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m'avez confié. J'ai cherché à combattre votre résolution et je n'ai pu y réussir; maintenant, je n'ai plus qu'une chose à faire, c'est de vous accompagner dans votre exil; je vous dois tout ce que j'ai et tout ce que je suis; comment donc, après avoir été associé par vous aux honneurs du pouvoir, ne partagerais-je pas également les rigueurs de la retraite? Vous allez laisser votre femme et votre fils, et je n'aurais pas le courage d'abandonner mes affections et mes biens! Ah! ce serait le comble de l'ingratitude! je rougirais de honte si vous aviez pu un seul instant m'en croire capable! non, rien ne saurait me séparer de vous; je veux vous servir jusqu'à ma dernière heure sans qu'on puisse deviner ni qui vous êtes, ni qui je suis; et voyez, j'ai caché sous ces haillons tout l'argent nécessaire pour subvenir à nos besoins. Partons donc sans plus tarder, et je vous réponds que personne ne pénétrera le mystère de notre

voyage. »

Le Roi, touché de ce discours, crut que son favori pensait tout ce qu'il disait. Dans son ravissement, il lui avoua qu'il n'avait eu en vue que de l'éprouver, et que s'il avait eu le malheur de céder à sa tentation, il lui en aurait coûté cher.

Le favori remercia Dieu de l'avoir préservé d'un si grand péril, et demeura convaincu de deux choses:

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LE COMTE LUCANOR.

la première, qu'il fallait se méfier des épreuves; la seconde, qu'il était utile d'avoir un

sa maison.

philosophe dans

·les offres faites au nom d'une
« Et vous, seigneur comte Lucanor, ne vous lais-
sez pas tromper
amitié qui n'existe point. Votre voisin a peur de vous
et cherche à vous éprouver; parlez-lui de manière à
dissiper ses craintes; faites-lui entendre que, loin de
convoiter ses terres, vous ne songez pas plus à les
accepter qu'à vous en emparer, et que vous ne sou-
haitez enfin que son bien et son honneur, deux choses
qui doivent être mutuellement ménagées pour que
l'amitié soit durable. >>

Le comte goûta beaucoup le conseil de Patronio,
il le suivit et s'en trouva bien. Don Juan Manuel,
estimant aussi que l'exemple était bon à retenir, le
fit écrire dans ce livre, et composa des vers qui

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logue; mais le principal enseignement est à l'adresse des favoris; la règle de conduite que l'auteur leur propose a tout l'air d'ètre une suggestion de sa propre expérience; on a vu, en effet, qu'il passa la plus grande partie de ses jours sur le qui vive. Alphonse XI, alarmé par des confidences perfides, ne cessa de lui tendre des piéges; mais il fut aussi fin que son maître et sut éventer toutes ses ruses. Néanmoins, avant de s'attacher à aucune hypothèse, il faut reconnaître que les livres Arabes imités des livres Indiens abondent en exemples analogues. Le Pantcha-Tantra a ouvert la source des épreuves, et lorsqu'on songe à la peur que devaient se faire réciproquement rois et favoris dans des Etats où le despotisme et l'ambition soutenaient sans cesse une lutte ténébreuse, on ne s'étonne pas plus de la fécondité des stratagèmes que de la multiplicité des complots; la méfiance Asiatique a laissé peu de chose à dire sur ce sujet, elle aurait pu en remontrer aux esprits les plus subtils de l'Italie et de l'Espagne, sans en excepter Machiavel et Antonio Pérez.

EXEMPLE II.

DE CE QUI ADVINT A UN HOMME DE BIEN AVEC SON FILS.

Le comte Lucanor s'entretenait un jour avec son conseiller: «Patronio, lui dit-il, je suis dans un grand embarras au sujet d'une certaine chose que je désire et n'ose faire; je sais que si je la fais, il ne manquera pas de gens pour me critiquer, et si je ne la fais point, on me blâmera plus sûrement encore. » Après cette ouverture, il lui confia l'objet de son indécision et lui demanda conseil.

Seigneur comte, répondit Patronio, il vous serait facile, assurément, de trouver de meilleurs conseillers que moi; Dieu vous a, d'ailleurs, accordé assez de jugement pour que vous puissiez vous passer de mon secours; mais puisque vous désirez connaître ce que je pense, c'est un devoir pour moi de vous le dire. Permettez-moi donc de vous raconter ce qui advint à un homme de bien avec son fils. Cet exemple fera cesser, je l'espère, votre irrésolution.

- » Volontiers, dit le comte, et Patronio poursuivit ainsi :

» Un homme de bien avait un fils qui avait reçu du ciel plus d'esprit que de bon sens ; il le consultait sans cesse, et c'étaient toujours de nouvelles objections qui entravaient tous ses projets et l'empêchaient de faire les choses les plus avantageuses. Sur quoi, en effet, ne peut-on pas élever des doutes et faire naître des difficultés? plus les jeunes gens ont d'esprit, plus ils sont exposés à commettre des fautes; car ils ont tout ce qu'il faut pour entreprendre et rien de ce qui est nécessaire pour achever, et s'ils n'ont pas un guide expérimenté qui les conduise au but, ils se perdent en route. Tel était le jeune garçon dont je viens de vous parler; il formait mille desseins et n'en exécutait pas un seul. Dès que son père voulait faire un pas en avant, il lui criait, prenez garde! et le jetait ainsi dans une irrésolution qui lui était toujours funeste. Le bon homme se laissa longtemps arrêter de la sorte; mais fatigué à la fin de tant de contrariétés, il résolut de donner à son fils une leçon qui put le guérir de ses tergiversations et lui apprendre à suivre ses idées jusqu'au bout. Un jour de marché, l'un et l'autre ayant quitté les champs, s'acheminaient vers la ville pour y faire quelques emplettes; une bête de somme les précé

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