Page images
PDF
EPUB

deux cent cinquante, devait se taire; mais on ne concevait pas pourquoi l'on donnait à l'un cette permission, en imposant à l'autre cette contrainte. Le Tribunat et le Corps législatif n'étaient point assez nombreux en proportion de la population de la France; et toute l'importance politique devait se concentrer dans le Sénat-conservateur, qui réunissait tous les pouvoirs hors un seul, celui qui naît de l'indépendance de fortune. Les sénateurs n'existaient que par les appointements qu'ils recevaient du pouvoir exécutif. Le 10 Sénat n'était en effet que le masque de la tyrannie; il donnait aux ordres d'un seul l'apparence d'être discutés par plusieurs.

15

Quand Bonaparte fut assuré de n'avoir affaire qu'à des hommes payés, divisés en trois corps, et nommés les uns par les autres, il se crut certain d'atteindre son but. Ce beau nom de Tribun signifiait des pensions pour cinq ans; ce grand nom de Sénateur signifiait des canonicats à vie, et il comprit bien vite que les uns voudraient acquérir ce que les autres désireraient conserver. Bonaparte se faisait dire sa 20 volonté sur divers tons, tantôt par la voix sage du Sénat, tantôt par les cris commandés des Tribuns, tantôt par le scrutin silencieux du Corps législatif; et ce chœur à trois parties était censé l'organe de la nation, quoiqu'un même maître en fût le coryphée.

25

30

L'œuvre de Sieyès fut sans doute altérée par Bonaparte : sa vue longue d'oiseau de proie lui fit découvrir et supprimer tout ce qui, dans les institutions proposées, pouvait un jour amener quelque résistanee; mais Sieyès avait perdu la liberté, en substituant quoi que ce fût à l'élection populaire.

Bonaparte lui-même n'aurait peut-être pas été assez fort pour opérer alors un tel changement dans les principes généralement admis; il fallait que le philosophe servît à cet égard les desseins de l'usurpateur: non assurément que

Sieyès voulût établir la tyrannie en France; on doit lui rendre la justice qu'il n'y a jamais pris part: et d'ailleurs, un homme d'autant d'esprit ne peut aimer l'autorité d'un seul, si ce seul n'est pas lui-même. Mais, par sa métaphysique, il embrouilla la question la plus simple, celle de l'élection; et 5 c'est à l'ombre de ces nuages que Bonaparte s'introduisit impunément dans le despotisme.

CHAPITRE XVII.

DES PROGRÈS DU POUVOIR ABSOLU DE BONAPARTE,

ON ne saurait trop observer les premiers symptômes de 10 la tyrannie; car, quand elle a grandi à un certain point, il n'est plus temps de l'arrêter. Un seul homme enchaîne la volonté d'une multitude d'individus dont la plupart, pris séparément, souhaiteraient d'être libres, mais qui néanmoins se soumettent, parce que chacun d'eux redoute l'autre, et 15 n'ose lui communiquer franchement sa pensée. Souvent il suffit d'une minorité très-peu nombreuse pour faire face tourà-tour à chaque portion de la majorité qui s'ignore ellemême.

Malgré les diversités de temps et de lieux, il y a des 20 points de ressemblance entre l'histoire de toutes les nations tombées sous le joug. C'est presque toujours après de longs troubles civils que la tyrannie s'établit, parce qu'elle offre à tous les partis épuisés et craintifs l'espoir de trouver en elle un abri. Bonaparte a dit de lui-même, avec raison, qu'il 25 savait jouer à merveille de l'instrument du pouvoir. En effet, comme il ne tient à aucune idée, et qu'il n'est arrêté par aucun obstacle, il se présente dans l'arène des circonstances en athlète aussi souple que vigoureux; et son premier coup d'œil lui fait connaître ce qui, dans chaque 30

personne, ou dans chaque association d'hommes, peut servir à ses desseins personnels. Son plan, pour parvenir à dominer la France, se fonda sur trois bases principales: contenter les intérêts des hommes aux dépens de leurs vertus, 5 dépraver l'opinion par des sophismes, et donner à la nation pour but la guerre au lieu de la liberté. Nous le verrons suivre ces diverses routes avec une rare habileté. Les Français, hélas! ne l'ont que trop bien secondé: néanmoins, c'est à son funeste génie surtout qu'il faut s'en prendre; car, 10 les gouvernements arbitraires ayant empêché de tout temps que cette nation n'eût des idées fixes sur aucun sujet, Bonaparte a fait mouvoir ses passions sans avoir à lutter contre ses principes. Il pouvait dès-lors honorer la France, et s'affermir lui-même par des institutions respectables; mais le 15 mépris de l'espèce humaine a tout desséché dans son âme, et il a cru qu'il n'existait de profondeur que dans la région du mal.

Nous avons déjà vu que le général Bonaparte fit décréter une constitution dans laquelle il n'existait point de garan 20 ties. De plus, il eut grand soin de laisser subsister les lois émises pendant la révolution, afin de prendre à son gré l'arme qui lui convenait dans cet arsenal détestable. Les commissions extraordinaires, les déportations, les exils, l'esclavage de la presse, ces mesures malheureusement 25 prises au nom de la liberté, étaient fort utiles à la tyrannie. Il mettait en avant, pour les adopter, tantôt la raison d'état, tantôt la nécessité des temps, tantôt l'activité de ses adversaires, tantôt le besoin de maintenir le calme, Telle est l'artillerie des phrases qui fondent le pouvoir absolu; 30 car les circonstances ne finissent jamais, et plus on veut comprimer par des mesures illégales, plus on fait de mécontents qui motivent la nécessité de nouvelles injustices. C'est toujours à demain qu'on remet l'établissement de la loi,

et c'est un cercle vicieux dont on ne peut sortir; car l'esprit public qu'on attend pour permettre la liberté ne saurait résulter que de cette liberté même.

La constitution donnait à Bonaparte deux collègues; il choisit avec une sagacité singulière, pour ses Consuls 5 adjoints, deux hommes qui ne servaient qu'à déguiser son unité despotique: l'un, Cambacérès, jurisconsulte d'une grande instruction, mais qui avait appris, dans la Convention, à plier méthodiquement devant la Terreur; et l'autre, Lebrun, homme d'un esprit très-cultivé et de manières très- 10 polies, mais qui s'était formé sous le chancelier Maupeou, sous ce ministre qui avait substitué un parlement nommé par lui à ceux de France, ne trouvant pas encore assez d'arbitraire dans la monarchie telle qu'elle était alors. Cambacérès était l'interprète de Bonaparte auprès des révolu 15 tionnaires, et Lebrun auprès des royalistes; l'un et l'autre traduisaient le même texte en deux langues différentes. Deux habiles ministres avaient aussi chacun pour mission d'adapter l'ancien et le nouveau régime au mélange du troisième. Le premier, grand seigneur engagé dans la 20 révolution, disait aux royalistes qu'il leur convenait de retrouver les institutions monarchiques, en renonçant à l'ancienne dynastie. Le second, un homme des temps funestes, mais néanmoins prêt à servir au rétablissement des cours, prêchait aux républicains la nécessité d'abandonner 25 leurs opinions politiques, pourvu qu'ils pussent conserver leurs places. Parmi ces chevaliers de la circonstance, Bonaparte, le grand maître, savait la créer ; et les autres mancuvraient selon le vent que ce génie des orages avait soufflé dans les voiles.

L'armée politique du Premier Consul était composée de transfuges des deux partis. Les royalistes lui sacrifiaient leur fidélité envers les Bourbons, et les patriotes leur at

30

:

tachement à la liberté ainsi donc aucune façon de penser indépendante ne pouvait se montrer sous son règne; car il pardonnait plus volontiers un calcul égoïste qu'une opinion désintéressée. C'était par le mauvais côté du cœur humain 5 qu'il croyait pouvoir s'en emparer.

Bonaparte prit les Tuileries pour sa demeure; et ce fut un coup de partie que le choix de cette habitation. On avait vu là le roi de France, les habitudes monarchiques y étaient encore présentes à tous les yeux, et il suffisait, pour 10 ainsi dire, de laisser faire les murs pour tout rétablir. Vers les derniers jours du dernier siècle, je vis entrer le Premier Consul dans le palais bâti par les rois ; et quoique Bonaparte fût bien loin encore de la magnificence qu'il a développée depuis, l'on voyait déjà dans tout ce qui l'entourait 15 un empressement à se faire courtisan à l'orientale, qui dut lui persuader que gouverner la terre était chose bien facile. Quand sa voiture fut arrivée dans la cour des Tuileries, ses valets ouvrirent la portière, et précipitèrent le marche-pied avec une violence qui semblait dire que les choses physiques 20 elles-mêmes étaient insolentes, quand elles retardaient un instant la marche de leur maître. Lui ne regardait ni ne remerciait personne, comme s'il avait craint qu'on pût le croire sensible aux hommages mêmes qu'il exigeait. En montant l'escalier au milieu de la foule qui se pressait pour 25 le suivre, ses yeux ne se portaient ni sur aucun objet, ni sur aucune personne en particulier : il y avait quelque chose de vague et d'insouciant dans sa physionomie; et ses regards n'exprimaient que ce qu'il lui convient toujours de montrer, l'indifférence pour le sort, et le dédain pour les 30 hommes.

Ce qui servait singulièrement le pouvoir de Bonaparte, c'est qu'il n'avait rien à ménager que la masse. Toutes les existences individuelles étaient anéanties par dix ans de

« PreviousContinue »