Page images
PDF
EPUB

TANCREDE,

TRAGÉDIE.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

(Assemblée des Chevaliers rangés en demi-cercle.)

ARGIR E.

LLUSTRES Chevaliers, vengeurs de la Sicile,
Qui daignez par égard, au déclin de mes ans,
Vous affembler chez moi, pour chaffer nos Ty

rans,

Et former un Etat triomphant & tranquille.
Syracufe en nos murs a gémi trop long-temps
Des defleins avortés d'un courage inutile:
Il eft temps de marcher à ces fiers Musulmans,
Il eft temps de fauver d'un naufrage funefte

Le plus grand de nos biens, le plus cher qui nous refte,

Le droit le plus facré des mortels généreux,
La liberté : c'eft-là que tendent tous nos vœux.'
Deux puiffans Ennemis de notre République,
Des droits des Nations, du bonheur des humains;
Les Céfars de Bizance, & les fiers Sarrafins
Nous menacent encor de leur joug tyrannique.
Ces Defpotes altiers partageant l'Univers,
Se difputent l'honneur de nous donner des fers.
Le Grec a fous fes loix les Peuples de Meffine,
Le hardi Solamir infolemment domine

Sur les fertiles champs couronnés par l'Etna,
Dans les murs d'Agrigente aux campagnes d'Enna;
Et tout de Syracuse annonçait la ruine :

Mais nos communs Tyrans, l'un de l'autre jaloux,
Armés pour nous détruire, ont combattu pour nous;
Ils ont perdu leur force en difputant leur proie;
A notre liberté le Ciel ouvre une voie;
Le moment eft propice, il en faut profiter;
La grandeur Musulmane est à son dernier âge:
On commence en Europe à la moins redouter.
Dans la France un Martel, en Espagne un Pélage,
Le grand Léon✶ dans Rome, armé d'un faint courage,
Nous ont affez appris comme on peut la dompter.
Je fçais qu'aux factions Syracufe livrée,

N'a qu'une liberté faible & mal affurée;

* Léon IV, un des grands Papes que Rome ait jamais eus. Il chaffa les Arabes, & fauva Rome en 849. Voici comme en parle l'Auteur de l'Effai fur l'Hiftoire générale, & fur les mœurs des Nations. « Il était » né Romain; le courage des premiers âges de la République revivait >> en lui dans un temps de lâcheté & de corruption, tel qu'un des beaux » monumens de l'ancienne Rome, qu'on trouve quelquefois dans les >> ruines de la nouvelle. <<

O

Je ne veux point ici vous rappeller ces temps;
Où nous tournions fur nous nos armes criminelles,
Où l'Etat répandait le fang de fes enfans:
Etouffons dans l'oubli nos indignes querelles,
Orbaffan, qu'il ne foit qu'un Parti parmi nous.
Celui du bien public, & du falut de tous.
Que de notre union l'Etat puisse renaître;
Et fi de nos égaux nous fûmès trop jaloux,
Vivons & périffons fans avoir eu de maître.
ORBASSAN.

Argire, il eft trop vrai que les divisions
Ont regné trop long-tems entre nos deux Maisons,
L'Etat en fut troublé; Syracufe n'aspire
Qu'à voir les Orbaffan unis au fang d'Argire.
Aujourd'hui l'un par l'autre il faut nous protéger
En citoyen zélé j'accepte votre fille :

Je fervirai l'Etat, vous & votre famille,

Et du pied des autels, où je vais m'engager,
Je marche à Solamir, & je cours vous venger.
Mais ce n'eft pas affez de combattre le Maure,
Sur d'autres ennemis il faut jetter les yeux;
Il fut d'autres Tyrans non moins pernicieux,
Que peut-être un vil Peuple ofe chérir encore.

De quel droit les Français, portant partout leurs pas,
Se font-ils établis dans nos riches climats ?
De quel droit un Coucy * vint-il dans Syracufe,
Des rives de la Seine aux bords de l'Aréthuse?
D'abord modefte & fimple il voulut nous fervir;
Bientôt fier & fuperbe, il fe fit obéir.

* Un Seigneur de Coucy s'établit en Sicile du temps de Charles le

Chauve.

B

Sa race accumulant d'immenses héritages,
Et d'un Peuple ébloui maîtrifant les fuffrages
Ofa fur ma famille élever fa grandeur.

Nous l'en avons punie; & malgré fa faveur
Nous voyons fes enfans bannis de nos rivages
Tancrede *, un rejetton de ce fang dangereux,
Des murs de Syracufe éloigné dès l'enfance,
A fervi, nous dit-on, les Céfars de Byfance;
Il eft fier, outragé, fans doute valeureux,

Il doit haïr nos loix, il cherche la vengeance,
Tout Français eft à craindre; on voit même en nos jours
Trois fimples Ecuyers **, fans biens & fans fecours,
Sortis des flancs glacés de l'humide Neuftrie,
Aux champs Apulliens fe faire une patrie;

Et n'ayant pout tout droit que celui des combats,
Chaffer les poffeffeurs, & fonder des Etats.

Grecs, Arabes, Français, Germains, tout nous dévore;
Et nos champs malheureux par leur fécondité,
Appellent l'avarice & la capacité

Des brigands du Midi, du Nord & de l'Aurore.
Nous devons nous défendre ensemble & nous venger.
J'ai vû plus d'une fois Syracufe trahie;

Maintenons notre loi, que rien ne doit changer:
Elle condamne à perdre & Phonneur & la vie,
Quiconque entretiendroit avec nos ennemis
Un commerce fecret, fatal à fon pays.
A l'infidélité Pindulgence encourage.
On ne doit épargner ni le fexe, ni l'âge.

* Ce n'eft pas Tancrede de Hauteville, qui n'alla en Italie que quel que temps après.

**Les premiers Normands qui pafferent dans la Pouille; Drogon, Batteric & Repostel.

Venife ne fonda fa fiere autorité,

Que fur la défiance & la févérité.

Imitons fa fageffe, en perdant les coupables:
LORÉDA N.

Quelle honte en effet dans nos jours déplorables,
Que Solamir, un Maure, un Chef des Mufulmans,
Dans la Sicile encor ait tant de partisans !

Que partout dans cette Ifle, & guerriere & chrétienne,
Que même parmi nous Solamir entretienne
Des fujets corrompus vendus à fes bienfaits!
Tantôt chez les Céfars occupé de nous nuire,
Tantôt dans Syracufe ayant fçu s'introduire,
Nous préparant la guerre, & nous offrant la paix,
Et pour nous défunir foigneux de nous féduire!
Un fexe dangereux, dont les faibles efprits,
D'un Peuple encor plus faible attire les hommages,
Toujours des nouveautés & des Héros épris,
A ce Maure impofant prodigua fes fuffrages.
Combien de Citoyens aujourd'hui prévenus,
Pour ces arts féduisans *, que l'Arabe cultive!
Arts trop pernicieux, dont l'éclat les captive;
A nos vrais Chevaliers, noblement inconnus.
Que notre art foit de vaincre, & je n'en veux point d'autre,
J'efpere en ma valeur, j'attends tout de la vôtre,
Et j'approuve furtout cette févérité

Vangereffe des loix & de la liberté.

Pour détruite l'Espagne, il a fuffi d'un traître **,
Il en fut parmi nous. Chaque jour en voit naître.

* En ce temps les Arabes cultivaient feuls les fciences en Occident & ce font eux qui fonderent l'Ecole de Salerne.

** Le Comte Julien, ou l'Archevêque Opas.

Bij

« PreviousContinue »