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Tu as passé soixante-dix ans, et tu voudrais toujours être sur des roses! >>

Elle eut encore une « explosion» de joie à l'automne de 1806, en apprenant que Goethe avait régularisé sa situation et épousé Christiane: « Je te souhaite dans ton nouvel état toutes les bénédictions, tous les bonheurs, - toutes les prospérités, tu as agi selon le souhait de mon cœur. Que Dieu vous conserve!

Vous avez ma bénédiction du fond du cœur. »

Moins de deux ans plus tard, elle tombait malade pour ne plus se relever. Sa mort est sans contredit plus originale et plus belle, dans sa simplicité bourgeoise, que celle de toutes les héroïnes de tragédie, classiques ou romantiques. Sans compter qu'elle a l'avantage d'être vraie.

Elle commença par défendre de déranger son fils, qui était aux eaux, puis elle régla les détails de son enterrement. L'usage de Francfort était d'offrir du vin et des gâteaux aux personnes qui suivaient le convoi. Mme Goethe indiqua les vins à donner, fixa la grandeur et le nombre des gâteaux et recommanda à sa cuisinière d'y mettre assez de raisins de Corinthe, ajoutant qu'elle n'avait jamais pu souffrir les craquelins où l'on avait ménagé les raisins, et que ça la fâcherait encore au fond de sa tombe. Le matin du jour où elle mourut, une famille qui ne la savait pas malade l'invita à une assemblée. Elle fit répondre « qu'elle priait de l'excuser; qu'elle était occupée à mourir. » Vint ensuite un menuisier, qui fit ses offres de service pour un cercueil. Elle lui répondit ellemême, fort tranquillement, qu'elle regrettait qu'il fût venu trop tard, mais qu'elle avait déjà tout commandé; et elle lui fit donner un pourboire pour le dédommager de s'être dérangé inutilement. Vers midi, elle expira doucement. C'était le 13 septembre 1808. Mme Aia avait soixante-dix-sept ans.

La nouvelle de sa mort arriva à Weimar au milieu d'une fête en l'honneur de son excellence le conseiller privé von Goethe, qui daignait revenir des eaux de Carlsbad. Nous savons ce qu'il éprouva par une lettre de Vulpius, le frère de Christiane, à son neveu Auguste Goethe, qui faisait alors ses études à Heidelberg: <«<- La maison était pavoisée de couronnes, de guirlandes et de tapis, garnie d'orangers et semée de fleurs. Après le dîner, il fallut le dire à ton père. Il fut tout chose. » Allons, tant mieux, car il se posséda singulièrement dans ses lettres et devant le public. A la personne qui lui a annoncé la nouvelle, il répond: «La mort de ma chère mère a beaucoup attristé mon retour à Weimar. » Quelques jours plus tard, il écrit à sa nièce Louise, la fille de Cornélie: Notre bonne mère nous a encore quittés trop tôt; cependant nous pouvons nous consoler par la pensée qu'elle a eu une vieil

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lesse heureuse. » Le même jour, un ami de la famille écrit à Auguste Goethe, à Heidelberg: « Bien que frappé par cette nouvelle, votre père va bien, et il est gai, au moins devant nous. »> La petite Bettina, l'une des adoratrices les plus exaltées du dieu vieillissant, osa cependant écrire à Goethe au sujet de sa mère, qu'elle avait soignée jusqu'à la fin: «<- Les gens disent que tu te détournes volontiers des tristesses qu'on ne peut plus empêcher; ne te détourne pas de la mort de ta mère; apprends à la connaître, combien elle a été sage et tendre dans ses derniers momens, et quelle puissante poésie il y avait en elle. » Ces lignes sont à l'honneur de Bettina. Elle avait compris la grandeur d'une mort parfaitement simple, d'une mort envisagée et traitée, par la créature agonisante, en fonction naturelle qui ne dispense pas même de la politesse et des bienséances; et elle avait rappelé à un fils trop distrait par sa gloire de qui il tenait ses plus beaux dons. Goethe n'aurait eu qu'à rapprocher de la lettre courageuse de Bettina un mot tracé pour lui par Mme Aia pendant les années de solitude: << - Bien des gens trouveraient ma vie trop uniforme; moi pas; mon corps est si tranquille, et ce qui pense en moi est si actif. Je puis passer toute une journée seule, m'étonner de ce que le soir est venu, et être contente comme une déesse. » Ainsi complété, le tableau des origines intellectuelles et sentimentales de ce grand homme est très clair. Il tenait de son admirable mère la sagesse sereine, «la puissante poésie » et l'activité de ce « qui pense. » Pour la sensibilité, il avait pris du côté de son père, le dur Caspar Goethe. Cette idée l'aurait humilié. Il l'aurait trouvée insultante. Que ce soit son châtiment pour avoir ingratement délaissé Mme Aia.

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Celle-ci ne mourut pas du moins, comme son époux, sans avoir vu l'avènement de la classe moyenne. Elle avait assisté à la révolution française et à la dislocation du saint-empire romain. Sous l'influence de ces grands événemens, l'ombre du passé se retirait peu à peu de dessus les Werther et les Saint-Preux, et des horizons radieux, immenses, infinis en apparence, s'ouvraient devant les fils de la bourgeoisie. Wolfgang Goethe avait trahi sa caste, le jour de faiblesse où il avait accepté d'être anobli pour s'asseoir sans scandale sur les tabourets sacrés des salons princiers. Mais Bonaparte traîna les bottes de ses soudards jusque sur les trônes, et il n'y eut plus à s'en dédire la bourgeoisie régna. Pour combien de temps? C'est ce que tout le monde se demande en ce moment, excepté elle.

TOME CXII.

1892.

ARVEDE BARINE.

5

LE

TRAVAIL DES

DES FEMMES

AUX ÉTATS-UNIS ET EN ANGLETERRE

A la veille du jour où un projet de loi, ballotté du sénat à la chambre des députés et de la chambre des députés au sénat, va, pour la première fois en France, réglementer le travail des femmes, il ne paraîtra peut-être pas sans utilité d'étudier leur condition industrielle dans deux grands pays différens du nôtre par plus d'un trait, mais comparables cependant par l'intensité de leur vie économique, je veux dire les États-Unis et l'Angleterre. Le rapprochement présente d'autant plus d'intérêt que ces deux pays vivent sous l'empire d'une législation industrielle différente. En Angleterre, le travail des femmes est depuis un certain nombre d'années réglementé d'une façon assez minutieuse. Aux États-Unis, la législation varie suivant les états. Dans quelques-uns, le travail des femmes est soumis à une surveillance plus théorique que réelle; dans les autres il est absolument libre. Comme la question qui s'agite en France est précisément de savoir si le travail des femmes sera libre ou réglementé, ce n'est pas perdre absolument son temps que de s'enquérir de l'influence que paraît avoir exercée dans les deux pays que je viens d'indiquer la liberté ou la régle

mentation.

I.

Un décret récent vient de créer en France un office du travail à la tête duquel on a mis un directeur et deux chefs de division, et dont on a complété la composition en leur adjoignant douze employés et trois garçons de bureau. Tout ce personnel aidant, cette institution née d'hier pourra, si elle comprend bien son rôle, rendre de grands services. Mais ce qu'elle aurait assurément de mieux à faire, ce serait de prendre pour modèle le bureau du travail qui fonctionne depuis onze ans aux États-Unis et qui publie tous les ans un gros volume de documens libéralement envoyé en Europe aux amateurs de statistique sociale. C'est ainsi qu'une année le bureau du travail américain a ouvert une enquête sur les grèves et leurs conséquences, une autre année sur la condition des employés de chemins de fer, une autre année encore sur les frais de production dans les industries les plus importantes. En passant ainsi les questions en revue une à une et en se bornant à réunir des documens dont il laisse aux publicistes le soin de tirer des conclusions, le bureau du travail qui siège à Washington me paraît avoir adopté une excellente méthode d'investigation qui devrait être et qui sera, je n'en doute pas, imitée chez nous.

Parmi les volumes qu'a publiés le bureau du travail des ÉtatsUnis, un des plus instructifs est à coup sûr celui qui a paru en 1888 sur la condition industrielle des femmes dans les grandes villes. Si intéressant qu'il soit, ce volume le serait plus encore si le bureau du travail avait cru devoir étendre son enquête à toutes les professions féminines, qui sont si nombreuses aux États-Unis. On sait, en effet, que les Américaines se sont affranchies depuis longtemps du préjugé qui, dans notre pays, condamne encore les femmes, lorsqu'elles ont besoin de gagner leur vie, à ne donner que d'éternelles leçons de français, de piano ou de dessin. Aux États-Unis, elles cherchent l'emploi de leur intelligence dans les professions libérales; elles pratiquent couramment la médecine, elles enseignent les belles-lettres ou le latin dans les collèges de jeunes filles, ou bien encore elles exercent des fonctions assez élevées dans les grandes administrations publiques et privées. On arrivera peu à peu à tout cela en France, et, grâce à Dieu, on y arrive mème déjà; mais, en attendant, il eût été intéressant de savoir comment les femmes réussissent, aux États-Unis, dans ces diverses professions, et quel a été le contrecoup de la concurrence exercée par elles. Le bureau du travail de Washington a limité son enquête à la condition des femmes

employées dans les professions manuelles. Mais les renseignemens qu'il nous fournit sont déjà, par eux-mêmes, assez intéressans pour qu'il vaille la peine de feuilleter le gros volume de 631 pages (en petit texte), qui, par-dessus l'Atlantique, a l'obligeance de nous les apporter.

Un mot, d'abord, sur le mode d'investigation employé par le bureau du travail. Cette méthode diffère absolument de celle qui fut employée en France lorsque le gouvernement entreprit, il y a quelques années, d'établir une statistique générale des salaires. On n'a point envoyé au représentant du pouvoir municipal dans chaque commune un tableau tout préparé que celui-ci a rempli plus ou moins consciencieusement, ou qu'il n'a pas rempli du tout. On n'a pas totalisé ces chiffres, dont un grand nombre sont inexacts, pour les répartir en trois ou quatre industries, et établir ensuite des moyennes qui, dans un grand nombre de cas, ne répondent pas à la réalité des faits. On n'a pas enfin résumé ces chiffres en un tableau unique par industrie et par département, dont les colonnes arides et d'une lecture difficile n'ont même pas le mérite de leur apparente précision. Le commissaire du travail aux États-Unis, M. Carroll-Wright, qui est un homme de première valeur, a procédé tout autrement. Il s'est inspiré, mais en l'étendant et la généralisant, de la méthode des monographies, inaugurée et préconisée par l'illustre Le Play, qui opère sur les individus au lieu d'opérer sur des chiffres, et donne par là des résultats à la fois plus vivans et plus exacts. Sur l'immense territoire qui s'étend de New-York à San-Francisco, et de la Nouvelle-Orléans à Chicago, il a fait choix de dix-sept villes situées dans des conditions différentes de climat et d'industrie, mais dont chacune peut être considérée comme représentant une région. Dans chacune de ces villes il a dépêché dix-sept inspecteurs, ou plutôt dix-sept inspectrices, car ce sont des femmes qui ont été chargées de ce travail d'enquête minutieuse. Ces inspectrices avaient mission de s'installer dans chacune de ces villes, d'y séjourner tout le temps nécessaire et d'y interroger le plus grand nombre possible d'ouvrières. Leurs questions devaient porter non pas seulement sur la vie industrielle, mais encore sur la vie morale des femmes qu'elles interrogeaient. Enfin, leurs investigations devaient s'étendre aux œuvres de toute nature destinées à venir en aide aux ouvrières. Par ce procédé, 17,427 ouvrières appartenant à près de deux cents professions différentes ont été interrogées. D'après les appréciations de M. Carroll-Wright, le nombre des ouvrières interrogées représenterait du sixième au septième du chiffre total de la population ouvrière féminine. Chaque ville a fait l'objet d'un rapport spécial; mais ces rapports sont résumés dans autant de tableaux

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