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sèrent la Princesse. Elle tint bon. Pourtant elle ne fut jamais une femme instruite : le fond primitif était trop pauvre. Un demi-siècle plus tard, écrivant à son petit-fils pour lui vanter le bonheur d'apprendre des leçons, elle ajoutait dans son langage imagé : — « De mon temps, nous étions si ignorantes, que nous bayions à propos de tout comme une vache devant une nouvelle porte. »>

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Vers onze ans, elle eut une passion digne d'une princesse de conte de fées pour Charles VII, l'empereur éphémère vaincu par MarieThérèse. Il était très beau et très bête. Du moins il parut éblouissant aux Francfortoises quand il vint dans leur ville se faire couronner (1742). C'était encore le bon temps où il suffisait d'avoir coiffé une couronne, fût-elle en carton, pour être paré de grâces surnaturelles par les imaginations féminines. Élisabeth aperçut Charles VII le vendredi saint, tandis qu'il visitait les églises, vêtu d'un long manteau noir et suivi d'une foule de seigneurs et de pages. Elle le suivit, le vit s'agenouiller au dernier banc, parmi les mendians, et fut pénétrée d'admiration. Jamais elle n'oublia cette figure. Il avait des yeux! et des cils! et une manière de « voiler son regard » avec ses cils! qui étaient tout à fait irrésistibles. Elle le revit une autre fois à une cérémonie publique. Il avait un manteau rouge, et elle cria : « Vive l'empereur! » avec un tel entrain, qu'il la regarda et lui fit un petit signe de tête. Ce sont de ces choses qui font époque dans la vie d'une petite fille. Élisabeth Textor sentit « qu'une grande porte s'était ouverte dans son cœur. » On prétend que, parvenue à l'extrême vieillesse, elle était encore remuée d'une émotion juvénile au souvenir du bel empe

reur.

Tandis qu'elle rêvait, en mettant sa cornette, à son prince Charmant, le bonhomme Textor songeait prosaïquement à l'embarras de marier quatre filles sans dot. La providence vint à son secours en inspirant des pensées ambitieuses à Caspar Goethe, fils de l'aubergiste du Saule. Caspar était riche, et il avait le titre de conseiller impérial. Le moment lui semblait venu de prendre pied dans la bourgeoisie en s'alliant à une vieille famille. Il demanda la main d'Élisabeth Textor, qui finissait à peine de grandir, et le père la lui donna sans difficulté. Le futur était déjà barbon et il avait mauvais caractère, mais c'était un homme droit et un bon parti. La future se soumit à son sort « sans beaucoup y réfléchir. » A quoi bon? Il n'en aurait été ni plus ni moins. La voix du chef de famille était alors la voix du destin, et il était contraire aux principes d'Élisabeth Textor de se tourmenter inutilement. — « Quand on est forcé d'avaler le diable, disait-elle, il ne faut pas trop le regarder. » Elle avala son époux les yeux fermés, et ils se marièrent le 20 août 1748.

II.

Ils allèrent habiter rue de la Fosse-aux-Cerfs, chez la grand❜mère vêtue de blanc et semblable à une ombre. La maison était antique et biscornue. Les étages faisaient saillie sur le rez-de-chaussée, mettant une grande ombre sur la rue. A l'intérieur rien n'était de niveau et tout allait de guingois. Ce n'était que coins et recoins, passages obscurs, pièces borgnes, marches à descendre ou à monter. Une maison faite exprès pour jouer à cache-cache. La nouvelle épousée en aurait été bien capable; ce n'était encore qu'une enfant; mais M. le conseiller impérial nourrissait des pensers plus graves. Le premier passe-temps qu'il offrit à sa jeune femme fut de faire des pages d'écriture. L'italien suivit, puis ce fut le tour de la musique. L'élève avait de la bonne volonté, et Caspar Goethe se livra en paix à sa vocation de maître d'école. Son honnête cervelle était bourrée de plans et de systèmes qu'il comptait appliquer à ses fils, quand il en aurait; en attendant, il se faisait la main sur sa femme. Et ainsi se passa leur lune de miel.

Un an après leur mariage, le 28 août 1749, un fils leur naquit, à demi mort. On eut beaucoup de peine à le ranimer. Enfin, il ouvrit les yeux. On lui mit une robe bariolée, un bonnet orné de fleurs en argent, et on le porta à l'église, où il reçut au baptême les noms de Jean Wolfgang. Quinze mois plus tard vint une fille, l'étrange Cornélie de Poésie et Vérité. D'autres enfans moururent en bas âge.

Voilà Mme Goethe occupée à bercer un marmot de génie. Quelque aimable qu'elle fût, c'est par son rôle de mère qu'elle nous intéresse avant tout. Sans son Wolfgang, elle aurait passé ignorée sur cette terre, comme tant d'autres charmantes créatures qui ont accompli leur devoir obscurément et sans gloire. La Providence lui ayant confié un de ses nourrissons de choix, on est naturellement curieux de voir comment elle s'en est tirée et si elle avait tout d'abord compris l'importance de sa tâche. Je connais peu d'histoires plus exquises. C'est une jolie chose qu'une femme qui devient illustre, simplement parce qu'elle a été une bonne et brave femme.

Elle devina sur-le-champ que son fils serait un homme extraordinaire. En bonne conscience, il n'y a pas à lui en savoir gré; d'innombrables mères ont la même intuition, sans que les déboires des autres puissent les désillusionner. Mme Goethe étant tombée juste, on a recueilli pieusement le souvenir des riens qui l'avaient confirmée de jour en jour dans sa conviction, et cela est touchant

à force de puérilité. Tout lui était révélation : les pleurs « douloureux » de son nourrisson, sa manière de regarder la lune, son aversion pour les enfans laids, et jusqu'à ses fréquentes colères. Sitôt qu'il marcha, ce fut « avec beaucoup de majesté. » Sitôt qu'il put jouer, ses camarades « furent toujours ses laquais. » A sept ans, il répondit un jour avec fierté : « Ce qui suffit aux autres ne me suffit pas, à moi. » La mère gardait toutes ces choses dans son cœur. Elle n'en oublia jamais la moindre bagatelle. Quelque temps avant sa mort, elle disait à Bettina, la confidente des derniers jours : - « Ces pensées sont de l'or pour moi (1). »

A l'époque où elle prononçait ces mots, il se mêlait à sa tendresse un légitime orgueil. Ce fils chéri, favori des dieux, aussi beau qu'intelligent, et qu'elle avait senti dès le berceau tout palpitant de forces impatientes, elle savait qu'il lui avait dû dans son enfance plus et mieux que des soins de nourrice. Elle avait contribué au glorieux épanouissement de son esprit, gêné dans son expansion par les manies du père. La routine bourgeoise s'était faite oppressive et triste à leur foyer. Mme Goethe la contrecarra perpétuellement, tantôt sans y penser, parce qu'il lui était impossible de ne pas avoir ses idées à elle et de ne pas les crier sur les toits; tantôt parce qu'elle se souvenait de ses propres aspirations vers des horizons plus larges, au temps où ses sœurs l'appelaient la Princesse parce qu'elle aimait à lire. Le père s'appliquait à faire entrer l'esprit de ses enfans dans un moule décent et correct où il n'y eût place pour aucune hardiesse. La mère les excitait sans cesse à faire éclater les moules. Wolfgang et Cornélie furent à peine hors du maillot, que le contraste des deux influences devint sensible.

Il se dessina d'abord à propos de la question qui domine toutes les autres en éducation, et sur laquelle on variera éternellement. L'heureuse floraison d'une jeune intelligence dépend des soins donnés à l'imagination, au détriment de la pure raison, et nous savons que jamais l'accord ne s'est fait sur la mesure à garder. Caspar Goethe avait la tête trop froide pour admettre le plus léger partage, et pour reconnaître d'autres droits que ceux de la raison. Il s'attacha donc de très bonne heure à combattre chez ses enfans le sentiment du mystérieux et de l'invisible. Par bonheur pour eux, il avait épousé une femme qui méprisait profondément « les gens pour lesquels le soleil levant n'est plus un miracle, » et

(1) Goethes Briefwechsel mit einem Kinde. Nous citons en général la traduction de Séb. Albin. La passion romanesque de Bettina Brentano pour Goethe vieillissant est bien connue. Leur correspondance ne doit être lue qu'avec la plus grande défiance; Bettina y a tant ajouté du sien avant de la livrer à l'imprimeur, qu'on l'a appelée avec raison un roman historique.

qui devait descendre de quelque vieux rapsode, à en juger par son talent singulier de conteuse. Mme Goethe défaisait innocemment ce que son mari avait fait. Il travaillait à bannir de sa maison le frivole et le chimérique. Elle s'installait sur la fameuse chaise verte surnommée dans la famille « la chaise aux contes, » et elle improvisait aux enfans des histoires qui se passaient dans les étoiles. Pendant des soirées entières, un flot d'absurdités poétiques coulait de ses lèvres souriantes, et allait remplir de visions merveilleuses la cervelle de ses petits auditeurs, haletans de curiosité et d'émotion. Wolfgang s'envolait dans le pays du bleu, où les belles princesses dont il venait d'entendre les aventures s'avançaient avec bonté au-devant de lui, et lui disaient la suite de leurs épreuves. Le lendemain matin, la prose reparaissait avec M. le conseiller impérial, mais le mal était fait; l'enfant avait eu une échappée sur l'irréel, et cela ne s'oublie pas.

Mme Goethe crut toute sa vie qu'elle avait été pour quelque chose dans le talent de narrateur de son fils, et celui-ci n'en doutait pas. Il a dit dans les Xénies: « Je tiens de mon père la stature, la conduite grave, de ma mère l'enjouement et le goût de conter. »> Le père ne sut pas non plus sauver ses élèves d'une autre influence aussi pernicieuse que celle de la « chaise aux contes. >> A la Noël de 1753, la grand-mère en blanc avait donné un guignol à ses petits-enfans. M. Goethe blâma ce présent. On voit dans Wilhelm Meister, qui est ici très exact, qu'il allait répétant: «< A quoi cela est-il bon ? Comment peut-on perdre ainsi son temps? » Au fond, il flairait un danger. Sa femme intercéda en faveur des marionnettes. Elle plaida la cause de David et de Goliath, qui attendaient dans la caisse, au bout de leurs fils, la permission d'en venir aux mains, et elle l'emporta. Le petit théâtre se dressa dans une chambre, et « créa dans la vieille maison un monde nouveau. » On le fit disparaître après deux représentations, mais Wolfgang en avait reçu une impression profonde, et celle-ci se tourna en exaltation certain dimanche, resté cher à la scène allemande, où il découvrit les marionnettes dans la chambre aux provisions, parmi l'amoncellement de sacs, caisses, boîtes, paquets, pots, bocaux et bouteilles, sans lequel il n'y avait pas jadis de bonne maison. Il venait de voler des pruneaux, des pommes sèches et une orange confite, et il se retirait doucement. Un « secret pressentiment >> lui fit soulever un dernier couvercle, et il vit ses héros couchés en tas. Il les prit pour les contempler David et Goliath sentaient bon l'épicerie, ce qui les lui rendit encore plus chers. Quelques semaines plus tard, il était devenu, avec la complicité de sa mère, l'impresario du guignol, et il s'initiait avec ardeur à l'art de donner la vie aux personnages créés par son imagination. Son

père continuait à gronder, mais en pure perte; le mal était fait, comme pour les contes.

M. Goethe prenait sa revanche à l'heure des leçons. Il régnait seul dans la classe, et son joug était pesant. Il avait résolu de longue date de faire lui-même, avec l'aide de quelques maîtres particuliers, l'éducation de ses deux enfans, selon un programme longuement médité, tendrement caressé et où il n'avait omis qu'un détail : il n'avait inscrit nulle part que son fils serait un homme de génie. Le génie de Goethe fut l'accident qui gâta tout. Il amena entre son père et lui des froissemens qui auraient tourné à l'aigre sans l'intervention de la mère. Le pauvre conseiller avait senti dès les rudimens que son élève lui échappait et le jugeait. Il en fut d'autant plus dépité, que Wolfgang avait une facilité extraordinaire ; personne ne pouvait dire le contraire. L'enfant apprenait en se jouant des leçons qui auraient coûté des semaines d'efforts à son père. Combien n'était-il pas déplorable de voir employer de si belles facultés à satisfaire des goûts frivoles! Caspar Goethe ne fut jamais bien convaincu, même après Gatz von Berlichingen et Werther, que son fils n'avait pas manqué sa vraie vocation en refusant de se consacrer au droit, à l'imitation de ses ancêtres les Textor. << Il m'assura souvent, disent les Mémoires, et à diverses époques, tantôt sérieusement, tantôt par forme de badinage, qu'il aurait usé tout autrement de mes dispositions, et qu'il ne les aurait pas prodiguées aussi négligemment (1). »

Le zèle intempérant du professeur n'aidait pas à lui concilier ses élèves. Dans la meilleure intention du monde, il les instruisait à tout propos, sans leur laisser de répit. Sa maison aurait fait la joie de Philaminte. On y avait des manières de se dire bonjour dignes de Trissotin; on a retrouvé dans les papiers de Goethe les brouillons des complimens en latin ou en grec qu'il débitait le matin à son père. Le frère et la sœur avaient-ils l'occasion de s'écrire, leurs lettres étaient des thèmes français ou anglais, qu'on se corrigeait mutuellement et qui donnaient lieu à d'agréables échanges de réflexions grammaticales. Une fête devenait le prétexte d'une conférence d'histoire. La récréation du soir se passait à lire des relations de voyages, en face de plans et de cartes sur lesquels M. Goethe montrait du doigt les endroits nommés, en énumérant leurs produits et leurs curiosités. Il aurait rendu des points à Mme de Genlis pour l'art de tirer une leçon de tout, à cette différence près que Mme de Genlis était amusante, tandis qu'il était suprêmement ennuyeux.

Une seule fois, et bien malgré lui, il dut interrompre son œuvre

(1) Traduction de Jacques Porchat.

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