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EXAMEN GÉNÉRAL DU TALENT DE

MADAME DE STAËL.

CE qui me semble caractériser et ce talent et elle-même, c'est la fusion intime et les proportions égales entre l'esprit, le sentiment et l'imagination. Et, tandis que chez la plupart des écrivains 5 et des hommes on peut aisément déterminer lequel de ces éléments domine, il est impossible de nommer celui qui l'emporte chez elle, et très-difficile de les considérer séparément.

De là vient qu'elle n'a rien sacrifié de ce qui honore l'humanité. La religion et les lumières ont eu jusqu'à elle séparé- 10 ment leurs défenseurs. Ces deux grandes causes ont été plaidées, pour ainsi dire, contradictoirement ; chacune se trouvant étrangère à tout un système d'idées, il y a eu, sous ce rapport, une division cachée parmi les hommes; les uns re paraissant tolérer le règne de la raison, et les autres celui de la foi, que par 15 pure condescendance.

Madame de Staël seule a embrassé avec un même zèle le parti des lumières et celui de la religion; elle seule a adopté du fond du cœur ce qu'il y avait de mieux dans les divers âges; combattant d'un côté les préjugés et l'ignorance ancienne, de 20 l'autre l'égoïsme et l'incrédulité modernes.

L'écrivain avec lequel on serait le plus tenté de la comparer, c'est Rousseau, parce qu'il avait la même réunion de facultés ; mais il diffère d'elle en ce qu'il ne les a pas dirigées vers un but commun. Il a souvent abjuré la plus noble moitié de lui-même, 25 et, employant toute la susceptibilité de son esprit à démentir ses sentiments, il a été sceptique dans la philosophie et haineux dans la vie, avec cette chaleur d'âme qui donne la foi et l'amour. C'était un maître plus consommé dans son art; ses compositions

sont plus achevées, plus profondément méditées peut-être ; et pourtant moins de bonne foi, plus de déclamations, plus de sophismes, le mettent, comme penseur, au-dessous d'elle, tandis que son farouche orgueil, son caractère âpre et sauvage, com5 muniquent à son talent une sombre ardeur qui ne ressemble en rien à la flamme généreuse de madame de Staël. Le genre humain que Rousseau croyait aimer n'était qu'un idéal inconnu à lui-même. Madame de Staël chérit tout ce qui l'entoure, et reporte sur l'humanité son affection pour ses proches. Ce qui 10 peut manquer en fini précieux à sa diction est plus que racheté par le charme du premier mouvement, par la fraîcheur de l'inspiration, si on ose le dire. C'est l'onde qui sort toute vive de la source et qui brille quand elle court.

Mais on observe dans son talent autre chose que cette réu15 nion d'esprits divers. Il y a une originalité marquée dans chacun, et pourtant ils portent tous un sceau pareil qui appartient en propre à madame de Staël. Ce cachet particulier est dû à son caractère, à la force ainsi qu'à la nature mobile de ses impressions, à des élans subits d'indignation, de compassion, de 20 fierté, et aussi à ce qu'elle ne cesse jamais d'être femme.

Voilà peut-être le secret de son charme. Elle s'adresse à titre de femme à son lecteur; elle se met personnellement en relation avec lui pour lui dire ce qu'elle a et ce qu'il a aussi dans l'âme; mais ce titre, elle n'ignore pas qu'il l'oublierait 25 bientôt, si elle cessait de lui paraître aimable ou piquante; ainsi, soit qu'elle cherche à l'éclairer ou à l'éblouir, jamais elle ne l'écrase de sa supériorité, jamais elle ne s'arroge aucune prééminence. Il semble que le hasard lui ait donné une bonne place au spectacle des choses morales, et elle raconte 30 les idées.

Parfois aussi elle se présente comme un enfant qui guiderait un homme sage, dont la vue serait un peu trouble. Elle explique à celui-ci tout ce qu'il apercevait confusément, et le place à un beau soleil pour qu'il voie un peu plus clair lui-même. 35 Quand elle vient à le mener dans des sentiers escarpés et difficiles, elle lui dit : 'Prenez courage, vous serez bien aise nous en tirerons bientôt, vous et moi."

d'avoir passé ici, nous

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Cherchant toujours à lui rendre la route agréable, elle se met en scène pour le divertir, en se moquant un peu des vives impressions qu'elle reçoit. Les personnes, les paroles, les visages, les accents, les attitudes, les habits, tout la frappe en effet, tout est caractéristique dans ses tableaux. Elle se connaît 5 comme le reste, et cet instinct aveugle qui décide si souvent de nos répugnances et de nos goûts est en elle un sentiment motivé dont elle se rend clairement compte.

La netteté de ses aperçus est telle, qu'on oublie leur extrême finesse. Elle n'a point de vaine subtilité, et ne force point ses 10 lecteurs à discerner l'imperceptible; mais tout grandit entre ses mains. Son attention entière se porte un instant sur chaque point, et il devient si distinct pour elle, qu'aucun rapport ne lui échappe; mais elle a soin de rattacher les fils trop déliés à d'autres plus forts, dont on reconnaît l'importance. On passe 15 ainsi facilement des détails à l'ensemble avec elle, et l'on se trouve tout à coup à la racine des idées, quand on croyait ne faire qu'en suivre les dernières ramifications.

Une des causes du plaisir qu'elle donne, c'est celui qu'elle prend à regarder toutes choses, à contempler les faces nom- 20 breuses et brillantes que lui présentent les objets. Cette personne, si sensible aux découvertes des autres, paraît jouir aussi des siennes. Elle produit de nouvelles impressions sur ellemême par le jeu de son propre esprit, et alors ses pensées, comme des fusées étincelantes, jaillissent de toutes parts sur 25 la route.

Néanmoins on s'est plaint d'éprouver quelque fatigue en lisant ses ouvrages, à l'exception pourtant du premier et du dernier. Une sensation est un fait sur lequel il n'y a pas à disputer, et, si celle-là était assez générale pour mériter d'être 30 comptée, il faudrait l'attribuer à deux causes, l'une, la multitude de ses idées, et l'autre, quelques défauts de style, sensibles surtout dans la seconde période de sa carrière.

La richesse des pensées est extraordinaire chez elle. Peutêtre aucun écrivain ne l'a-t-il égalée sous ce rapport. Qu'on 35 prenne au hasard trois de ses pages, et trois pages de l'auteur le plus spirituel, il est à parier que le nombre des idées origina

les et marquantes sera supérieur chez madame de Staël. Ce n'est pas qu'elle affecte la concision, chaque pensée est bien revêtue des mots nécessaires; mais on n'est pas accoutumé à voir tant de pensées ensemble, et peut-être y en a-t-il trop. 5 Peut-être certaines phrases qui ne sont que du remplissage pour le raisonnement, font-elles sur notre âme l'effet de ces morceaux de drap dans les clavecins, qui étouffent le retentissement d'une corde avant qu'on en frappe une autre. La succession des pensées est trop rapide, trop continue chez 10 madame de Staël, pour le mouvement moyen des esprits; elle est la déesse de l'abondance; elle répand à pleines mains des épis, des perles, des roses, des rubans et des diadèmes. On ne veut rien laisser échapper, parce que tout a sa valeur ; mais il se peut qu'on se fatigue à recueillir.

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Le style périodique, dont la mode passe maintenant, avait l'avantage de donner de l'espace au développement du sentiment en forçant la phrase à accomplir une révolution musicale. Mais, comine les pensées de M. Necker avaient perdu de leur relief par l'abus qu'il a fait de l'harmonie, sa fille a pris un 20 genre différent, et elle a été, en effet, bien plus brillante; mais peut-être aurait-elle eu quelquefois besoin d'une forme qui l'obligeât à ralentir sa marche.

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On a encore reproché un peu d'obscurité aux anciens ouvrages de madame de Staël. Ce défaut vient de ce qu'elle faisait usage, dans sa jeunesse, d'une langue assez particulière, qui, depuis, a été en partie abandonnée par elle, et en partie apprise et finalement aimée par le public; il vient ensuite de ce qu'elle n'a pas d'abord trouvé la manière qui convenait le mieux à son talent. Il s'est toujours présenté à son imagination féconde une foule d'aperçus accessoires qu'il eût été grand dommage de ne pas indiquer; mais, lorsqu'elle voulait les réunir avec l'idée principale, il en résultait de la confusion: elle forçait ainsi son lecteur à embrasser des rapports trop éloignés. Depuis, elle a pris le parti de rompre net le fil de 35 son discours; et, quand elle a donné ses saillies d'imagination pour ce qu'elles étaient, on l'a trouvée plus claire et plus originale tout ensemble.

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