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peu la liberté rentra. De là un profond changement dans la situation des orateurs du conseil qui venaient au corps législatif soutenir les projets de loi. Ils avaient à compter avec l'esprit parlementaire, si invétéré qu'il reperçait de toutes parts dans cette chambre issue des candidatures officielles. Il ne s'agissait plus d'exposer, j'allais dire, de notifier les volontés du maître devant un auditoire silencieux et soumis. Il fallait lutter; il fallait combattre corps à corps une opposition de jour en jour plus audacieuse et plus forte. Aussi bien, à mesure que le régime impérial vieillissait, la prépondérance du conseil allait-elle diminuant; il perdait graduellement ce que la chambre regagnait. A la fin du règne, ses ressorts affaiblis ployaient et craquaient sous la formidable poussée libérale, lorsque le sénatus-consulte du 8 septembre 1869, consacrant les revendications triomphantes, restitua aux députés leur droit d'initiative dans la présentation des lois, et réduisit à de simples avis, dépourvus de sanction pratique, l'intervention désormais impuissante du conseil en matière d'amendemens.

Si sa part fut très grande, en somme, dans l'œuvre législative de son temps, son rôle ne fut pas moindre au point de vue juridictionnel. Je dirais même que ce fut son beau rôle.

Le décret du 25 janvier 1852 remaniait en des points essentiels l'organisation du contentieux. Il abolissait deux réformes excellentes que le législateur républicain avait instituées : il supprimait le tribunal des conflits, en rendant au conseil le soin de les régler, et revenait à la tradition de la justice retenue : les décisions contentieuses devaient être comme autrefois soumises à l'approbation du souverain. Ce retour au passé était, au demeurant, logique sous un régime jaloux de rétablir dans sa plénitude la prérogative régalienne. Mais en même temps une innovation qu'il importe de faire connaître était introduite dans le fonctionnement de la juridiction.

Les auteurs du décret avaient eu à choisir entre deux solutions extrêmes. L'une ne laissait à la section du contentieux que la préparation des affaires, qui toutes étaient portées devant l'assemblée générale du conseil d'État. C'était le mode de procéder que l'on avait suivi jusqu'en 1849. L'autre solution, au contraire, retirait à l'assemblée générale la compétence juridictionnelle qu'elle déléguait entière à la section. C'était la simplification proposée par M. Vivien, sous la monarchie de juillet, et réalisée par la seconde république. On sait à quelles graves objections l'une et l'autre procédure avaient tour à tour donné lieu. De ces deux systèmes opposés, le législateur de 1852 dégagea une formule mixte, qui les conciliait en les combinant. Il n'excluait aucune des deux méthodes; il les maintenait concurremment et partageait le pouvoir de juger

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entre l'assemblée et la section. Dans les affaires sans avocat (le ministère d'un avocat n'était plus exigé pour toutes les affaires), le jugement pouvait être rendu par la section seule et en séance non publique. Mais, s'il y avait un avocat, ou simplement sur la demande soit d'un conseiller de la section, soit da commissaire du gouvernement, la requête était portée devant l'assemblée du conseil. Ce n'était plus, notez-le, l'assemblée générale, réunion plénière de tous les comités. Le décret de 1852, — et ce fut la grande nouveauté, — créait, pour tenir l'audience publique, une assemblée spéciale et distincte, qui ne comprenait que les membres de la section du contentieux et dix conseillers choisis dans les cinq sections administratives.

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Ainsi constituée, la juridiction eut une tâche assez lourde; le rapide accroissement du nombre des pourvois forme un des traits saillans, le plus saillant peut-être, de la statistique du conseil durant cette période. La progression fut marquée surtout à partir de 1860. Dès cette époque, la moyenne dépassait par an le chiffre de 1,000. Quel contraste avec les deux cents litiges dont le conseil du premier empire était annuellement saisi! Cette augmentation résultait sans doute, pour une certaine part, du prodigieux essor économique dont la France et le monde offraient le spectacle; mais elle tenait aussi à d'autres causes, spécialement aux mesures libérales que le décret du 2 novembre 1864 édicta. Ce décret permettait à quiconque se prétendait lésé par un acte de l'administration d'introduire un recours sans autres frais que les droits de timbre et d'enregistrement. Le plus humble citoyen, pour un grief minime, pouvait ainsi porter sa plainte devant la juridiction suprême.

De ces années surtout datent les progrès remarquables de la doctrine du recours pour excès de pouvoir, dont M. Aucoc a retracé ici même le développement (1). Or cette doctrine,

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comme,

il y a deux mille ans, le droit du préteur romain,- offre un exemple saisissant de ce que peut le lent effort d'une jurisprudence pour compléter, disons davantage, pour suppléer la loi. Et par là je ne crois pas me tromper en avançant que l'œuvre juridictionnelle du conseil d'État, sous ce régime autoritaire, fut, tout mis en balance, une œuvre de liberté.

(1) Voyez la Revue du 1er septembre 1878.

VARAGNAC.

LA

BIBLIOTHÈQUE DE SPINOZA

Ce serait se tromper étrangement que de croire que les génies, même doués de l'originalité la plus puissante, ne doivent rien à leurs devanciers, et que, sans avoir jamais consulté les monumens du passé, ils ont tiré toutes leurs idées de leur propre fonds. Descartes qui, d'ailleurs, excelle par l'invention, affectait, il est vrai, d'ignorer même en quelque manière qu'il y eût des hommes. D'autre part, son biographe Baillet assure qu'il n'avait constamment sous la main que deux ouvrages: la Bible et saint Thomas; et on sait comment, à un gentilhomme qui lui demandait à voir sa bibliothèque, le solitaire d'Egmont, écartant un rideau qui cachait des pièces d'anatomie, répondit : « Voilà mes livres! » S'ensuit-il toutefois que Descartes se fût contenté de lire en lui-même ou dans le grand livre de la nature et du monde? Manifestement non. Ses adversaires et détracteurs, Huet en tête, ont eu le tort impardonnable de lui reprocher d'avoir dissimulé ses nombreuses lectures, et se sont comme ravilis à dresser la liste de ce qu'ils nommaient << ses pilleries. » Il y aurait autant d'injustice que de ridicule à porter contre Descartes des accusations de plagiat. Il n'en reste pas moins que l'ancien élève de La Flèche, quoique sa science n'eût rien de «< livresque,» tira certainement grand profit non-seulement des leçons de ses maîtres, mais encore de ses propres lectures, dont, aussi bien, il est facile de constater, notamment dans sa correspondance, des mentions explicites et répétées. Lui-même l'avait écrit excellemment : « La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en

laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées (1). » A coup sûr, il ne s'est pas rencontré, au xvir® siècle, de savant plus universel que Leibniz, et qui, en même temps, prétendît davantage demeurer en tout son unique maître, autodiSaxtos. Ce « merveilleux Saxon, » comme l'appelait Boinebourg, ne devait-il donc rien à l'enseignement des livres ? Une pareille affirmation aurait semblé un stupide blasphème à l'érudit incomparable qui, tout enfant, errait avec ravissement dans cette bibliothèque de son père, qu'il avait fallu enfin lui ouvrir, et qui, depuis, ne s'appliqua à rien tant qu'à démontrer comment des anciens aux modernes les idées se perpétuent en un courant ininterrompu de philosophie, perennis quædam philosophia. C'est pourquoi, ôtez à Leibniz cette bibliothèque de Hanovre qu'il avait organisée et que, durant de longues années, il ne cessa d'enrichir (2), et à cet Antée, si j'ose m'exprimer ainsi, vous ôtez la terre, où ses forces se réparent et se renouvelle sa vigueur.

Il n'en pouvait être différemment de Spinoza. Et en effet, en gros, on n'ignorait pas combien il avait emprunté à la philosophie hébraïque tour à tour et à la philosophie cartésienne; ou encore, à étudier ses écrits, surtout ses lettres, on y pouvait aisément relever des traces assez fréquentes de lectures. Mais quels étaient précisément les livres qu'avait lus Spinoza et qu'il avait le plus lus, soit pour en convertir les idées en sa propre substance et les incorporer à sa doctrine, soit pour y chercher accessoirement les connaissances qui lui faisaient défaut? Tout adonné aux spéculations les plus hautes, n'avait-il jamais non plus demandé à la lecture un simple délassement de l'esprit? Quels qu'ils fussent enfin, les ouvrages dont s'était servi Spinoza formaient-ils, à proprement parler, une bibliothèque qui lui appartint? Ne devait-il pas sembler improbable que ce méditatif s'en fût composé une? Et, en tout cas, ne fallait-il pas estimer absolument oiseux de s'enquérir de ce qu'elle avait pu être? N'était-ce point, en effet, se poser comme à plaisir une insoluble question?

Cependant, contre toute attente, ce problème se trouve aujourd'hui résolu, et une publication récente vient d'en éclairer toutes les obscurités, en dissipant tous les doutes. Elle est intitulée : Inventaire des livres formant la bibliothèque de Bénédict Spinoza,

(1) Discours de la Méthode, 1re partie.

(2) Essais de théodicée, etc., par M. Leibniz, augmentés de l'histoire de la vie et des ouvrages de l'auteur, par M. le chevalier de Jaucourt, Amsterdam, 1747, 2 vol. in 12, t. I, p. 232. « M. Leibniz avait formé une assez belle bibliothèque, dont (à sa mort) le prince se contenta pour droit d'aubaine, qui est, dans l'électorat de Hanovre, du tiers de ce que possède l'étranger. D'ailleurs, sa bibliothèque avait été si confondue avec celle du roi qu'on ne pouvait guère distinguer les livres de l'un et de l'autre.

publié d'après un document inédit, avec des notes biographiques et bibliographiques et une introduction, par A.-J. Servaas van Rooijen, archiviste de La Haye, et des notes de la main de M. le Dr David Kaufmann, professeur à Budapest (1). Nous devons donc à M. Servaas d'apprendre que Spinoza avait réellement une bibliothèque, et, grâce à la sagacité pénétrante du savant hollandais et à ses investigations laborieuses, nous possédons maintenant le catalogue authentique des livres qu'avait réunis, pour son propre usage, le célèbre auteur de l'Éthique. Mais si c'est là le principal résultat, ce n'est pas le seul qu'ait obtenu M. Servaas comme récompense de ses peines. En scrutant les archives, en fouillant les bibliothèques publiques de La Haye, d'Amsterdam et d'Utrecht, en compulsant de nombreux dossiers et jusqu'à des minutes de notaire et des procès-verbaux de commissaires-priseurs, M. Servaas a eu la bonne fortune méritée de découvrir des pièces qui, sur plus d'un point, complètent ou rectifient les principales biographies de Spinoza, soit la Vie de Spinoza (2), attribuée au médecin Lucas, de La Haye, son contemporain et ami, soit celle que, peu de temps après la mort de Spinoza, rédigea Jean Colerus, ministre de l'église luthérienne de La Haye : la Vie de B. de Spinoza, tirée des écrits de ce fameux philosophe et du témoignage de plusieurs personnes dignes de foi qui l'ont particulièrement connu (3); soit enfin les pages que lui a consacrées Sébastien Kortholt dans son livre des Trois imposteurs, De tribus impostoribus magnis liber (qui sont Herbert de Cherbury, Thomas Hobbes et Spinoza lui-même), et auxquelles Christian Kortholt a ajouté de nouveaux renseignemens dans la préface de la deuxième édition du livre de son père (4).

I.

Ce fut le 21 février 1677 qu'à l'âge d'un peu plus de quarantequatre ans mourut à La Haye Baruch Despinoza, dont le nom, par des modifications successives, s'était changé en celui de Baruch d'Espinoza, et finalement de Bénédict de Spinoza; au prénom juif de Baruch, Spinoza ayant substitué, comme fréquemment il arrive à ses coreligionnaires, un prénom chrétien, celui de Bénédict ou de Benoît. Spinoza était décédé presque inopinément dans le modeste logis que, depuis environ cinq années, il avait loué sur le Pavilionengracht, chez le sieur Van der Spyck, peintre de portraits et peut-être aussi, suivant M. Servaas, peintre en bâtimens,

(1) La Haye, 1888, petit in-4°; W.-C. Tengeler.

(2) Amsterdam, 1719, in-8°.

(3) La Haye, 1706, in-12. Cette biographie parut d'abord en hollandais. Utrecht, 1698. (4) Hambourg, 1701, in-4°.

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