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rage et la loyauté du bon sens. Contemporainement, l'Angleterre, tourmentée et fortifiée par la nouvelle religion, produit coup sur coup Spenser, Bacon, Shakespeare.

C'est donc l'intérêt religieux qui, dans ce siècle et demi, domine et pénètre la littérature aussi bien que la politique. Victorieuse ou vaincue, la Réforme agit puissamment, non seulement sur ceux qui l'acceptent, mais encore sur ceux qui la repoussent et voudraient partout l'écraser. C'est pourquoi il importe de l'étudier, non dans sa théologie qui ne nous regarde pas, mais dans le mouvement de pensée et d'art qu'elle a suscité, qui l'a propagée ou combattue. A la tête de ce mouvement, nous trouvons dès la première heure un homme d'action et de volonté qui fut en même temps un créateur de langue, un écrivain de race Luther.

guerite, veux-tu Jean pour ton mari (1)? » La maison était pauvre la mère portait du bois sur son dos, le père avait la main rude; pour une noix volée, le petit Martin fut un jour battu jusqu'au sang. Pas d'homme d'église au logis: celui qui veut tenir sa maison propre, disait le chef, doit laisser dehors les prêtres et les moines (2) quant aux écoles, c'étaient alors de vraies prisons, des enfers où les enfants subissaient tous les supplices; le petit Martin reçut le fouet quinze fois dans une seule matinée c'est lui qui le dit.

:

A treize ans (1497) il fut envoyé à Magdebourg chez les frères de la vie commune; en allant de Magdebourg à Eisenach, il chantait à la porte des maisons en demandant l'aumône. A Eisenach, il eut quelques bonnes journées; on le mit ensuite à l'université d'Erfurt où il apprit du latin et quelque chose d'Aristote, mais point de grec ni d'hébreu. Son père le vouait au droit; cependant, malgré son père, il entra un beau jour dans un couvent d'Augustins (1505). Il avait vu, tout près de lui, tomber la foudre; un de ses amis avait péri de mort violente; sa mère croyait aux mauvais esprits, à la magie noire. Martin lui-même, parvenu à l'âge d'homme, n'at taqua point ces superstitions et ne brûla pas de sorciers. L'influence maternelle, la musique et la poésie, l'ébranlement de l'imagination le prédisposaient au cloître. Il y entra donc, l'âme éperdue, et connut ces tempêtes intérieures où tant d'esprits ont naufragé. Les macerations le rendirent malade : un jour on le trouva couché, comme

(1) Hans, will tu Greten zum ehelichen Gemahl haben? Grete will tu Hans zum ehelichen Gemahl haben?

(2)

Wer wil haben rein sein Haus,

Der behalt Pfaffan und Mönche drauss.

mort, sur le plancher; la musique seule put le ramener à la vie. Les remords le hantaient avec une obsession implacable.« Moi qui vivais en moine, sans reproche, je me trouvais devant Dieu grand pécheur, très inquiet de conscience, et ne me sentais pas la force de l'apaiser. Je ne l'aimais pas, je le haïssais même, ce Dieu juste qui châtie les pécheurs, et, dans un muet blasphème, ou plutôt dans un murmure énorme, je m'irritais contre Lui. »

Quoi! le fils du néant t'a-t-il demandé l'être,
Ou l'a-t-il accepté?

:

C'est le cri de rébellion que tout homme qui pense a poussé à son heure. Après la crise, les uns s'en vont, les autres reviennent chez ceux-ci (Luther en était) la foi combattue se fortifie dans la lutte et subjugue l'âme entière pour l'éternité. Frère Martin fut appelé à Wittenberg; en 1511 il fit le voyage de Rome. Partant à pied, avec un viatique de dix florins, il erra de couvent en couvent, traversa l'Allemagne en six semaines et atteignit en automne le sol italien. Voici le nord et le midi en présence deux races diverses, deux manières de croire, de sentir et d'agir, deux religions déjà dans l'unité catholique non encore entamée. En Italie, enchanté de la nature, le frère Martin fut révolté par les hommes « rusés, fourbes, sans foi l'un dans l'autre ; » menant une vie fastueuse jusque dans les cloîtres où l'on mangeait les jours de jeûne plus qu'en Allemagne dans les plus riches banquets. » Sa foi cependant demeura intacte. En approchant de Rome, il s'écria : « Salut, Rome la sainte, trois fois sainte par le sang des martyrs versé dans ton sein. » Il admirait dans l'antique cité les ruines écrasées

sous les souvenirs, mais ce qui l'attirait surtout, c'était la cité catholique. « Quand j'arrivai à Rome, fou de sainteté, je parcourais toutes les églises et toutes les cryptes, je croyais tous les mensonges qu'on y débitait. J'y ai dit bien des messes, et j'avais comme un chagrin de ce que mon père et ma mère vécussent encore. Avec quelle joie ne les aurais-je pas tirés du purgatoire par mes messes, mes œuvres et mes prières ! Il court à Rome un proverbe qui dit : « Heureuse la mère pour qui son << fils dit la messe un dimanche soir dans l'église de << Saint-Jean. » Avec quel bonheur n'aurais-je pas sauvé la mienne! (1) »

C'était donc une âme naïve et pieuse: on comprend ses tristesses en voyant la Rome de ce temps-là. Tandis qu'il disait une messe, les autres prêtres, plus expéditifs, en débitaient sept, en se jouant. Ces plaisantins raillaient les Écritures, les sacrements, le pain et le vin de la communion que plus d'un prêtre consacrait en mâchonnant ce blasphème: Panis es et panis manebis, vinum es et vinum manebis, « pain tu es, pain tu resteras; vin tu es, vin tu resteras. >> Tous les péchés, même les plus infâmes, étaient commis sans honte et sans péril; « s'il y a un enfer, disait-on, Rome est bâtie dessus. » Enfin après un mois de séjour, tout au plus, Luther quitta l'Italie, très scandalisé, non pourtant jusqu'à la rébellion, croyant obstiné, catholique fidèle, pensant peut-être, avec le juif de Boccace, que, pour tenir encore avec de pareilles mœurs, cette religion devait être de Dieu.

Il n'en était pas moins déjà remué jusqu'au plus profond du cœur par cette parole du prophète Habacuc

(1) FELIX KUHк, Luther, sa vie et son œuvre, trois vol. 1884.

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