sur les Grandes et les Petites Tapes, avec le soutien de deux divisions, l'une du 3o, l'autre du 4°, et le concours des voltigeurs de la garde. A son ordinaire, le commandant en chef se plaignit d'avoir été mal compris, l'affaire n'ayant pas été menée suivant ses intentions. Le conseil fut réuni de nouveau le 10 octobre. Trois questions lui furent soumises, sur les approvisionnemens, sur la situation militaire, et, ce qui était plus grave, sur la situation politique. Au sujet des vivres, il y eut une prise très aigre entre les commandans des corps et le gouverneur de Metz, qui défendait les réserves de la place. Le pain allait manquer, mais non pas la viande des chevaux, abattus en grand nombre, parce qu'on ne les pouvait plus nourrir. Sur la question militaire, il n'y avait qu'une opinion, la sortie; mais sur la manière de l'effectuer, on n'était pas d'accord. Restait la question politique, pour la première fois évoquée devant le conseil. Le maréchal Bazaine n'osa pas exprimer toute sa pensée, sa pensée de derrière la tête, mais il la laissa suffisamment entendre. Il s'agissait de s'adresser directement au roi de Prusse et d'obtenir de lui, par une convention honorable, le libre passage de l'armée destinée au rétablissement de l'ordre en France, préliminaire indispensable au rétablissement de la paix. Pour le maréchal Bazaine et pour les initiés, le rétablissement de l'ordre, c'était la restauration du gouvernement impérial, à quoi l'on savait M. de Bismarck favorable. Cela ne fut pas dit explicitement; mais on s'accorda sur la démarche à faire auprès du roi Guillaume, et le général Boyer, premier aide-de-camp du commandant en chef, fut immédiatement désigné pour se rendre à Versailles. Par suite de difficultés soulevées par les Prussiens, il ne put se mettre en route que le 12, dans l'après-midi. Cette mission nouvelle, après le départ inexpliqué du général Bourbaki, excita dans l'armée une surprise très voisine de l'agitation. Le maréchal Bazaine ne laissa pas de s'en inquiéter. Le général Boyer ne rentra que le 17 octobre; le lendemain, le conseil se réunit pour l'entendre. Il déclara qu'il avait échoué, puis il donna le détail de ses conférences avec M. de Bismarck. Le ministre prussien lui avait nettement dit qu'avant de livrer passage à l'armée française, même pour le rétablissement d'un gouvernement régulier, il lui fallait des garanties effectives. Si le maréchal Bazaine ne se croyait pas qualifié pour signer des stipulations préalables à la conclusion d'un traité définitif, l'impératrice régente, qui avait déjà l'autorité politique, aurait, avec le concours de l'armée, l'autorité morale indispensable pour accomplir cet acte de gouvernement. C'était clair et catégorique. Avant de prendre une détermination, le conseil voulut se mieux renseigner sur l'état des esprits parmi les troupes. Le lendemain 19 octobre, les commandans des cinq corps d'armée firent leur rapport. Trois déclarèrent que leurs généraux étaient disposés à les suivre et répondaient de leurs hommes; les deux autres furent beaucoup moins affirmatifs; ils regardaient comme une imprudence grave l'épreuve qu'on voulait tenter; l'échec n'entraînerait rien de moins que la division, le déchirement de l'armée. Devant ces déclarations contradictoires, on hésitait, les chances tournaient contre l'épreuve. Tout à coup, le général Changarnier réclama la parole. C'était la première fois qu'on le voyait au conseil; comment y était-il entré? à quel titre? Après une très vive attaque au gouvernement de la défense nationale, il soutint avec non moins de chaleur la proposition suggérée par M. de Bismarck : « Là, s'écria-t-il en manière de péroraison, là seulement est le salut de l'armée, celui de la France et de la société. L'impératrice acceptera, parce que c'est le seul moyen de conserver le trône à son fils; l'armée suivra l'impératrice, parce qu'elle sera profondément touchée de la confiance que lui témoignera une femme énergique et belle! » Cette harangue emporta les votes; la proposition fut adoptée; il n'y eut d'opposans que le maréchal Le Bœuf et le général Coffinières; ils ne pensaient pas que l'impératrice pût ou voulût accepter le rôle qui lui était offert. Dans la soirée, le général Boyer partit pour Chislehurst; quatre jours après, on sut qu'il avait échoué de nouveau. L'impératrice avait refusé; devant l'histoire, ce sera son honneur. M. de Bismarck écrivit au maréchal Bazaine : « Les propositions qui nous arrivent de Londres sont, dans la situation actuelle, absolument inacceptables, et je constate à mon grand regret que je n'entrevois plus aucune chance d'arriver à un résultat par des négociations politiques. >> Ainsi s'effondrait d'un coup la scène péniblement échafaudée par le maréchal Bazaine; ainsi, même dans son imagination complaisante, s'évanouissait cette vision fantastique d'une armée française défilant, flanquée de colonnes prussiennes, sous le regard protecteur de M. de Bismarck, et, passant, par un demi-tour à droite, de la guerre étrangère à la guerre civile. VII. L'agonie commence. Le 24 octobre, le conseil se réunit. Que faire? Devait-on tenter la sortie de désespoir? Quelles chances avait-elle? La discussion se prolongea. Il fut dit que toute la cavalerie était démontée, qu'il ne restait plus par division qu'une batterie de 12 et une de mitrailleuses, dont les attelages même n'étaient pas complets. Le général de Ladmirault se décida le pre mier à déclarer nettement qu'à son avis la sortie tournerait en désastre et que l'armée serait anéantie ou dispersée dans le plus affreux désordre; un peu plus, un peu moins accentuée, cette opinion fut au fond celle des autres commandans de corps, à l'exception du maréchal Le Bœuf qui se prononça pour « l'héroïque folie. » On finit par baisser la tête en reconnaissant la nécessité impérieuse d'entrer en pourparlers avec l'ennemi. Ce fut le général Changarnier qui se chargea de porter au prince Frédéric-Charles des offres de convention dont voici le sens : « Le sort de la place de Metz resterait distinct de celui de l'armée qui serait autorisée à se rendre, avec armes et bagages, ou en Algérie, ou sur un point quelconque du territoire français, à la seule condition de ne plus combattre les troupes allemandes pendant la durée de la guerre. » Le 25, avant midi, le prince Frédéric-Charles fit au général Changarnier l'accueil le plus courtois, mais il repoussa péremptoirement ses propositions et le pria de dire au maréchal Bazaine que, ce même jour, à cinq heures, au château de Frescati, son chef d'état-major donnerait communication à l'officier-général que le maréchal voudrait bien déléguer, des conditions qu'il avait l'ordre de lui faire connaître. Ces conditions, remises par écrit au général de Cissey, délégué du maréchal, se résumaient en ce seul mot : capitulation! capitulation commune à l'armée et à la place, avec tout le matériel de guerre, canons, fusils, armes et munitions de toute espèce, drapeaux, vivres, etc. Le 26, le maréchal Bazaine donna lecture au conseil du protocole rapporté par le général de Cissey. De nouveau, le conseil reconnut, cette fois à l'unanimité, que toute tentative de sortie ne pouvait pas manquer d'être un désastre et courba la tête sous la fatalité d'une capitulation. On relut les clauses du protocole, cherchant le moyen d'y introduire quelque adoucissement : le général de Cissey déclara que, dans sa conviction, les ordres du roi de Prusse étant absolus, toute discussion serait inutile. Le maréchal Bazaine avait décidé que l'officier-général qui aurait la dure mission de rédiger le texte définitif de la convention et de la signer, de concert avec le général de Stiehle, chef d'état-major de l'armée prussienne, serait son propre chef d'état-major, c'est-à-dire le général Jarras. Celui-ci, qui avait assisté à tous les conseils, mais en simple auditeur, n'ayant pas voix délibérative, se récria et protesta vainement. Le maréchal, toujours préoccupé de faire partager aux autres sa responsabilité, surtout lorsque, dans ces dernières conjonctures, elle devenait si redoutable, déclara le général Jarras « fondé de pouvoir de tout le conseil, » et le conseil approuva. Le même soir eut lieu, au château de Frescati, la première conférence entre les deux chefs d'état-major; elle dura six heures. Il y en eut une seconde, presque aussi longue, le lendemain. Le général Jarras défendit énergiquement son terrain, pied à pied, sans pouvoir gagner sur celui d'un adversaire impassible. Le général de Cissey l'en avait bien prévenu, la discussion était inutile. Néanmoins, sur un point de dignité militaire, le général de Stiehle céda; il fut convenu que les officiers prisonniers de guerre conserveraient l'épée. Enfin, le 27 octobre, à dix heures et demie du soir, les instrumens de la convention, l'un en français, l'autre en en allemand, dûment lus et collationnés, il fallut y apposer les signatures : « A ce moment, dit le général Jarras, mon cœur battait à se rompre; ma main, pouvant à peine tenir la plume, se refusait à tracer les lettres de mon nom; j'étais anéanti; cependant je fis un effort suprême et ces deux signatures furent apposées. Je sortis immédiatement de ce château maudit pour moi. »> Un dernier conseil fut tenu le lendemain pour recevoir son rapport, qui fut approuvé. « Après m'avoir donné ce témoignage de satisfaction, ajoute le général, le conseil se sépara. Chacun de ses membres avait hâte de retourner auprès de ses troupes, afin de préparer les détails de la capitulation qui devait recevoir son exécution le lendemain 29, à midi. Au moment de cette séparation, une émotion vive, mais difficilement contenue, se lisait sur les visages, et des larmes jaillirent des yeux. Navrant spectacle que je ne puis oublier! >> il Le livre du général est tout entier à lire, mais surtout les pages consacrées à ces dernières et douloureuses journées. On y verra notamment la triste affaire des drapeaux, l'agitation qui se produisit à Metz et dans les camps pendant la nuit du 28 au 29 octobre. Le maréchal Bazaine ne reparut pas devant ses troupes; s'en alla au village de Longeville attendre l'heure d'être reçu par le prince Frédéric-Charles, au château de Corny. A midi, les Prussiens prirent possession de Metz, et l'armée, systématiquement et depuis si longtemps condamnée à l'inaction par son chef, s'en alla rejoindre en Allemagne les camarades vaincus, mais après s'être héroïquement battus à Sedan. J'ai hâte d'en finir avec ce cauchemar; mais je ne veux pas terminer sans rendre un dernier hommage à la mémoire du général Jarras. C'est à lui, c'est à ce témoin loyal et sûr que je dois de connaître à fond l'homme qui, tout aux rêves d'une infatuation délirante, a pu misérablement oublier ce que, dans le procès de Trianon, le président du conseil de guerre a dû lui rappeler d'un mot simple et grand : la France! CAMILLE ROUSSET. ALLER ET RETOUR TROISIÈME PARTIE (1). VII. L'effet produit par l'histoire de François fut divers dans le pays. Morlaix, une fois encore, vit ses espérances anéanties. Marcel semblait dans son droit légitime de propriétaire pillé tombant en pleine nuit sur un voleur. Le fermier lui-même se refusait à porter plainte. Au fond, le procureur le pensait indemnisé par le comte de Mersolles; mais nulle preuve n'en pouvait être faite. Davaut, de son côté, inclinait vers le silence. Il se montrait sans inquiétude de la candidature de Mersolles, la jugeant suffisamment compromise par cette aventure. Les femmes étaient favorables à Marcel. Au cercle, les jeunes, Pousset, Marinval et les Dardois parlaient de lui avec admiration; les boutiquiers paisibles trouvaient sa conduite très crâne; tandis que les propriétaires étalaient une joie bruyante, concentrant sur François les haines blêmes des maraudes et des vols dont ils étaient tourmentés, jugeant la propriété vengée, sauvegardée dans l'avenir par cet exemple. Louvain, lui, gardait sa tranquillité de paysan finaud; il disait, en se passant la main sur la tête: -Ah! pardi! On est le maître chez soi! Sa femme allait plus loin; elle regrettait que François ne fût pas resté sur le coup: c'eût été une canaille de moins! (1) Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet. |