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QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE TEXTE LATIN

L

DU CODEX BEZAE.

BY K. SNEYDERS DE VOGEL.

OF THE UNIVERSITY OF GRONINGEN.

'ON sait que c'est une entreprise des plus difficiles de dater et

de localiser un texte du latin vulgaire. Malgré les écarts qui certainement ont existé entre les parlers des différentes parties de la Romania, il ne nous est pas, ou presque pas, possible de les retrouver dans les textes. Ainsi on a hésité entre le quatrième et le sixième siècle, entre l'Espagne et la France, comme patrie et comem date de la Peregrinatio ad loca sancta, et qui sait si on n'aurait pas pensé à un autre pays roman, si Aetheria elle-même n'avait pas dit qu'elle venait "ab extremo occidui maris litore.' Il s'agit donc d'être circonspect et de ne pas admettre trop vite des formes dialectales— l'exemple de la palinodie de l'auteur des "Lokalen Verschiedenheiten est instructif-nous aurons seulement la chance d'en rencontrer dans les textes relativement récents, plus nous descendons le cours des siècles et plus l'influence de la langue parlée se fait sentir sur la langue écrite.

"

Si pourtant nous osons discuter quelques faits en vue de dater et de localiser le texte latin du Codex Bezae, dans sa dernière rédaction,1 nous rendons bien compte de ce qu'il y a de hasardeux dans cette tentative et nous tenons à déclarer dès l'abord que nous considérons les observations qui vont suivre comme purement provisoires et de nature à être complétées et modifiées.

(1) Après ces remarques préliminaires arrivons aux faits. Nous ouvrons notre texte, soit dans le beau fac-similé que l'université de Cambridge en a publié, soit dans l'édition de Scrivener, et nous lirons : (1) Luc, i. 10:

omnis populus erat orans forans hora incensi. Nous changeons forans en foras, sachant que l'introduction fautive

1 Il est bien entendu que nous ne parlons pas des rédactions antérieures.

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=

pros

d'un n devant s est un phénomène courant en latin postclassique, causé par le fait qu'il était tombé de bonne heure dans la prononciation; ainsi s'expliquent imbrens = imbres, Actes, xiv. 17; concipiens concipies, Luc, i. 31; inpones imponens, Luc, iv. 40; et sans doute aussi instans super eam, Luc, iv. 39, qu'il faut interpréter probablement comme stans, forme que donne la Vulgate, avec le i thétique qu'on trouve par exemple dans ispes, Actes, xvi. 19. Nous lisons donc foras; dans ce passage il a la valeur de foris, qui est la leçon de la Vulgate. Or, en français foras a disparu, foris a seul subsisté dans fors et hors. Il est vrai qu'avant la chute complète, une période de confusion entre les deux formes a dû précéder dans la Gaule du Nord, période pendant laquelle foras et foris s'employaient l'un pour l'autre, et je ne veux donc pas attacher trop de valeur à ce détail; il n'en reste pas moins vrai que l'emploi de foras s'explique mieux dans un pays où cette forme est restée vivante.

(2) Dans Matth., ch. xxv. nous rencontrons douze fois talantum et trois fois talentum. Les langues romanes n'ont gardé que talentum, excepté le français, qui a talant aussi bien que talent, et le provençal, qui lui aussi a les deux formes talan et talen. Il est donc probable que celui qui a copié notre manuscrit était un habitant de la Gaule du nord ou du sud.

(3) Marc, i. 3 on lit:

rectas fate semitas dei nostri,

où fate a été corrigé par une main postérieure en facite. Or, fate est une forme qui a existé en latin postclassique : l'italien fate et le provençal fatz remontent tous les deux à cette forme abrégée, tandis que la forme pleine a donné faites en français, faitz en provençal.

;

(5) Luc, i. 57 et ii. 6: nous lisons à deux reprises ut pariret au lieu de pareret. Il est vrai qu'ici encore deux explications sont possibles on pourrait y voir un cas de la confusion si fréquente entre i et e, comme Luc, v. 13 volo mundari = mundare, confusion qui s'explique parce que e long et i bref ont pris la même prononciation mais remarquons que le verbe parere a un e bref, dont la prononciation ouverte se distingue nettement du son fermé de l'e long. Il est donc probable que nous n'avons pas affaire ici à une simple graphie, mais au passage du verbe parere à la quatrième conjugaison; et, en effet, ce passage est attesté par le provençal, l'espagnol et le portugais,

qui disent parir. Meyer-Lubke ne cite pas le provençal dans son "Romanisches-Etymologisches Worterbuch," mais le mot est dans

Levy.

(6) Actes, xvii. 28:

in ipso enim vivimus et simus.

Nous savons que dans une partie de la Romania la forme simus a remplacé sumus: semo, si fréquent dans Dante, remonte à cette forme de même que sem, qui a existé en provençal à côté de em et de esmes. Je crois que le fait que sem ne se trouve pour la première fois qu'au treizième siècle dans le roman de Flamenca n'empêche pas d'y voir la continuation du latin simus. Loin d'y voir une "hypothèse presque inadmissible" comme Meyer-Lubke,1 je trouve que je trouve que c'est là l'explication la plus simple et la plus naturelle qu'on puisse donner de la forme sem et nous voudrions donc nous en servir dans notre essai de localiser le texte latin du Codex Bezae.

(7) Luc, ix. 3 dix = dixit.
Marc, vi. 27 mis = misit.

Ici il n'y a pas de doute: ce sont les formes provençales dis et mis. Tandis que le français dist et mist, tout en rejetant la voyelle, garde la consonne, et que les formes italennes disse et mise suppriment seulement le t, le provençal perd et la consonne et la voyelle finales. (8) Une série de formes atteste la chute du t de la terminaison nt: dixerin dixerint, Matt, v. 11.

=

sum = sunt, Jean, xvii. 14; de même au verset 11.2
eum = eunt, Actes, xii. 16.

sint

=

sim, Actes, xiii. 47.

confidens = confident, Luc, xviii. 9.

C'est là un fait bien connu du latin vulgaire et nous ne l'aurions pas cité si ce n'est pour relever que la France du Nord a conservé le t final. Nous n'avons pas à tenir compte de Barnabant, Actes, xi. 22, pour Barnabam, puisque des formes comme Adant et Abraham se rencontrent aussi en français et sont dues à l'analogie de la termison -ant, qui se rencontre fréquemment en français; ni de pos, dans lequel la chute dut est duc à sa position proclitique.

(9) Actes, xix. 16:

1 Gramm. des langues romanes, ii. p. 22.

2 Cf. J. Rendel Harris, A Study of Codex Bezae, p. 65 et suiv.

et insilien in eos homo in quo erat spiritus nequa dominatus utrisque valuit adversus eos.

La Vulgate a insiliens.

Luc, v. 16:

ipse autem erat subtrahens se in desertis et orant (poεvxoμevos).

Actes, x. 20:

vade cum eis nihil dubitant quia ego misi eos.

La Vulgate donne dubitans.

Luc, xv. 1:

erant autem adpropiant ei omnes publicani.

appropinquantes dans la Vulgate.

Comment expliquer ces formes? Faut-il admettre que dans insilien le s final soit tombé ; que cette même lettre se soit changée en t dans orant et dubitant; et que dans adpropiant la terminaison -es se soit amuïe? La chose devient claire, si nous pensons au fait que dans la latinité postérieure l'ablatif du gérondif en -do supplante de plus en plus le participe présent avec fonction verbale; ainsi aimant remonte en général non à amantem, encore moins à amans, mais à amando; l'italien et l'espagnol ont amando, le provençal aman. Les quatre formes insilien, orant, dubitant, et adpropiant correspondent donc à insiliendo, orando, dubitando et adpropiando; le o final est tombé, comme le i de misit et de dixit, dont nous avons parlé plus haut, fait qui est propre au français et au provençal; mais ce qui n'arrive que sur le domaine provençal, c'est la chute du d dans insilien. Et si nous lisons confidens au lieu de confident Luc, xviii. 9, nous avons affaire ici à ce qu'on appelle une graphie inverse; en effet, la forme confiden, que l'auteur aura prononcée, correspond aussi bien à confident qu'à confidens, après que celui-ci a été remplacé par confidendo.

La conclusion de ce qui précède est que notre texte aura été écrit ou plutôt copié, dans le Midi de la France: seul le provençal réunit les neuf traits que nous venons d'énumérer, les autres langues romanes sont exclues tantôt pour une raison tantôt pour une autre.

Il reste pourtant deux domaines romans que nous avons passés sous silence et qui cependant doivent de toute nécessité entrer en ligne de compte. C'est d'abord le catalan, qu'on a longtemps considéré

comme un dialecte provençal et que beaucoup considerent encore comme tel malgré les études que B. Schadel à consacrées à cette question. C'est dire que les deux langues ont beaucoup de traits communs et que pour la période préromane il sera difficile d'écarter un domaine en faveur de l'autre. Toutefois il semble que quelques traits cadrent moins bien pour le catalan que pour le provençal. Ce sont les deux formes talantum et talentum (no. 2), fate, en catalan few (no. 3), simus pour sumas (no. 7), et, je crois, aussi (no. 9) I est vrai que le catalan réduit lui aussi le gérondif amando à axax, mais si l'on peut se fier à la graphie segont de secundum et mont de munium, la consonne est seulement tombée après la voyelle finale, donc à une époque relativement récente, tandis qu'en provençal, le d' se sera assimilé à avant la chute de l'o final. Nous verrons plus loin

l'importance de ce fait.

L'on sait que Ascoli dans l'Archivio Glottologico, m. 61-67, a distingué le franco-provençal de la langue du Nord et de celle du Midi de la France; ce sont les parlers des anciens évêchés de Lyon et de Vienne, d'après H. Morf. Comme cette distinction est basée surtout sur le traitement de a accentué, nous pouvons la négliger et ajouter que tout ce qui a été dit plus haut du provençal vaut également pour le franco-provençal.

Rien ne nous empêche donc d'admettre comme patrie de notre manuscrit soit Lyon, admis par Scrivener, soit Clermont que préfère M. Rendel Harris.

Il reste encore une question à élucider qui pourrait constituer une objection très grave contre nos conclusions. Quelle est la date du Codex Bezae? Scrivener serait porté à admettre le cinquième siècle en se basant sur les données paléographiques, mais des arguments d'un autre ordre d'idées l'amènent à adopter plutôt le sixième siècle comme date du manuscrit ; et M. Rendel Harris accepte cette date.

Si cette datation est juste, toute notre hypothèse s'écroule, car les changements phonétiques signalés sous les nos. 7 et 9 n'ont certainement pas pu se produire à une époque si ancienne. Mais cette datation est-elle basée sur des arguments solides? Je ne le crois pas.

CL. Groeber, Grundriss der rom. Phi, F, p. 860; C. Appel, Provenzalische Lautlehre, pp. 71-72.

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