Page images
PDF
EPUB

Lucie s'approchait pour rentrer le chevalet; mais, devant le tableau, elle attendit un moment, voyant le regard pensif du comte s'y attarder. Il parut s'éveiller :

Faites, faites!

Pourtant il s'informa, d'un air détaché :

Elle est souffrante, Mlle Marcelle? Je la trouve pâlie, changée.
Oh oui! monsieur le comte!

Qu'a-t-elle donc ?

La fille se tenait devant lui, les mains aux poches de son tablier, une hésitation inquiétante dans toute son attitude, dans le petit coup de menton dont elle avança le visage.

Elle répondit enfin :

- Je... je ne sais pas, monsieur le comte.

Mais son visage la démentait; son regard attendait, provoquait presque. Mersolles faillit perdre de son calme condescendant, devinant une réticence calculée. Puis une angoisse l'emporta. Il prit son portefeuille :

[blocks in formation]

Mon Dieu, monsieur le comte, moi, mademoiselle ne m'a rien conté? Tout ce que je puis dire, c'est que M. le vicomte paraissait se plaire beaucoup avec mademoiselle... Un jour ils se sont trouvés dans le parc... Mademoiselle est revenue toute pâle. Ensuite, je ne sais plus rien.

Mersolles laissa tomber un billet de banque aux mains de la fille, tourna le dos, se raidissant pour ne pas tomber. Une vision terrible, une vision de brutale réalité le terrassait encore une fois en plein rêve. De nouveau son œuvre mauvaise se dressait contre lui. Marcel avait passé par là, et toute pureté était souillée, toute joie était détruite. Une haine furieuse lui tordit le cœur, un besoin d'anéantir cet être, de l'écraser sous son talon. Il allait d'un pas titubant d'ivresse. Puis il parut s'éveiller, regarda autour de soi la nuit tombante. Alors un éclat de rire le secoua, le rire d'autrefois dont il souffleta la pensée de Marcelle, et toutes les candeurs rêvées, et toute la poésie enveloppante des choses, et tout ce qui semblait pur, et tout ce qui semblait bon, dans une volupté de blasphème et de désespérance.

(La dernière partie au prochain no.)

JEAN REIBRACH.

LE

CARDINAL

MAURY

I.

Au XVIIIe siècle, on ne se faisait pas une idée bien austère du sacerdoce. C'était une carrière comme les autres, comme la magistrature ou comme l'armée, avec cette différence que les grades ne s'y achetaient point et qu'il n'était pas besoin de produire un certificat de noblesse pour obtenir les ordres. On se faisait d'église, comme on se serait fait de robe ou d'épée, sans qu'une vocation spéciale parût une condition nécessaire. Le plus souvent, les convenances de fortune et de famille étaient seules consultées. Pour les cadets de grande maison, la carrière ecclésiastique était un moyen de ne pas trop souffrir des conséquences du droit d'aînesse. Pour les roturiers, elle était un passage du troisième ordre de l'État dans le second. A un jeune homme pauvre, sans relations, sans appui, mais bien doué et désireux de sortir de la médiocrité, elle offrait plus qu'aucune autre voie des perspectives séduisantes. Maint exemple montrait qu'un clerc intelligent pouvait aisément, pour parler comme La Bruyère, se pousser dans le monde, et marcher de pair avec les plus honnêtes gens. Sans même prétendre aux hautes dignités qu'un usage presque toujours suivi réservait alors aux hommes de grande naissance, il pouvait conquérir assez vite l'aisance et la considération, et plus tard, si les circonstances lui venaient en aide,

les honneurs et la richesse. Tel fut le secret de la vocation de bien des hommes n'ayant guère d'ecclésiastique que l'habit, de Voisenon, de Terray, de Prévost, et sans doute aussi du brillant écrivain et orateur, sur lequel une publication récente vient de rappeler l'attention, l'abbé, puis cardinal Maury (1).

Jean Siffrein Maury naquit en 1746 à Valréas, en terre papale. Son père, simple cordonnier, était beau parleur et naturellement spirituel comme on l'est souvent en ce pays-là. Il réunissait dans sa boutique les beaux esprits du lieu. On y parlait politique, on frondait l'administration du vice-légat, on tenait des propos peu révérencieux pour l'Église et pour ses chefs. C'est sans doute à cette origine et à ce milieu que Maury est redevable de ce qui a caractérisé le plus nettement sa personnalité : l'esprit naturel et primesautier, esprit de reparties et de bons mots, qu'il eut au suprême degré, et la rusticité, la vulgarité de langage et de manières dont il ne se dépouilla jamais. Le jeune Jean Siffrein fit ses premières études chez un vieux prêtre du Buis, aux Baronnies, puis au collège de Valréas, puis à Avignon, au séminaire diocésain et au séminaire provincial. Dans ce dernier établissement, il occupa la cellule où avait demeuré avant lui le père Bridaine, le prédicateur populaire, dont les missions, sur tous les points de la France, ont eu pendant un demi-siècle un si grand retentissement. Cette circonstance, d'après son dernier biographe, n'aurait pas été sans influence sur la vocation religieuse du jeune Maury. N'est-ce pas tirer une bien grosse conséquence d'une coïncidence fortuite? Jamais deux hommes ne furent plus dissemblables que Bridaine et Maury. Jamais ce dernier, qui fut plus éloquent au sens littéraire et académique du mot, n'eut à son actif les triomphes populaires, que valurent à Bridaine l'accent de la foi, l'enthousiasme religieux et le désintéressement absolu des pompes terrestres. La vocation de Maury, nous croyons en avoir indiqué déjà les causes. Très brillant élève, en même temps que très joyeux compagnon, réalisant au plus haut point le type de l'homme du midi, en qui la vie s'épanouit avec tant de force, il aspirait à montrer ce qu'il se sentait de talent sur un théâtre plus vaste que Valréas, Carpentras ou même Avignon, qui n'avait plus Pétrarque et pas encore les félibres. Pour cela, il fallait prendre le petit collet. Il put choisir, d'ailleurs, entre Rome et Paris. Instruit des grandes espérances que ses maîtres concevaient de lui, le vice-légat lui offrait la protection de l'académie des Arcades. Mais les gens du Comtat, si

(1) Correspondance diplomatique et Mémoires inédits du cardinal Maury (1792-1817), annotés et publiés par Mgr Ricard, 2 vol. in-8°. Lille, 189'.

longtemps sujets du saint-siège, n'aimaient pas l'Italie. Au xive siècle, l'horreur que causait aux cardinaux français la perspective de franchir les Alpes et de résider à Rome a prolongé de quinze ans la captivité de Babylone, et leur désir immodéré de revoir la Provence a contribué beaucoup au grand schisme d'Occident. Au siècle dernier, les Comtadins se sentaient déjà Français. C'est vers Paris qu'ils tournaient leurs regards. Maury, sûr de luimême, dédaigna les faveurs de l'académie des Arcades, obtint non sans difficulté de sa famille l'exeat et le viatique, alla rejoindre à Montélimar le coche de Paris, et se confia vaillamment à sa fortune. Ajoutons à son honneur que, s'il quitta les siens et la terre natale, il leur garda toujours un tendre souvenir. Non-seulement il aida sa famille, mais, devenu riche, il l'enrichit. Il dota ses nièces et les maria brillamment. Il assura le sort de ses neveux. Loin de rougir de son humble origine plébéienne, il fit toujours un accueil cordial aux gens de son pays qui la lui rappelaient et ne manqua jamais l'occasion de leur marquer sa générosité. Peutêtre un peu de vanité s'y mêlait-il? Il est flatteur de secourir ceux qui vous ont connu pauvre. Ce fut néanmoins un beau côté de son caractère.

L'état d'esprit de Maury pendant son voyage n'est pas difficile à deviner. C'est l'ivresse des jeunes méridionaux, et ils sont nombreux, qui marchent à la conquête du nord, comme pour prendre leur revanche de l'invasion des barbares. A Avallon, un étudiant monte dans le coche. La conversation s'engage. Les rêves d'avenir, de succès, de grandeur bouillonnent dans la tête de l'abbé. — Vous serez archevêque de Paris, lui dit l'étudiant. Quand vous serez ministre, répliqua le futur cardinal. L'étudiant s'appelait Treilhard. Arrivé dans la capitale, Maury se montre d'emblée un lutteur accompli dans ce struggle for life particulier, qui est et était déjà le lot des jeunes ambitieux. Tout en donnant des leçons pour vivre, il se créait des relations utiles. Son premier protecteur fut Lebeau, l'auteur d'une Histoire du Bas-empire, qui enseignait l'éloquence latine au Collège de France. Grâce à l'amitié de Lebeau qu'il avait charmé, il étendit bientôt le cercle de ses connaissances dans le monde des lettres. Rasé et poudré dès huit heures du matin, il visitait les écrivains, il se montrait partout où il voyait quelque profit à tirer. Doué d'une physionomie agréable et expressive, d'un esprit intarissable, d'une mémoire merveilleuse, lisant beaucoup et retenant tout, plein de gaîté, il exerçait une séduction générale. Point timide, il possédait l'art, si précieux pour parvenir, de s'insinuer dans la familiarité des gens arrivés, de ceux qui créent l'opinion et dispensent la notoriété. Deux ans après son arrivée à Paris, il se

sentait déjà si bien en selle qu'il disait à Mercier, le polygraphe à qui nous devons les tableaux de Paris: « Je serai académicien avant vous. » L'événement lui donna raison. Un an plus tard, devisant avec ce même Mercier, ce n'était plus l'un des quarante fauteuils qu'il se promettait, c'était la chaire de saint Pierre. Il vaticina qu'il serait pape. Cette fois, l'événement devait lui donner tort; mais nous verrons que par deux fois ce candidat à la papauté a pu croire que ses espérances sortiraient du domaine des rêves. En attendant, il employait pour se pousser le mode le plus classique. Il prenait part aux concours de l'Académie, il écrivait des éloges. Ce genre littéraire, qui fit la gloire de Thomas, était alors dans sa fleur. Il consiste à écrire, à commandement, sur un personnage que l'on n'a pas choisi, et pour lequel on peut ne se sentir aucun goût, un morceau plus ou moins oratoire où l'on exalte de parti-pris les mérites de ce personnage. Pour le grandir, on le compare à ceux qui l'entourent, amis, ennemis, rivaux, sur lesquels on met en relief son écrasante supériorité. Ses défauts deviennent des qualités ou, si la transmutation est impossible, sont soigneusement masqués. Pour émoustiller les curiosités, quelques allusions sont glissées çà et là dans le récit. Maury concourut en 1776 pour l'éloge de Charles V le Sage. Il n'eut pas l'honneur d'être couronné, mais cet échec ne l'empêcha pas de publier son discours. C'est un brillant tableau des vertus de Charles V. Le jeune abbé, non encore, il est vrai, investi des ordres majeurs, oppose la sagesse de ce prince à la folie de ses prédécesseurs, qu'il représente « dévastant les forêts, dépeuplant les campagnes, immolant leurs sujets dans les malheureuses expéditions des croisades. » On voit que l'auteur sacrifiait résolument à l'esprit du siècle. Pas plus que ses contemporains il ne comprenait la beauté et la grandeur de ce mouvement qui entraîna des milliers de chrétiens vers le berceau du christianisme, de ces expéditions où notre peuple de France témoigna de cette force intermittente d'expansion, que possédaient déjà les Gaulois des anciens âges et dont il a donné, il y a moins d'un siècle, une nouvelle et si éclatante preuve. Au surplus, ce qui paraît à Maury le plus admirable chez Charles V, c'est que « sous son règne, le mérite conduisait aux honneurs. » Il est difficile de ne pas voir dans ces mots un reflet de ses préoccupations ordinaires. S'ils impliquent une satire de la France d'alors, l'abbé devait démontrer bientôt que le reproche était peu fondé. Sous Charles V, son mérite, joint à son talent de le faire valoir, ne l'eût sans doute pas conduit aux honneurs plus vite qu'il n'y parvint.

« PreviousContinue »