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ALLER ET RETOUR

DEUXIÈME PARTIE (1)

IV.

La ville, déjà, était en une rumeur fiévreuse, bouleversée dans son train-train monotone par l'approche des chasses. On citait les invités. Des noms aristocratiques retentissaient avec des emphases. Une vanité enflait la petite sous-préfecture. Le commerce exultait. Les fournisseurs s'approvisionnaient. Des bouchers achetaient des bêtes par avance, de peur que la campagne avertie n'augmentât ses prix.

Une question politique fut soulevée un moment. Une défiance venait de ce changement dans la vie du comte de Mersolles. Sa candidature semblait possible pour les élections prochaines. Il y eut des conférences à la sous-préfecture. Chaigne, le sous-préfet, demanda des instructions à Paris. Davaut, consulté, répondit, en homme sûr de sa force et tenant en main le pays, qu'il était sans inquiétude.

La jeunesse, en revanche, s'enthousiasmait. Les membres du cercle se déclaraient favorables, mettant en avant l'intérêt local. Jobé, le directeur des postes, se réservait en hochant la tête; que Dardois, le percepteur, inclinait ouvertement pour les classes riches. Cliquet, le photographe, rêvant d'instantanés, de portraits largement payés, applaudissait sans réserve; et

tandis

(1) Voyez la Revue du 15 juin.

Dampierre, le pharmacien de la grand'rue, ayant fini par se ranger à son avis, il n'y eut plus à s'obstiner que le conseil municipal et Brévart, le directeur du Courrier, qui fit un article de fond contre la grande propriété, évoqua le spectre réactionnaire.

Mais le mouvement des esprits fut orienté définitivement, lorsque, le sous-préfet ayant accepté une invitation, Morlaix, le procureur de la république, se décida tout à coup, priant le lieutenant de gendarmerie de lui donner des leçons d'équitation.

Tous deux garçons, Morlaix et Marigot prenaient leurs repas chez Thomassin, en face la gare, dans une salle réservée, éloignés de la table d'hôte par la dignité de leurs fonctions, à cause des commis-voyageurs. Thomassin fournit au procureur un vieux cheval, une bête de cavalerie réformée, et Marigot lui prêta une selle.

Chaque après-midi, on les vit sur les routes, courant la campagne. D'abord, ils répandirent une inquiétude. Des paysans prenaient sur leur passage des visages fermés, se tenaient sur leurs portes longtemps, à les regarder; des rouliers se hâtaient à la tête de leurs attelages; et, à l'extrémité de la ville, des bohémiens, accroupis autour de leurs voitures, soulevaient leurs chapeaux, devenus très humbles. Puis l'on s'accoutuma.

Pendant ces promenades, par le plein air, loin des portes qui peuvent s'ouvrir brusquement, Morlaix se livrait volontiers. La sourde rancune de ses ambitions déçues lui montait aux lèvres. Il se lamentait de ce poste sans éclat, au milieu d'une population paisible, où nul crime ne saurait le mettre en relief. D'ailleurs, les affaires dont il eût pu peut-être tirer quelque notoriété, appeler sur lui l'attention, étaient étouffées dans leur germe, afin de ménager les électeurs. Un moment, il avait eu la tentation, malgré Davaut, d'accueillir la plainte de Mersolles contre François. Car, il regrettait presque, accusant le député d'ingratitude, le coup de maître dont il avait assuré son succès aux élections précédentes: le fermier des Perches, là-bas, derrière Morelles, arrêté la veille du scrutin, sous des accusations graves, et relâché le lendemain, avec des excuses, une fois le désarroi établi, la déconsidération jetée sur le parti adverse. Et ce qui le tentait, dans ces chasses qui tout l'hiver se prolongeraient, était la perspective de relations aristocratiques, d'invitations dans des châteaux, l'aventure possible de quelque héritière lui tombant dans les bras. Il s'était commandé un habit rouge, qu'il essayait le soir devant sa glace, désespéré, au début, de voir sa culotte anglaise mastic, sans prise sur ses mollets maigres, couler au fond de ses bottes; mais il mit de faux mollets et tout alla bien.

Le gendarme, lui, était l'esclave de la discipline, de la loi, une

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machine fonctionnant aveuglément. Il avait une belle santé robuste de gaillard simple qui n'ergote pas avec soi-même, sa volonté en repos dans les mains de ses chefs. Quoi qu'il arrivât, il était pour le gouvernement actuel, en bloc, sans discuter ses actes. Tant de changemens déjà étaient survenus depuis la guerre que ce qui était mal aujourd'hui, demain pouvait être bien. Une grande philosophie lui était venue ainsi, une philosophie d'homme qui sait que sa retraite marche, quels que soient les événemens. L'attente de son grade de capitaine le laissait paisible, ainsi qu'une échéance assurée. A chaque promotion, il rayait des noms sur l'annuaire, supputait le temps. Son unique souci était de n'être pas décoré. Le maréchal des logis avait la croix; et il s'en trouvait humilié. Puis il comptait sur la décoration pour éblouir Dampierre, le pharmacien, lui demander la main de sa fille. Heureusement, Davaut l'appuyait: il espérait pour l'année suivante, à la fête nationale.

D'habitude, il écoutait en silence les récriminations du procureur. Pourtant il devait reconnaître, parmi les gendarmes, un sourd mécontentement. A chaque contravention, on les sollicitait de se désister; et l'un d'eux, pour avoir voulu tenir tête, avait vu, par de fausses allégations, l'affaire tourner contre lui on l'avait changé de brigade. C'était pour eux une perte de quinze à vingt francs par mois sur les procès-verbaux. Ils étaient réduits à se promener par les routes pour la consigne, pour le décor.

Mais lorsque Morlaix, parfois, levait les bras, avec des airs navrés, des où allons-nous? des gestes d'homme qui voit la société rouler à un abîme, il s'épeurait, fouillant la route du regard. Alors, au premier silence, il insinuait doucement :

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Monsieur le procureur, votre main un peu plus en arrière. Le haut du corps eflacé. Là, c'est bien!

Et il partait à réciter sa théorie du cavalier, trouvant, au grand désespoir de Morlaix, qui n'y comprenait rien, ce moyen d'enseignement plus facile, dérouté et bégayant, les idées absentes, dès qu'il voulait donner ses explications en langage courant.

En même temps, maintenant, des attroupemens commençaient devant chez Thomassin, où s'arrêtaient des piqueux en vestes rouges. De là, les curieux se répandaient dans la gare, à l'arrivée des trains. Des invités débarquaient, dont on lisait les noms sur les bagages; et, continuellement allaient et venaient les breaks du château, qui tournaient dans la cour en décrivant de grands cercles. Sur les quais, dans les salles, une agitation ne cessait plus. Cependant, parmi cette animation, une tristesse tomba. Depuis deux semaines, Louise, la petite Ravail, avait été reprise de fièvre. Malgré les efforts de Rapet, malgré des bouteilles de bordeaux envoyées par Mersolles, elle s'éteignait, n'ayant plus

que

le souffle, dans une consomption lente. Rien ne pouvait refaire son sang pauvre, réparer l'anémie héritée des ivresses du père.

En effet, un jeudi, vers midi, le docteur, en arrivant, apprit qu'elle était morte. La mère, près du lit, se tenait debout, tragique de résignation. Elle dit d'une voix lente, contenue :

Tant mieux! Elle sera plus heureuse ainsi!

Ah! ma foi! ne put s'empêcher de dire Rapet.

Il ajouta :

La mort n'est cruelle que pour ceux qui restent!

- Peut-être! dit gravement l'abbé Bourette qui entrait.

Le curé et le docteur échangèrent un salut silencieux, vaguement hostiles. Marthe, autour de la petite morte, rangeait l'oreiller, lissait les plis du drap. Le prêtre s'approcha, courbant sa haute taille, et, relevant un peu sa soutane, il s'agenouilla.

D'en bas montait un bruit de voix, de colis roulant. Rapet se retira. Sur le quai, Ravail se jeta dans ses bras, pleurant sa misère avec des hoquets. Depuis la mort de l'enfant, deux heures avant, il avait eu l'idée de vendre, pour subvenir aux frais de l'enterrement, le panier de bordeaux presque intact. Thomassin n'avait pas voulu donner d'argent, prétendant se payer d'abord de l'arriéré. Alors un accommodement singulier était intervenu, Ravail cédant le bordeaux en échange d'un crédit ouvert, à raison de deux litres pour une bouteille. Et, maintenant, ayant bu six litres, il parlait de se jeter sous un train, s'accusait de déshonorer les chemins de fer. Le lendemain, l'enterrement croisa des équipages de chasse, qui se rangèrent.

L'impression, toutefois, s'effaça devant le réveil des curiosités. On eût dit une ville morte secouant sa poussière. Toute la jeunesse était en bottes. Le soir, les bourgeois, dans leurs lits, entendaient des éperons sonner sur les trottoirs, comme dans une garnison de cavalerie.

Mais autour des Majusté, principalement, un intérêt croissait. Le notaire, un pied dans le parti conservateur, partagé entre un respect des choses anciennes, une admiration de la grande propriété et un désir du morcellement dont il s'enrichissait, groupait dans le salon de sa femme des opinions diverses. Les relais installés à la ferme de Monsigny, chez les François, leur donnaient une importance nouvelle.

Mme Majusté vivait dans une fièvre, préoccupée de lancer des invitations, d'organiser des parties de plaisir. A cause du désir même dont elle était tourmentée, elle affectait des hésitations, cherchait des encouragemens, afin de se voir poussée en quelque sorte par les événemens. Elle parut ne se décider enfin, malgré les instances de son mari, que sur les incitations répétées de Mme Chaigne.

Le sous-préfet gardait, en effet, une inquiétude. Le conseil municipal voyait avec dépit le représentant du gouvernement se fourvoyer avec les Mersolles. Mme Chaigne alors se répandait en visites. Elle expliquait le point de vue de haute politique auquel se devait placer son mari, le rôle de conciliation qui incombait aux hauts fonctionnaires, la nécessité de grouper autour de la république les forces dissidentes, de gagner les classes riches, l'aristocratie locale, par toutes les concessions compatibles avec la dignité du gouvernement.

Elle disait cela gravement, avec une conviction de femme supérieure, dans sa sérénité de belle brune autoritaire. En réalité, elle se souciait peu de la politique, ravagée seulement d'une amertume de jolie femme étouffée en un trou de province. Elle souffrait, par la bouderie systématique du clan réactionnaire, d'être réduite à la fréquentation des fonctionnaires officiels. A chacune de ses soirées, l'hiver, la terreur de quelque échec lui faisait inviter la ville entière, afin d'avoir quelques personnes; et elle se rongeait de dépenser ses sourires les plus aimables envers des commerçans dont la grossièreté l'horripilait, de subir la bêtise et les orgueilleuses susceptibilités de leurs femmes. Si bien qu'en elle l'ambition avait surgi d'amener à la sous-préfecture, par quelque coup d'habileté, les Mersolles. Et elle comptait sur les Majusté.

Enfin, la veille des chasses, Mme Majusté retourna à Monsigny. Comme elle venait d'arriver, la fille des François, qui l'aidait à des rangemens dans le pavillon, lui annonça que M. le vicomte passait à la ferme presque tous les jours. Et justement, de la fenêtre, elle entendit la voix de Marcel donnant des ordres dans la cour. Bien qu'elle s'attendît à le rencontrer, bien qu'elle y eût compté, elle fut saisie, redoutant que les François ne l'avertissent de sa présence. Puis elle se rassura. Il n'oserait venir. Ce serait elle, au contraire, qui, tout à l'heure, descendrait, l'apercevrait, comme par hasard.

La surprise du jeune homme lui causait, par avance, à la fois un émoi très doux, une joie d'espièglerie. Elle le voyait penaud, ses airs bravaches tombés, son cynisme de commande envolé. Elle, serait bonne princesse. Elle n'abuserait pas de la situation, le rassurerait tout de suite. Oh! non, elle ne lui en voulait plus du tout. Pourvu seulement qu'il n'allât pas se dérober en apprenant son arrivée.

Un pas montait l'escalier. On frappa:

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Elle ne se détourna pas, pensant que c'était la fille de la ferme, qui allait et venait.

Mais elle poussa un cri brusque. On lui prenait la taille, on se

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