinq. Ces exemplaires étaient rachetés par les libraires aux ouvriers, ou bien ceux-ci en opéraient la vente, et la somme qui en provenait formait un fonds destiné à secourir les ouvriers malades ou infirmes (1). Il serait à désirer de voir rétablir cet usage; mais nous voudrions que les exemplaires fussent vendus entre les ouvriers seuls, afin qu'ils pussent se faire, à peu de frais, une bibliothèque qui aiderait ainsi à répandre encore davantage parmi eux le goût de l'instruction et les plaisirs de l'intelligence.

On a prétendu que la profession d'imprimeur offrait de graves inconvénients; on a même été jusqu'à dire que peu d'imprimeurs atteignaient cinquante ans (2), et cela parce qu'ils étaient obligés de vivre au milieu de caractères composés de plomb et d'antimoine. C'est une erreur. On vit dans l'imprimerie aussi longtemps que dans toutes les autres professions; pas plus qu'ailleurs les ouvriers ne sont sujets aux inaladies d'yeux, aux attaques de goutte, aux coliques de plomb. Ces questions ont été discutées et résolues dans ce

(1) Les droits de tablier, de première banque et de chevet, aujourd'hui presque entièrement tombés en désuétude, étaient perçus au profit de la caisse de chapelle. Une partie de cette somme servait à célébrer chaque année, en l'honneur de Gutenberg, la fête de la Saint-Jean-Porte-Latine, dans laquelle patron, prote et ouvriers se donnaient les témoignages d'une mutuelle sympathie.

(2) Maladies des artisans, par Patissier. sujet. Londres, 1833.

Turner-Thakrah, même

sens par un de nos habiles chimistes, M. Chevallier, après une enquête faite avec soin dans un grand nombre d'ateliers de Paris.

En rendant justice au bon esprit dont furent animés les ouvriers typographes lors de nos dernières commotions politiques, nous ne devons pas dissimuler que, à d'autres époques, ils ne se conduisirent pas avec autant de sagesse. Pendant le XVIe siècle, quand la France était livrée aux agitations civiles et religieuses, de graves débats s'élevèrent entre les maîtres et les compagnons imprimeurs. Ceux-ci exigeaient une augmentation de salaire, ne voulaient pas souffrir parmi eux des apprentis ou, s'ils les toléraient, leur faisaient donner de l'argent, soit pour le dépenser en festins, soit pour en former une bourse commune. C'était surtout à Paris et à Lyon que la coalition se montrait plus ardente: les ouvriers abandonnèrent leurs ateliers, et plusieurs libraires furent obligés de faire imprimer des livres en pays étranger. Les maîtres imprimeurs adressèrent une supplique à François Ier qui, par ses édits de 1539, 1541 et 1542, prit des mesures coërcitives pour faire cesser ce fâcheux état de choses, si préjudiciable à l'art typographique (voir tom. Ier, p. 140). Les mêmes désordres s'étant renouvelés plus tard, Charles IX, par édit de 1571, renouvela aussi les mêmes mesures, qui furent maintenues dans les règlements dressés sous Louis XIII et sous Louis XIV, et conservées dans celui de 1723, dont elles forment les articles 41 et 42 (1).

(1) « Article 41. Les compagnons, ouvriers et apprentis ne feront aucun festin ou banquet, soit pour entrée, issue d'apprentissage, ou autrement, pour quelque cause et raison que ce soit.

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Art. 42. Défenses sont faites à tous compagnons, ouvriers et apprentis de faire aucune communauté, confrairie, assemblée, cabale ni

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