Page images
PDF
EPUB

son dos, un lourd diadème d'or et de rubis sur la tête, lui-même debout sur un char d'or traîné par quatre taureaux blancs, derrière lui vingt lévriers grands comme de petits buffles et munis de colliers d'or ouvragé, à l'entour cent seigneurs bien armés et bien braves. » Un hérault d'armes ne décrirait pas mieux ni davantage. Les nobles et les dames du temps retrouvaient ici leurs mascarades et leurs tournois.

Il y a quelque chose de plus agréable qu'un beau conte, c'est un assemblage de beaux contes, surtout quand les contes sont de toutes couleurs. Froissart en fait sous le nom de Chroniques, Boccace encore mieux; puis, après lui, les seigneurs des Cent Nouvelles nouvelles, et plus tard encore Marguerite de Navarre. Quoi de plus naturel parmi des gens qui s'assemblent, causent et veulent se divertir? Les mœurs du temps les suggèrent; car les usages et les goûts de la société ont commencé, et la fiction, ainsi conçue, ne fait que transporter dans les livres les conservations qui s'échangent dans les salles et sur les chemins. Chaucer décrit une troupe de pèlerins, gens de toute condition qui vont à Cantorbéry, un chevalier, un homme de loi, un clerc d'Oxford, un médecin, un meunier, une abbesse, un moine, qui conviennent de dire chacun une histoire. Car il n'eût été ni gai ni réconfortant de chevaucher, muets comme des pierres'. » Ils con

1. For trewely comfort ne mirthe is non,

To riden by the way domb as the ston.

tent donc; sur ce fil léger et flexible, tous les joyaux, faux ou vrais, de l'imagination féodale viennent poser bout à bout leurs bigarrures et faire un collier tour à tour de nobles récits chevaleresques, le miracle d'un enfant égorgé par des juifs, les épreuves de la patiente Griselidis, Canace et les merveilleuses inventions de la fantaisie orientale, des fabliaux graveleux sur le mariage et sur les moines, des contes allégoriques ou moraux, la fable du Coq et de la Poule, l'énumération des grands infortunés: Lucifer, Adam, Samson, Nabuchodonosor, Zénobie, Crésus, Ugolin, Pierre d'Espagne. J'en passe, car il faut abréger. Chaucer est comme un joaillier, les mains pleines; perles et verroteries, diamants étincelants, agates vulgaires, jais sombres, roses de rubis, tout ce que l'histoire et l'imagination ont pu ramasser et tailler depuis trois siècles en Orient, en France, dans le pays de Galles, en Provence, en Italie, tout ce qui a roulé jusqu'à lui entrechoqué, rompu, ou poli par le courant des siècles et par le grand pêle-mêle de la mémoire humaine, il l'a sous la main, il le dispose, il en compose une longue parure nuancée, à vingt pendants, à mille facettes, et qui par son éclat, ses variétés, ses contrastes, peut attirer et contenter les yeux les plus avides d'amusement et de

nouveauté.

IV

Il fait davantage. L'essor universel de la curiosité intempérante exige des jouissances plus raffinées; il n'y a que le rêve et la fantaisie qui puisse la satisfaire, non pas la fantaisie profonde et pensive telle qu'on la trouvera dans Shakspeare, non pas le rêve passionné et médité tel qu'on l'a trouvé chez Dante, mais le rêve et la fantaisie des yeux, des oreilles, de tous les sens extérieurs, qui, dans la poésie comme dans l'architecture, réclament des singularités, des merveilles, des défis engagés, gagnés contre le raisonnable et le probable, et qui ne s'assouvissent que par l'entassement et l'éblouissement. Lorsque vous regardez une cathédrale du temps, vous sentez en vous-même un mouvement de crainte. La substance manque; les murailles évidées pour faire place aux fenêtres, l'échafaudage ouvragé des portes, le prodigieux élan des colonettes grêles, les sinuosités frêles des arceaux, tout menace; l'appui s'est retiré pour faire place à l'ornement. Sans le placage extérieur des contre-forts, et l'aide artificielle des crampons de fer, l'édifice aurait croulé au premier jour; tel qu'il est, il se défait de lui-même; et il faut entretenir sur place des colonies de maçons pour combattre incessamment sa ruine incessante. Mais les yeux s'oublient à suivre les ondoiements et les enroulements de sa filigrane infi

nie; la rose flamboyante du portail et les vitraux peints versent une lumière diaprée sur les stalles sculptées du chœur, sur l'orfévrerie de l'autel, sur les processions de chappes damasquinées et rayonnantes, sur le fourmillement des statues étagées; et dans ce jour violet, sous cette pourpre vacillante, parmi ces flèches d'or qui percent l'ombre, l'édifice entier ressemble à la queue d'un paon mystique. Pareillement la plupart des poëmes du temps sont dénués de fond; tout au plus une moralité banale leur sert d'étai; en somme, le poëte n'a songé qu'à étaler devant nous l'éclat des couleurs et le pêle-mêle des formes. Ce sont des rêves ou des visions; il y en a cinq ou six dans Chaucer, et vous allez en trouver sur tout votre chemin jusqu'à la Renaissance. Mais l'étalage est splendide. Chaucer est transporté en songe dans un temple de verre1 où sur les murs sont figurées en or toutes les légendes d'Ovide et de Virgile, défilé infini de personnages et d'habits, semblable à celui qui sur les vitraux des églises occupe alors les yeux des fidèles. Tout d'un coup un grand aigle d'or qui plane près du soleil et luit comme une escarboucle descend avec l'élan de la foudre et l'emporte dans ses serres jusqu'au-dessus des étoiles, pour le déposer ensuite devant le palais de la Renommée, palais resplendissant, bâti de béril avec des fenêtres luisantes et des tourelles dressées, et posé au sommet d'une haute roche de glace

1. The House of Fame.

presque inaccessible. Tout le côté du sud était couvert par les noms gravés d'hommes fameux, mais le soleil les fondait sans cesse. De côté du nord, les noms, mieux protégés, restaient entiers. Au sommet des tourelles paraissaient des ménestrels et des jongleurs avec Orphée, Arion et les grands joueurs de harpe, puis derrière eux des myriades de musiciens avec des cors, des flûtes, des cornemuses, des chalumeaux, qui sonnaient et remplissaient l'air; puis tous les charmeurs, magiciens et prophètes. Il entre, et dans une haute salle lambrissée d'or, bosselée de perles, sur un trône d'escarboucle, il voit assise une femme, « une grande et noble reine », parmi une multitude infinie de hérauts, dont les surtouts brodés portent les armoiries des plus fameux chevaliers du monde, au son des instruments et de la mélodie céleste que font Calliope et ses sœurs. De son trône jusqu'à la porte s'étend une file de piliers où se tiennent debout les grands historiens et les grands poëtes, Josèphe sur un pilier de plomb et de fer, Stace sur un pilier de fer teint de sang; Ovide, «<le clerc de Vénus », sur un pilier de cuivre; puis, sur un pilier plus haut que les autres, Homère, et aussi Tite-Live, Darès Phrygius, Guido Colonna, Geoffroy de Monmouth et les autres historiens de la guerre de Troie. Faut-il achever de transcrire cette fantasmagorie, où l'érudition troublée vient gâter l'invention pittoresque, où le badinage fréquent atteste que la vision n'est qu'un divertissement volontaire? Le poëte et son lecteur se sont

« PreviousContinue »