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nons d'abord les trois principales œuvres de l'intelligence humaine, la religion, l'art, la philosophie: qu'est-ce qu'une philosophie sinon une conception de la nature et de ses causes primordiales, sous forme d'abstractions et de formules? qu'y a-t-il au fond d'une religion et d'un art sinon une conception de cette même nature et de ces mêmes. causes primordiales, sous forme de symboles plus ou moins arrêtés et de personnages plus ou moins précis, avec cette différence que dans le premier cas on croit qu'ils existent, et dans le second qu'ils n'existent pas? Que le lecteur considère quelquesunes de ces grandes créations de l'esprit dans l'Inde, en Scandinavie, en Perse, à Rome, en Grèce, et il verra que partout l'art est une sorte de philosophie devenue sensible, la religion une sorte de poëme tenu pour vrai, la philosophie une sorte d'art et de religion desséchée et réduite aux idées pures. Il y a donc au centre de chacun de ces trois groupes un élément commun, la conception du monde et de son principe, et s'ils diffèrent entre eux, c'est que chacun combine avec l'élément commun, un élément distinct ici la puissance d'abstraire, là la faculté de personnifier et de croire, là enfin le talent de personnifier sans croire. Prenons maintenant les deux principales œuvres de l'association humaine, la famille et l'État. Qui est-ce qui fait l'État sinon le sentiment d'obéissance par lequel une multitude d'hommes se rassemble sous l'autorité d'un chef? Et qui est-ce qui fait la famille sinon le sentiment

d'obéissance par lequel une femme et des enfants agissent sous la direction d'un père et d'un mari ? La famille est un État naturel, primitif et restreint, comme l'État est une famille artificielle, ultérieure et étendue; et sous les différences qu'introduisent le nombre, l'origine et la condition des membres, on démêle dans la petite société comme dans la grande une même disposition d'esprit fondamentale qui les rapproche et les unit. A présent supposez que cet élément commun reçoive du milieu, du moment ou de la race des caractères propres, il est clair que tous les groupes où il entre seront modifiés à proportion. Si le sentiment d'obéissance n'est que de la crainte', vous rencontrerez comme dans la plupart des États orientaux la brutalité du despotisme, la prodigalité des supplices, l'exploitation du sujet, la servilité des mœurs, l'incertitude de la propriété, l'appauvrissement de la production, l'esclavage de la femme et les habitudes du harem. Si le sentiment d'obéissance a pour racine l'instinct de la discipline, la sociabilité et l'honneur, vous trouverez comme en France la parfaite organisation militaire, la belle hiérarchie administrative, le manque d'esprit public avec les saccades du patriotisme, la prompte docilité du sujet avec les impatiences du révolutionnaire, les courbettes du courtisan avec les résistances du galant homme, l'agrément délicat de la conversation et du monde

1. Montesquieu, Esprit des lois, Principes des trois gouvernements.

avec les tracasseries du foyer et de la famille, l'égalité des époux et l'imperfection du mariage. sous la contrainte nécessaire de la loi. Si enfin le sentiment d'obéissance a pour racine l'instinct de subordination et l'idée du devoir, vous apercevrez comme dans les nations germaniques la sécurité et le bonheur du ménage, la solide assiette de la vie. domestique, le développement tardif et incomplet de la vie mondaine, la déférence innée pour les dignités établies, la superstition du passé, le maintien des inégalités sociales, le respect naturel et habituel de la loi. Pareillement dans une race, selon que l'aptitude aux idées générales sera différente, la religion, l'art et la philosophie seront différents. Si l'homme est naturellement propre aux plus larges conceptions universelles, en même temps qu'enclin à les troubler par la délicatesse nerveuse de son organisation surexcitée, on verra, comme dans l'Inde, une abondance étonnante de gigantesques créations religieuses, une floraison splendide d'épopées démesurées et transparentes, un enchevêtrement étrange de philosophies subtiles et imaginatives, toutes si bien liées entre elles et tellement pénétrées d'une séve commune qu'à leur ampleur, à leur couleur, à leur désordre, on les reconnaîtra à l'instant comme les productions du même climat et du même esprit. Si, au contraire, l'homme naturellement sain et équilibré limite volontiers l'étendue de ses conceptions pour en mieux préciser la forme, on verra, comme en Grèce, une théologie d'artistes et de con

teurs, des dieux distincts promptement séparés des choses et transformés presque dès l'abord en personnes solides, le sentiment de l'unité universelle presque effacé et à peine conservé dans la notion vague du Destin, une philosophie plutôt fine et serrée que grandiose et systématique, bornée dans la haute métaphysique', mais incomparable dans la logique, la sophistique et la morale, une poésie et des arts supérieurs pour leur clarté, leur naturel, leur mesure, leur vérité et leur beauté à tout ce que l'on a jamais vu. Si enfin l'homme réduit à des conceptions étroites et privé de toute finesse spéculative, se trouve en même temps absorbé et roidi tout entier par les préoccupations pratiques, on verra, comme à Rome, des dieux rudimentaires, simples noms vides, bons pour noter les plus minces détails de l'agriculture, de la génération et du ménage, véritables étiquettes de mariage et de ferme, partant une mythologie, une philosophie et une poésie nulles ou empruntées. Ici, comme partout, s'applique la loi des dépendances mutuelles'. Une civilisation fait corps, et ses parties se tiennent à la façon des parties d'un corps organique. De même que dans un animal

1. La philosophie alexandrine ne naît qu'au contact de l'Orient. Les vues métaphysiques d'Aristote sont isolées; d'ailleurs chez lui, comme chez Platon, elles ne sont qu'un aperçu. Voyez par contraste la puissance systématique dans Plotin, Proclus, Schelling et Hégel, ou encore l'audace admirable de la spéculation brahmanique et bouddhique.

2. J'ai essayé plusieurs fois d'exprimer cette loi, notamment dans la préface des Essais de critique et d'histoire.

les instincts, les dents, les membres, la charpente osseuse, l'appareil musculaire, sont liés entre eux, de telle façon qu'une variation de l'un d'entre eux détermine dans chacun des autres une variation correspondante, et qu'un naturaliste habile peut sur quelques fragments reconstruire par le raisonnement le corps presque tout entier; de même dans une civilisation la religion, la philosophie, la forme de famille, la littérature, les arts composent un système où tout changement local entraîne un changement général, en sorte qu'un historien expérimenté qui en étudie quelque portion restreinte aperçoit d'avance et prédit à demi les caractères du reste. Rien de vague dans cette dépendance. Ce qui la règle dans un corps vivant, c'est d'abord sa tendance à manifester un certain type primordial, ensuite la nécessité où il est de se trouver d'accord avec lui-même afin de vivre et de posséder des organes qui puissent fournir à ses besoins. Ce qui la règle dans une civilisation, c'est la présence dans chaque grande création humaine d'un élément producteur également présent dans les autres créations environnantes, j'entends par là quelque faculté, aptitude, disposition efficace et notable qui, ayant un caractère propre, l'introduit avec elle dans toutes les opérations auxquelles elle participe, et selon ses variations fait varier toutes les œu vres auxquelles elle concourt.

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