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consternation dans Genève. On craignait que Charles-Emmanuel, le constant ennemi qui nous convoitait, ne fût enhardi par cet événement à renouveler quelque tentative contre notre indépendance. Ces alarmes n'étaient pas sans fondement. Vers la fin de la même année et au commencement de la suivante, on annonçait de toutes parts que la ville allait être assiégée. Les troupes du duc approchaient, et l'on avait tout lieu de croire qu'elles menaçaient le Pays de Vaud aussi bien que Genève. Les Bernois firent garder leurs possessions et envoyèrent 600 hommes dans notre ville. La France se montra toute disposée à nous soutenir. La reine régente fit partir M. de La Noue, qui vint assurer le Petit Conseil de l'intérêt qu'elle prenait à notre conservation; elle remit à Jacob Anjorrant, qui avait été député à Paris, outre la subvention ordinaire de 71,000 liv., une somme de 18,000 liv., pour être employée à l'entretien des gens de guerre, et elle envoya au duc le S de Barraut, pour l'engager à renoncer aux desseins qu'il pouvait avoir contre nous. Plusieurs gentilshommes français, attachés à la Réformation, vinrent offrir leurs services à la République: parmi eux, je citerai comme portant des noms illustres, M. de Soubise, de la maison de Rohan, et M. Cyrus de Béthune, neveu de Sully. Les Eglises de Montpellier et de Nîmes fournirent aussi des secours. En comptant les Suisses et les Français, il se trouva dans nos murs 2000 soldats. On comprend que, pour une ville dont la population ordinaire ne s'élevait guère qu'à 14,000 âmes, c'était là une augmentation sensible. Chaque jour, 600 hommes travaillaient aux fortifications, sous la direction de divers ingénieurs distingués.

Cependant il est facile de supposer que cette brillante jeunesse française, que ces amis si dévoués, occasionnaient quelquefois des embarras au gouvernement. Ces militaires étaient de zélés protestants, je veux le croire; mais étaient-ils tous disposés à vivre selon les lois austères établies par Calvin? il est permis d'en douter. Le fait que je vais raconter semble du moins dé

noter des mœurs bien différentes de celles que nous avons l'habitude de nous représenter à cette époque, et s'il s'éloigne du but principal que je me suis proposé, il me paraît de nature à faire mieux connaître la vie de Genève au commencement du XVIIe siècle.

Le dimanche 14 avril 1611, dans une maison de la rue des Chanoines, qui avait appartenu à l'un des plus fidèles disciples du réformateur, chez la veuve d'un ancien syndic, dans la chambre même de cette dame qui était au lit, quelques-uns de ces jeunes gentilshommes étaient réunis, à neuf heures du soir. Une dispute s'éleva entre Henri de Mayerne et Samuel de la Chapelle, baron de la Rochegiffart. On en vint bientôt à tirer l'épée et le premier reçut un coup dont il mourut presque immédiatement.

Le Petit Conseil eut une séance le même soir, à onze heures : « Le Conseil a esté appelé pour adviser du meurtre commis en la persomne du sieur de Mayerne par le baron de la Rochegiffart, lequel on dit s'estre retiré dans le logis de Monsieur de Soubise. Arresté qu'on aille quérir ceux qui estoyent présents audit meurtre. Lesquels estant ouys en Conseil et leurs dépositions rédigées par escrit, a esté arresté que M. le lieutenant aille tout présentement faire tout debvoir d'appréhender le meurtrier, et en parler à M. de la Noue et à M. de Béthune, et que les portes de la ville demeurent fermées jusqu'à ce qu'il soit appréhendé1. »

Le lendemain, M. Dauphin, c'est-à-dire François de Chapeaurouge, lieutenant, « rapporte avoir, avec les sieurs Delamaisonneuve (conseiller) et [le] Sautier, remontré à M. de la Noue le desplaisir que Messieurs ont du meurtre advenu la nuit passée et prié d'aller exhorter M. de Soubise à rendre le meurtrier. Ce que M. de la Noue a recogneu estre raisonnable et a promis d'y aller. Ledit sieur Dauphin en a aussy parlé à M. de

Reg. du Cons. Vol. de 1611-1612, fol. 140.

Soubise, luy remonstrant que Messieurs ont usé de respect envers luy et n'ont voulu faire ouvrir son logis, parce qu'ils croyoyent qu'il représenteroit volontairement le meurtrier, lequel aussy il ne sçaurait faire évader, parce qu'on a donné ordre aux portes, et qu'on est prest de faire des proclamations contre les récélateurs. Ledit seigneur a respondu, pleurant, que le meurtrier avait bien esté en son logis, mais n'y estoit plus ; et plusieurs autres seigneurs françois qui pleuroient aussi et prioyent qu'on dissimulast affin de le laisser évader, qu'autrement on les chassera tous et désobligera deux milles gentilshommes leurs parentz et amis qui se rendroyent nos ennemis. De là il est allé voir M. de Béthune qui, au contraire, a demandé justice et dist que si Messieurs ne la font, d'autres la feront, qu'il a desjà esté chez M. de Soubise et que, s'il eust trouvé le meurtrier, peutestre que la justice en seroit desjà faite ; qu'il oublie son particulier et ce que le mort estoit à luy, mais remonstre le scandale et deshonneur que s'acquièrent les François. -Arresté que les sieurs Dauphin, Fabri et Maisonneuve en aillent derechef parler à M. de la Noue et luy dient que Messieurs ne veulent point sortir du Conseil que ledit baron ne leur soit rendu. Enfin, après plusieurs allées et venues, ledit baron a esté amené céans et M. Rillet commis pour informer 1. »

C'était quelque chose, au point de vue de la justice, que d'avoir obtenu la remise du meurtrier à l'Hôtel de Ville. Mais il fallait encore que le Conseil prît une décision, et cela présentait bien des difficultés.

On alla d'abord au plus pressé. On refusa à M. de Béthune de faire à Henri de Mayerne des funérailles avec les honneurs militaires. On interrogea le prisonnier et l'on sursit au jugement, en chargeant les syndics de chercher à apaiser M. de Béthune.

Pendant l'intervalle, les amis du baron de la Rochegiffart

1 Ibid., fol. 141.

ne se lassaient pas de solliciter en sa faveur. MM. de Lux et Le Grand, le premier, lieutenant-général, le second, gouverneur de Bourgogne, écrivirent dans le même sens au Conseil ; M. de la Varenne, envoyé de France à Turin dans notre intérêt, assura, en passant à Genève, que la reine verrait avec plaisir qu'on fît grâce 1.

D'autre part, il y avait des lois formelles, et la population ne paraissait pas disposée à ce qu'elles fussent mises de côté en cette circonstance. Le 18 avril, à une première séance du Petit Conseil, je lis: « M. le premier syndique rapporte que M. Goulart (modérateur de la Compagnie des pasteurs) le vinst trouver hier au soir et luy dist qu'il voyoit les jugements de Dieu sur nous, parce que nous ne faisions la justice que nous debvrions du baron de la Rochegiffart, et qu'il a ouy dire qu'on le veut libérer. Mais qu'il ne faloit pas croire que les seigneurs françois qui sont icy veuillent empescher la justice; que Dieu nous ostera les bastons [syndicaux]; que nous en rendrons [compte] devant Dieu; que quant à luy, il ne s'en taira point en chaire; que l'origine de ceci vient de ce que les femmes et filles vont aux terreaux (c'est-à-dire voir les travaux des fortifications). » A la deuxième séance du même jour, je lis encore: « M. de Béthune a fait présenter un billet..... par lequel il prie Messieurs de faire justice de l'homicide du sieur de Mayerne, et pour cest effect ne procéder pas au jugement qu'au préalable ils n'aient jugé si les tesmoins sont reprochables ou non, parce qu'ils sont la plupart intimes amis et camarades du sieur de la Rochegiffart 2. >>

Le Petit Conseil résolut de ne pas assumer toute la responsabilité de cette affaire. Il fit engager le prisonnier à présenter une requête en grâce et convoqua le Conseil des Deux Cents pour le lendemain 19 avril:

« Après la prière faite, M. le premier syndique a représenté

Reg. du Cons. Vol. de 1611-1612, fol. 142, 143, 146.

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que

que.... il y a un affaire important et qui regarde l'Etat, lequel comme il est extraordinaire, aussy Messieurs y ont voulu procéder extraordinairement. C'est assavoir l'homicide commis dimanche dernier sur les neuf heures du soir, en la chambre de madame de Vérace, par nob. Samuel de la Chapelle, baron de la Rochegiffart, lequel, après le meurtre, s'estoit retiré dans le logis de M. de Soubise, et néantmoins, par la prudence de Messieurs et de M. de la Noue, avoit esté remis entre les mains de la Justice et amené prisonnier céans, où il est à présent, confessant son crime et en demandant grâce à ce magnifique Conseil ; M. le Grand et M. le baron de Lux ont escrit en sa faveur et prient fort instamment Messieurs de luy ottroyer ladite grâce ; que MM. de Soubise, de La Noue, de Chamberet, et presque toute la noblesse françoise qui est en ceste ville pour nostre secours, intercèdent pour luy; que pour ces considérations Messieurs n'ont voulu passer outre à donner leur jugement sur ce procez criminel, mais ont voulu pour la conséquence du fait le rapporter à ceste Compagnie. Après cela, MM. de Soubise, de la Noue et Chamberet ayantz requis d'estre ouys, sont entrez et ayantz pris place prez de M. le premier syndique, M. de la Noue a dit qu'ayantz entendu qu'on vouloit ce matin traitter le fait dudit prisonnier, ils ont voulu supplier ce Conseil de n'y user pas de la sévérité des loix; qu'il se trouvera que ce n'est point un guet à pens, mais une querelle subite; qu'il est de grand'maison, affectionné de tous les seigneurs qui sont vẻnus ici pour nostre secours; que ce fait ne touche point l'Estat ; que si la briefveté du temps l'eust porté, la Reyne en eust escrit en sa faveur; prie particulièrement de considérer ce que luy a apporté pour retirer ledit prisonnier du lieu où il s'estoit jeté, affin de luy faire subir la jurisdiction de Messieurs soubz espérance de leur douceur. Cela fait, lesdits seigneurs sont sortis et ont esté leues la requeste présentée par le criminel pour obtenir grâce de ce magnifique Conseil, de luy signée, et les lettres de MM. le Grand et de Lux, outre lesquelles M. le

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