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La dernière lettre de cette série émane de Jules Duval. Point n'est besoin de rappeler avec détails quelle fut la vie active de cet homme éminent, un des précurseurs de la colonisation contemporaine, des économistes les plus appréciés du milieu du XIXe siècle. Assez imbu des doctrines fouriéristes, dont il devait tenter en Algérie une application éphémère et impuissante, il collabora au Journal des Débats et à la Revue des Deux Mondes et fonda l'Economiste français. Il publia divers volumes sur les questions de politique coloniale, de géographie et d'agriculture. Il s'occupa beaucoup aussi de sa province qu'il aimait et il le fit avec une intelligente passion. Son nom est conservé parmi ceux des fondateurs de la Société des Lettres, Sciences et Arts de l'Aveyron, dont il fut le premier secrétaire et l'un des membres les plus actifs, avant de lui léguer par testament une partie de sa riche bibliothèque. Il avait collaboré aussi à la Revue de l'Aveyron et du Lot et au Journal de l'Aveyron, où ses articles de doctrinaire ou de polémiste se font également remarquer par la sûreté de l'information, l'élégance de la forme et la constance de la courtoisie.

Jules Duval devait périr victime du terrible accident de chemin de fer de l'Ouest, le 20 septembre 1870. Il avait cinquante-sept ans. C'est en effet en 1813 qu'il était né à Rodez, mais il avait passé ses premières années à Saint-Geniez-d'Olt, au sein de la famille Monteil dont nous parlions plus haut et à laquelle il ne cessa d'être attaché.

Plus âgé de quatre ans que son correspondant, il pouvait se dire son contemporain et il fut toujours son ami. Ils avaient grandi ensemble: ils moururent, jeunes encore l'un de l'autre, à quelques années d'intervalle. La lettre que nous reproduisons fut écrite deux ans après l'arrivée de Jules Duval en Al

gérie, ou il était allé administrer une entreprise agricole, l'Union du Sig, qui, ainsi que nous l'avons dit, devrait s'inspirer de l'esprit de Fourier, sans pourtant réaliser son rêve de phalanstère.

Monsieur Théodore C.

à Saint-Geniés.

Aveyron.

Mon cher Théodore,

L'Union, le 9 août 1849.

Je reçois dans ma solitude un souvenir de toi qui me fait grand plaisir, et par la bonne nouvelle qu'il m'annonce, et comme témoignage que mes amis ne m'ont pas tout à fait oublié. Je te félicite de t'être marié, et si bien marié, ce que je fais en connaissance de cause, ayant eu quelquefois occasion de voir et d'apprécier Mlle de P. qui ne se souvient certainement pas autant que moi que, toute petite, je l'ai caressée et bercée sur mes genoux, dans un voyage qu'il y a quelque chose comme 15 ans, je fesais avec M. et Mme de Flaugergues de St-Geniés à Rodez. J'aime à croire qu'elle est encore aussi admirablement fraîche qu'à cette époque.

Moi aussi, je me marierais assez volontiers, car le temps passe et la barbe blanchit, mais quelle âme assez résolue se trouverait pour venir habiter le désert que j'habite Superbe pays pour la culture, mais désolant encore par sa nudité et surtout par ses fièvres. Chacun, à tour de rôle, nous y devenons, grâce à elles, jaunes comme des citrons et quoi que je n'aie jamais brillé par la blancheur de la peau, tu ne me reconnaîtrais pas sous mon teint moresque et mes joues avalées d'aujourd'hui. Heureux seront ceux qui viendront là dans dix ans, car c'est vraiment un pays de magnificence végétale inouïe, mais les premiers venus n'ont pas la chance belle. L'an passé nous avons été plus que décimés, et l'année présente ne s'annonce pas beaucoup mieux, je le crains bien.

Et cependant une fois qu'on a goûté de ce pays d'Afrique, on ne peut plus s'en dé acher. Tu m'offrirais pour séjour ta belle maison de St-Geniés et ton château de la Calçade que tu ne me séduirais pas. La France est inha

bitable pour qui a vécu de cette vie algérienne, libre comme l'air, sans règle, sans lois, sans fonctionnaires, sans contrainte ni surveillance, à la façon du sauvage dans le désert ! Et surtout quand je pense aux agitations de la France et aux persécutions qui y frappent nos amis, je me félicite de m'être engagé dans une voie différente et je plains ceux que leur destinée enchaîne à la mèrepatrie.

On a seulement besoin de la revoir de temps en temps pour se rafraîchir les poumons et ne pas laisser s'éteindre tout à fait de bonnes et anciennes amitiés.

Je me propose bien, pour ma part, de venir revoir l'Aveyron au printemps prochain, et si la besogne dont je suis surchargé ne s'y oppose pas absolument, je réaliserai assurément un projet auquel je tiens. J'aurai alors, je l'espère bien, le plaisir de te voir toi et ta femme et tes heureux parens. Dis-leur bien quel affectueux souvenir j'ai conservé d'eux et combien je les félicite de voir leurs vieux jours couronnés par un bonheur aussi complet.

Que ce soit aussi, si tu veux bien, une occasion de dire à mes amis de Rodez, qui sont les tiens, Valady, Balzac, etc., et à ceux de St-Geniés, les Boissonnade, les Benoît, que je ne suis pas encore tout à fait mort, quoique j'aie donné peu de signes de vie, et que, si d'ici à six mois ou huit je n'ai pas laissé mes os dans la plaine du Sig, je viendrai les revoir de grand cœur, surtout ce joli petit coin de St-Geniés que j'ai toujours tant aimé.

Adieu, ami, crois moi bien toujours quoique d'un peu loin ton tout dévoué ami.

J. DUVAL.

Ainsi que nous le disions au début de cette publication, elle offre peu de prix pour l'histoire, mais elle éclaire d'un jour aimable une génération disparue. Nulle part mieux que dans la correspondance familière ne transparait l'âme d'une époque et, si l'on a pu dire que « le style c'est l'homme », celà est vrai surtout du style épistolaire où l'abandon spontané révèle sans équivoque les dons de l'esprit et les qualités du cœur. Il n'est pas certain que notre temps. ait entièrement perdu cette manière charmante d'ex

primer dans une libre causerie écrite des sentiments. et des observations de choix, mais je crains bien qu'à compulser la plupart des lettres d'aujourd'hui, l'on ne retire un profit plus mince et l'on n'éprouve un plaisir moindre qu'à feuilleter les lettres d'autrefois.

B. COMBES DE PATRIS.

UN Épisode DE L'HISTOIRE Religieuse

du Rouergue (1)

Mademoiselle DE SAINTE-CROIX

OU

SŒUR ROSE

(1651-1722)

INTRODUCTION.

Il y a eu de tous temps des visionnaires, âmes mystiques, exaltées ou malades, illuminées de bonne foi ou habiles en supercherie, qui ont excité ou exploité la curiosité publique, et dont la crédulité bumaine, développée par les tourments de l'attente inquiète ou du malheur redouté, a favorisé l'éclosion el éveillé l'esprit prophétique (2).

Dans ce nombre se distingue, à la fin du XVIIe siècle, une « béate », visionnaire janséniste, connue sous le nom de Sœur Rose ou Mlle de Sainte-Croix, qui attira sur elle, d'abord en province, puis à Paris,

(1) Présenté à la Société des Lettres, dans la séance du 29 octobre 1916. (2) L'auteur de la « Question curieuse» rappelant que beaucoup de grands hommes, dont la plupart des anciens hérésiarques, se sont laissé abuser par des visionnaires et de fausses prophétesses, cite notamment parmi ces dernières Madeleine de la Croix, abbesse de Cordoue, la religieuse de Lisbonne, Elisabeth Berthon, religieuse anglaise, Nicole de Reims, Marie des Vallées et Marie Bucaille, du diocèse de Coutances, Marie Mauger, Marie Clairiot, Amée Godée, de Caen, Catherine Charpy, l'abstinente de Troyes, Catherine Dupré, du diocèse de Rouen.

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