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éclairs de sa raison; il y a beaucoup à apprendre dans ses œuvres, mais ce n'est que pour ceux qui pourraient faire mieux que lui.

D'Alembert, qui conçut avec Diderot le projet de l'Encyclopédie, était un enfant trouvé qui parvint par son seul mérite, et malgré sa modestie, à la place de secrétaire de l'Académie Française, et à être membre de presque toutes les sociétés savantes de l'Europe. Il était appelé par son esprit à l'étude des sciences exactes. Le système des métaphysiciens, et particulièrement celui de Diderot, qui mèlait la philosophie et les belles-lettres aux idées mathématiques, plut au doux et élégant d'Alembert, qui n'y apporta toutefois aucun enthousiasme. Ses traités, ses réflexions et son discours préliminaire de l'Encyclopédie, si solide et si riche en idées, sont écrits d'un style simple, précis et plein d'agrément. Son esprit exact était peu capable d'apprécier la poésie, et dans son désir de donner à cet art une couleur philosophique, il alla même jusqu'à conseiller aux poëtes de jeter plus d'idées dans leurs compositions; le bon d'Alembert ne voyait pas qu'il ne leur demandait pas moins que de se montrer plus raisonneurs, et d'outrer encore davantage leurs défauts, en se fermant plus que jamais la carrière de l'imagination.

Helvétius se fùt montré sans doute meilleur philosophe s'il n'eût été élevé au sein de la

volupté. A force de vouloir se mettre au-dessus des préjugés populaires, il en vint à donner l'intérêt individuel pour unique base à la société, et à trouver la fin exclusive de l'homme dans les satisfactions matérielles. Helvétius était un excellent homme, plein de douceur et d'humanité; son livre de l'Esprit est l'un des plus spirituels que l'on connaissę; mais fondant toute sa doctrine sur la sensibilité physique, ou plutôt sur l'égoïsme des sens, comme Larochefoucauld sur l'égoïsme de l'amour-propre, il s'est resserré dans un système trop rigoureux. Il lui eût fallu plus d'observation du cœur humain et de l'organisation animale, pour approfondir ce qu'il n'a fait que soupçonner. Cabanis et Volney, qui ont refait chacun une partie de son système, l'un comme physiologiste, et l'autre comme métaphysicien, ont fait pressentir tous les ressorts qu'Helvétius n'avait pas même aperçus. Helvétius a eu beaucoup de partisans; on ne doit pas s'en étonner, car il n'est pas profond ; ce qui doit plutôt exciter quelque surprise, c'est que, voulant absolument se créer un système de philosophie, il n'en ait pas fait un pire. Peut-être aussi les persécutions qu'Helvétius éprouva à cause de son livre contribuèrent-elles à en assurer le succès.

SECTION III.

État de la poésie dans cette période.

Art dramatique.

-Poésie fugitive.-Poésie lyrique.-Satire, etc.

La première réflexion qui se présente en examinant les poètes de cette époque, est relative au grand nombre d'écrivains qui s'adonnèrent à l'art dramatique; on compte dans un demi-siècle qui suivit celui de Louis XIV, plus de cinquante auteurs qui composèrent des pièces de théâtre, dont le plus grand nombre fut représenté. La tragédie continua d'être soumise aux règles auxquelles Racine et Corneille s'étaient conformés, mais ni Marmontel, ni La Harpe, n'atteignirent jamais aux perfections de leurs modèles.

Lagrange-Chancel avait eu des succès au théâtre avant Voltaire; il savait nouer avec art une intrigue ; c'était à peu près là tout son mérite. Jugurtha, sa première pièce, est à peine une tragédie. Amasis et Ino offrent quelque intérêt, mais nulle idée de style. Il n'a pas craint de traiter le sujet d'Oreste et Pylade; il l'a fait plutôt à la manière de Lacalprenède qu'à celle de Racine. On connaît à peine les titres de ses autres pièces; Méléagre, Athénaïs, Érigone, Alceste, Cassius, Victorinus méritent l'oubli dans lequel

ils sont tombés. Lamotte a laissé quatre tragédies, les Machabées, Romulus, OEdipe et Inès de Castro. Le sujet des Machabées n'est nullement dramatique, parce que le dévouement religieux, placé dans une situation passive, ne peut fournir à l'action durant cinq actes. Lamotte choisit ce sujet parce que les tragédies tirées de la Bible étaient en vogue. Sa pièce fut accueillie : née à la faveur d'une circonstance, elle mourut avec elle. Inès de Castro est un sujet plus dramatique, et traité d'une manière plus remarquable. Un sujet aussi fantasque ne pourrait inspirer un poëte qu'autant que des règles libérales lui permettraient de donner à sa tragédie les couleurs romanesques de l'événement. Piron s'essaya aussi dans le genre tragique, il fit Callisthenes et Fernand Cortez, qui sont des raretés, et Gustave Wasa, qui est resté au théâtre. La prétendue conspiration de Callisthènes contre Alexandre est un sujet aussi mal choisi que mal conçu. Fernand Cortez vint après Alzire, et ce parallèle lui fut aussi défavorable dans le temps que le serait aujourd'hui pour cet ouvrage une comparaison avec le bel opéra de de ce nom. Piron a été plus heureux dans Gustave Wasa; on y trouve cependant peu d'entente tragique et quelques extravagances. Lanoue a fait un Mahomet II, dans lequel on trouve encore moins de mérite que dans Gustave, bien

qu'on y reconnaisse quelque couleur tragique et de l'intérêt. L'Iphigénie en Tauride de Guimond de Latouche eut un grand succès: on y trouve du naturel, de la vérité et une simplicité touchante; il y a même dans cette pièce des beautés qui annonçaient un grand talent, et qui font regretter la mort prématurée de l'auteur. Châteaubrun fut moins heureux que Latouche dans l'imitation d'Euripide et de Sophocle. Le sujet de Philoctete, qu'il a traité d'après ce dernier, manque de ressorts principaux; dans les Troyen

imitées d'Euripide et de Sénèque, il y a des situations attachantes, et de ces mouvements attendrissants que l'on trouve dans le tragique grec: Le Harpe ne lui a pas pardonné d'avoir manqué à l'unité d'action dans cet ouvrage. Lemierre ne s'en est pas écarté; mais sa fidélité aux principes n'a pas sauvé ses écrits. Il a composé, parmi d'autres ouvrages, Idoménée, Artaxerce, Guillaume Tell et la Veuve du Malabar. Lemierre est un poëte ingénieux, mais dur, et dont les conceptions sont étroites. Il a eu cependant la hardiesse de mettre en scène Guillaume Tell avant Schiller, et mème de comprendre, comme le poëte allemand, l'aventure de la pomme dans l'action, Le rôle de Tell est bien conçu et bien écrit, même pour tout autre que Lemierre. Le sujet a inspiré le poëte, et la simplicité des mœurs qu'il avait à retracer a passé

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