Page images
PDF
EPUB

rien d'officiel, comme dit M. Taine, et sans autre Dieu que a celui d'une âme ardente et féconde en qui la poésie devient une piété; » voilà, je pense, le fond de la religion d'Élisabeth Browning.

IV.

Je demande pardon au lecteur du détour que nous venons de faire, en apparence seulement. Il fallait montrer quelle est, suivant le poète, l'inanité des premiers espoirs de Romney Leigh, — et comment ils se sont modifiés au contact de l'expérience, avant de revenir aux premiers rêves d'Aurora. Peut-être verra-t-on plus clairement maintenant pourquoi et comment, à travers les épreuves de la vie, ceux-ci se sont fortifiés en somme et élargis.

Dans une religion comme celle d'Élisabeth Browning, rien n'est plus nécessaire que l'art. Qu'est-ce, en effet, que l'artiste, sinon précisément la traduction des symboles? Ars est homo additus naturæ, écrit Bacon. Ici Aurora, le poète, a beau jeu sur Romney, l'homme d'action. Pourquoi Romney a-t-il faibli? C'est sans doute pour avoir négligé cette force incomparable de la poésie : entendez par là, non pas seulement l'art de faire des vers ou d'aligner des rimes, mais encore toute cette puissance qu'a notre âme de s'élever au-dessus des faits et d'exprimer l'invisible : « Garder ouverte la route entre ce que l'on voit et ce que l'on ne voit pas, » c'est, en un mot, le rôle du poète. Rappeler aux hommes qu'il faut marcher les yeux levés, non attachés au sal; que nous ne connaissons de l'univers que la moindre partie; que, derrière ce rideau de nuées, se cache la lumière; que, de notre propre personne enfin, nous ne savons que peu de chose, étant capables d'un développement presque infini et non soupçonné, c'est la tâche qu'Aurora s'est assignée. Et, par un paradoxe de la destinée, tandis que Romney, l'homme du siècle, des faits et de la science, échouaít piteusement, elle, la rêveuse, l'utopiste, l'inspirée, réussissait contre toute espérance et éveillait plus d'un écho dans plus d'un cœur. Ne serait-ce pas que son ingénuité de jeune fille avait raison contre la philosophie de son cousin, quand, à vingt ans, elle lui disait : « Il faut une âme pour entraîner les foules, ne fût-ce qu'à nettoyer leur bouge; il faut l'idéal pour enlever gros comme un cheveu de la poussière du réel? Cela semble une folie, d'abord. Mais les hommes, ceux du moins qui ne pensent pas, autant dire presque tous, sont ce que les font quelques volontés et quelques esprits: c'est une race effroyablement moutonnière. Or cette facilité même des masses à se laisser mener, si elle inquiète le penseur, le rassure aussi car, si elle permet trop souvent le triomphe du mal, elle assure également, pour peu que nous le voulions, le triomphe du

bien. Seulement, il y faut la foi robuste des poètes: il faut être comme obsédé, comme harcelé par l'idée du bien et de l'universel symbolisme : « Pour moi, dit Aurora, toujours j'ai senti cette idée me donner la chasse dans les solitudes de la vie ; — ainsi Jupiter poursuivait lo; et, jusqu'à ce que cette main divine - se pose, souveraine, sur moi, et jusqu'à ce que sur ma tête- elle fasse descendre sa grande paix immuable, - le taon infatigable me harcélera de ses piqûres. Cela doit être. L'Art est le témoin de ce

qui est derrière ce spectacle du monde. »

Et par cela seul il est bienfaisant. Il ne faudrait pas croire qu'elle le réduise à n'être que le serviteur très humble de la morale poesis ancilla theologiæ. On lui ferait injure en le supposant et en oubliant qu'avant d'être Anglaise elle est Italienne, et compatriote de l'Arioste, avant de l'être de Milton. Non, l'art n'est à la remorque d'aucune théorie. Par cela seul qu'il est l'art, c'està-dire une interprétation du monde des phénomènes par l'esprit, il est grand, il est utile. Expliquer la vie des choses, la faire aimer, et non pas seulement celle des choses proches et familières, mais celle des choses que nous ne pouvons qu'entrevoir. Car elle dirait aux poètes, comme M. Sully Prudhomme:

Vous n'avez pas sondé tout l'océan de l'âme,
O vous qui prétendez en dénombrer les flots!

C'est, je pense, toute sa théorie. « Voyez la terre, la verte terre, aussi certainement humaine que notre corps... » Il n'y a qu'un dogme de l'art, et c'est la vie universelle; et la poésie n'a qu'un but, qui est de débrouiller l'écheveau des liens ténus qui unissent l'homme aux choses. Croyez-vous donc, ô Romney, que des doigts de femme ne s'y entendent pas? Et, pour être femme, en a-t-on moins cette vertu suprême de l'artiste, la sympathie?

[ocr errors]

Au fond, une seule chose est essentielle : c'est que le poète ait en lui le principe de vie. Comment rendrait-il la vie des choses, s'il ne vit lui-même, et, puisque tout, en définitive, est Esprit, s'il n'a la vie de l'esprit? Telle est, dans sa simplicité, et, — il faut bien le dire, puisque nous avons changé et compliqué tout cela, dans sa candeur, l'idée d'Élisabeth Browning sur la poésie. « L'Art, c'est la vie, et vivre, c'est souffrir et peiner; » mais non pas peiner par l'imagination seule, non pas rêver seulement qu'on peine ou qu'on souffre. Pourquoi donc la poésie aurait-elle l'inconsistance des rêves? Il faut qu'elle soit si virile et si vraie que Romney lui-même ne puisse plus se demander pourquoi elle existe. Mais, de toutes les formes de la vie, quelle est donc la plus harmonieuse, la plus complexe, la plus vraiment divine? De tous

[ocr errors]

nos sentimens, quel est le plus vulgaire à la fois et le plus noble, celui qui, plongeant ses racines dans les sens, s'épanouit dans l'esprit pur, celui qui surexcite entre tous toutes les facultés de notre être?« L'âme, dit Amiel, doit se créer sans relâche. » Or, elle se crée surtout par l'amour. « L'art est grand, se dit Aurora à la fin de son récit, mais l'amour le surpasse. » Il ne faut pas seulement que l'art soit action, il faut qu'il soit amour. C'est une illusion de toutes jeunes âmes, — l'illusion d'Aurora à vingt ans, — c'est un sacrifice héroïque et absurde, de se résigner, par orgueil, à n'être pas aimées. Comment, en effet, « une artiste parfaite » se développerait-elle dans « une femme imparfaite? » Oui, Romney avait raison de dire à une jeune fille, comme elle, qu'elle ne pouvait rien savoir et rien dire des réalités de la vie. Mais l'amour est un grand maître, et par lui, la raison des femmes devient virile. A mesure qu'elle avançait en années, elle l'a compris, en voyant les rêves de la première jeunesse se décolorer peu à peu, les fleurs de l'adolescence se faner et se flétrir. C'était comme un suaire qui, lentement, la couvrait toute: Oh! dit-elle,

et penser pour toute consolation,

[ocr errors]
[ocr errors]

que ce

sans

Rester assise seule soir même des amans fiancés, penchés l'un vers l'autre, cesser d'écouter, à demi distraits, le bruit charmant de leur haleine, - lisent peut-être quelqu'une de nos pages, et s'arrêtent frémissans (comme si leurs joues s'étaient touchées), — quand telle ou telle strophe, en harmonie avec leur âme, semble, comme un flot, porter leur propre pensée : « Voilà ce que je sens pour toi!» « Et moi, pour toi ce poète sait ce qu'est l'amour éternel! »

:

[ocr errors]

Hélas! elle l'ignore, celle qui a écrit ces lignes : elle a cru qu'elle l'ignorerait toujours. C'est pourquoi, maintenant que Romney lui est revenu, elle sent « comme une pluie chaude de passion » qui lui mouille les yeux. C'est l'orage qui éclate et rafraîchit l'atmosphère. «O Art, mon Art, tu es grand, mais l'Amour est plus grand! - L'Art est un symbole du ciel, mais l'Amour est Dieu... Je ne voulais pas être une femme comme les autres, une femme simple qui croit à l'amour... O Romney, je suis bien changée depuis! >>

Cette fin du poème est une chose unique. Jamais sans doute, en aucune langue, l'amour n'a été exprimé en accens plus passionnés et pourtant plus purs, plus brûlans et pourtant plus chastes. Jamais hymne n'a été plus caressant à la fois et plus austère, plus frémissant et plus voilé, plus enflammé et plus pieux. Il faut renoncer à traduire l'intraduisible. Celle-là seule, il est permis de le dire (puisqu'elle l'a dit elle-même), pouvait écrire

ces pages, qui, au milieu de la vie, à l'heure où les ombres s'allongent, a été, comme Élisabeth Browning, sauvée par l'amour.

Mais, si la passion satisfaite et nécessairement exceptionnelle n'est pas une loi de notre nature, ce sont des lois du monde moral, et les premières des vertus, que la foi et que l'espérance. Or le poème se termine sur un cri d'espérance et sur un acte de foi. C'est trop peu dire il finit sur un élan mystique. Romney lève au ciel ses yeux aveugles: « Je compris, dit Aurora, que son âme voyait, » et elle cite les paroles du prophète de Pathmos : « Le premier fondement était de jaspe, le second de saphir, le troisième, de chalcédoine... et le dernier, d'améthyste. » Ce qu'ils voient tous deux, c'est la Jérusalem de l'avenir, celle qui sortira, triomphante, des efforts de l'homme. Mais si cette croyance leur est revenue, et cette fois définitive, c'est au prix de mille épreuves : là, sans doute, est la moralité suprême de l'œuvre d'Élisabeth Browning, celle qui nous intéresse surtout, nous qui n'avons pas su trouver encore cette foi si ferme, celle que, réduits ici à ne pas raconter le poème, -nous n'avons pu qu'imparfaitement dégager. Elle s'impose pourtant. La vérité, non plus que le bien, ne se cueille comme un fruit mûr. Il faut la mériter, comme il faut mériter l'amour et l'art par un effort tout individuel et tout personnel, sans compter sur autrui. C'est une erreur, et même une faute, de dire que nous ne le pouvons pas. Chacun de nous peut gagner au moins l'une des récompenses offertes. Car nous avons en nous des forces énormes, plus grandes mille fois que nous ne le soupçonnons; mais, au lieu de les concentrer, nous les gaspillons follement et les jetons au vent. C'est pourquoi nous ne croyons pas à un avenir de bonheur et de justice, bien que cet avenir (et cette pensée est effroyable) dépende de nous. Il faudrait, pour y croire, avoir commencé à le réaliser en nos cœurs.

Assurément, ce n'est pas là une grande découverte. Mais si l'idéalisme du poète d'Aurora Leigh n'est pas nouveau en ses traits essentiels, - et, à vrai dire, il serait étrange qu'il le fût, il me semble pourtant qu'il a le mérite de poser nettement le problème social de ce temps, et sur son vrai terrain, qui est le réveil de la conscience morale. Il y a des époques où il y a quelque nouveauté à rappeler aux hommes que la civilisation est affaire d'âme. « Ou concentre-toi, ou meurs. » Ce mot de Michelet pourrait servir d'épigraphe à cette inoubliable Aurora Leigh. Concentre-toi, et ressaisis-toi. Alors peut-être tu pourras dire avec Élisabeth Browning, et avec tous ceux qui, sans trop y compter peut-être, rêvent un rajeunissement spirituel de la race humaine : « It is the hour for souls. Voici l'heure des âmes. »>

JOSEPH TEXTE.

LA

TRAVERSÉE DE LA MANCHE

TUNNEL, PONT OU NAVIRE

La distance de Paris à Londres se franchit actuellement en sept heures et demie. Le chevalier de Grammont y mettait trois jours, rapidité dont s'émerveillait la cour d'Angleterre. Il y a donc progrès. Mais ce n'est pas encore assez, paraît-il, pour l'époque affairée où nous sommes. Arrêt à Calais, embarquement, traversée, débarquement à Douvres, tout cela emploie, au bas mot, une heure trois quarts à deux heures. Trente et quelques minutes suffiraient cependant si les rails du Nord joignaient sans interruption ceux du SouthEastern, sans compter la suppression de l'odieux mal de mer. Puis, l'imagination aidant, les esprits enthousiastes et généreux, il y en a beaucoup, - voient dans l'union des deux rives du détroit, non-seulement une grande œuvre comme celles dont notre siècle est coutumier, mais aussi un progrès vers la fusion des races et la fraternité des peuples, tandis que d'autres, à visées moins hautes, en attendent une nouvelle activité pour le commerce, une augmentation du mouvement des affaires.

[ocr errors]

Pour remplacer le navire, l'aérostat n'est pas encore prêt. Souvent promise, récemment encore annoncée comme prochaine, par de véritables savans, que séduit, sans doute, la difficulté du problème, la direction des ballons reste une question à l'étude. Blan

« PreviousContinue »