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Ah! mon Christ! - Ah! ne déchire pas mon

<«< cœur pour avoir nommé mon Christ!

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Si, si! Je l'appellerai. Oh! il y a une demi-heure de pas«sée; toute l'heure sera bientôt passée.... O Dieu ! « que Faust vive en enfer mille années, cent mille. « années, mais qu'à la fin il soit sauvé!... Oh! l'heure «sonne, l'heure sonne.... Ah! que mon âme n'est<«< elle changée en petites gouttes d'eau, pour tomber << dans l'Océan, et qu'on ne la retrouve jamais! »> Voilà l'homme vivant, agissant, naturel, personnel, non pas le symbole philosophique qu'a fait Goethe, mais l'homme primitif et vrai, l'homme emporté, enflammé, esclave de sa fougue et jouet de ses rêves, tout à l'instant présent, pétri de convoitises, de contradictions et de folies, qui, avec des éclats et des tressaillements, avec des cris de volupté et d'angoisse, roule, le sachant, le voulant, sur la pente et les pointes de son précipice. Tout le théâtre anglais. est là, ainsi qu'une plante dans son germe, et Marlowe est à Shakspeare ce que Pérugin est à Raphaël.

V

Insensiblement l'art se forme, et vers la fin du siècle il est complet. Shakspeare, Beaumont, Fletcher, Jonson, Webster, Massinger, Ford, Middleton, Heywood, apparaissent ensemble, ou coup sur coup, génération nouvelle et favorisée, qui fleurit largement sur le terrain fertilisé par les efforts de

la génération précédente. Désormais les scènes se développent et s'agencent; les personnages cessent de se mouvoir tout d'une pièce, le drame ne ressemble plus à une statue. Le poëte, qui ne savait tout à l'heure que frapper ou tuer, introduit maintenant un progrès dans la situation et une conduite dans l'intrigue. Il commence à préparer les sentiments, à annoncer les événements, à combiner des effets, et l'on voit paraître le théâtre le plus complet et le plus vivant, et aussi le plus étrange qui fut jamais

Il faut le voir se faire, et regarder le drame au moment où il se forme, c'est-à-dire dans l'esprit de ses auteurs. Que se passe-t-il dans cet esprit? Quelles sortes d'idées y naissent, et de quelle façon est-ce qu'elles y naissent? En premier lieu, ils voient l'événement, quel qu'il soit et tel qu'il est; j'entends par là qu'ils l'ont présent intérieurement avec les personnages et les détails, beaux et laids, même plats et grotesques. Si c'est un jugement, le juge est là, pour eux, à cette place, avec sa trogne et ses verrues; le plaignant à cet autre, avec ses besicles et son sac de procédures; l'accusé en face, courbé et contrit, chacun avec ses amis, cordonniers ou seigneurs; puis la foule grouillante par derrière, tous avec leurs pourpoints tachés, leurs vieux souliers, leurs museaux risibles, leurs yeux ahuris ou allumés'. C'est un vrai jugement qu'ils imaginent, un

1. Voir le jugement de Vittoria Accoramboni, celui de Virginia dans Webster, Coriolan et Jules César, dans Shakspeare.

jugement pareil à celui qu'ils ont vu devant le justice, où ils ont crié ou glapi comme témoins ou parties, avec les termes de chicane, les pro, les contra, les rôles de griffonnages, les voix aigres des avocats, les piétinements, le tassement, l'odeur des corps et le reste. Les infinies myriades de circonstances qui accompagnent et nuancent chaque événement accourent avec cet événement dans leur tête, et non pas simplement les extérieures, c'est-à-dire les traits sensibles et pittoresques, les particularités de coloris et de costumes, mais aussi et surtout les intérieures, je veux dire les mouvements de colère et de joie, le tumulte secret de l'âme, le flux et reflux des idées et des passions qui griment les physionomies, qui enflent les veines, qui font grincer les dents, serrer les poings, qui lancent ou retiennent l'homme. Ils voient tout le détail et tout l'ondoiement de l'homme, celui du dehors et celui du dedans, l'un par l'autre, et l'un dans l'autre, tous les deux ensemble sans défaillir ou s'arrêter. Et qu'estce que cette vue, si ce n'est la sympathie, la sympathie imitative, qui nous met à la place des gens, qui transporte leurs agitations en nous-mêmes, qui fait de notre être un petit monde, capable de reproduire le grand en raccourci? Comme les personnages qu'ils imaginent, les poëtes et les spectateurs font des gestes, tendent leurs voix, et font acteurs. Ce n'est point le discours ou le récit qui peut manifester leur état intérieur, c'est la mise en scène; ainsi que les inventeurs du langage, ils jouent et miment leurs

idées; l'imitation théâtrale, la représentation figurée est leur vrai langage; toute autre expression, le chant lyrique d'Eschyle, le symbole réfléchi de Goethe, le développement oratoire de Racine, leur serait impraticable. Involontairement, de primesaut, sans calcul, ils découpent la vie en scènes, et la portent par morceaux sur les planches; cela va si loin que souvent leur personnage1 de théâtre se fait acteur, et joue une pièce dans la pièce: la faculté scénique est la forme naturelle de leur esprit. Sous l'effort de cet instinct, toutes les parties accessoires du drame arrivent à la rampe, et s'étalent sous les yeux. Une bataille s'est livrée; au lieu de la raconter, ils l'amènent devant le public, clairons et tambours, foules qui se bousculent, combattants qui s'éventrent. Un naufrage est arrivé; vite le vaisseau devant le spectateur, avec les jurons des matelots, les commandements techniques du pilote. De toutes les parties de la vie humaine, tapages de taverne et conseils de ministres, bavardages de cuisine et processions de cour, tendresses de famille et marchandages de prostitution, nulle n'est trop petite, ou trop haute; elles sont dans la vie, qu'elles soient sur la scène, chacune tout entière, toute grossière, atroce et saugrenue, telle qu'elle est, il n'importe. Ni en Grèce, ni en Italie, ni en Espagne, ni en

1. Rôle de Falstaff, dans Shakspeare; rôle de la reine, dans London, de Greene et Decker; rôle de Rosalinde, dans Shakspeare. 2. Voyez dans Webster, Duchess of Malfi, une scène d'accouchement admirable.

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France, on n'a vu d'art qui ait tenté si audacieusement d'exprimer l'âme, et le plus intime fond de l'âme, le réel et tout le réel.

Comment ont-ils réussi, et quel est cet art nouveau qui foule toutes les règles ordinaires? C'est un art cependant, puisqu'il est naturel, un grand art puisqu'il embrasse plus de choses et plus profondément que ne font les autres, tout semblable à celui de Rembrandt et de Rubens; mais comme celui de Rembrandt et de Rubens, c'est un art germanique et dont toutes les démarches sont contraires à celles de l'art classique. Ce que les Grecs et les Latins, inventeurs de celui-ci, ont cherché en toutes choses, c'est l'agrément et l'ordre. Monuments, statues et peintures, théâtre, éloquence et poésie, de Sophocle à Racine, ils ont coulé toute leur œuvre dans le même moule, et produit la beauté par le même moyen. Dans l'enchevêtrement et la complexité infinie des choses, ils saisissent un petit nombre d'idées simples qu'ils assemblent en un petit nombre de façons simples, en sorte que l'énorme végétation embrouillée de la vie s'offre désormais à l'esprit tout élaguée et réduite, et peut être embrassée aisément d'un seul regard. Un carré de murs avec deux files de colonnes toutes semblables; un groupe symétrique de corps nus ou drapés dans un linge; un jeune homme debout qui lève un bras; un guerrier blessé qui ne veut pas revenir au camp et qu'on supplie: voilà, dans leur plus beau temps, leur architecture, leur peinture, leur sculpture et leur théâtre. Pour

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