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lui qu'il faut tâcher de reconstruire. On se trompe lorsqu'on étudie le document, comme s'il était seul. C'est traiter les choses en simple érudit, et tomber dans une illusion de bibliothèque. Au fond il n'y a ni mythologie, ni langues, mais seulement des hommes qui arrangent des mots et des images d'après les besoins de leurs organes et la forme originelle de leur esprit. Un dogme n'est rien par luimême; voyez les gens qui l'ont fait, tel portrait du seizième siècle, la roide et énergique figure d'un archevêque ou d'un martyr anglais. Rien n'existe que par l'individu; c'est l'individu lui-même qu'il faut connaître. Quand on a établi la filiation des dogmes, ou la classification des poëmes, ou le progrès des constitutions, ou la transformation des idiomes, on n'a fait que déblayer le terrain; la véritable histoire s'élève seulement quand l'historien commence à démêler à travers la distance des temps l'homme vivant, agissant, doué de passions, muni d'habitudes, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits, distinct et complet comme celui que tout à l'heure nous avons quitté dans la rue. Tâchons donc de supprimer, autant que possible, ce grand intervalle de temps qui nous empêche d'observer l'homme avec nos yeux, avec les yeux de notre tête. Qu'y a-t-il sous les jolis feuillets. satinés d'un poëme moderne? Un poëte moderne, c'est-à-dire un homme comme Alfred de Musset Hugo, Lamartine ou Heine, ayant fait ses classes et voyagé, avec un habit noir et des gants, bien vu des

dames et faisant le soir cinquante saluts et une vingtaine de bons mots dans le monde, lisant les journaux le matin, ordinairement logé dans un second étage, point trop gai parce qu'il a des nerfs, surtout parce que, dans cette épaisse démocratie où nous nous étouffons, le discrédit des dignités officielles a exagéré ses prétentions en rehaussant son importance, et que la finesse de ses sensations habituelles lui donne quelque envie de se croire Dieu. Voilà ce que nous apercevons sous des méditations ou des sonnets modernes. De même sous une tragédie du dix-septième siècle, il y a un poëte, un poëte comme Racine par exemple, élégant, mesuré, courtisan, beau diseur, avec une perruque majestueuse et des souliers à rubans, monarchique et chrétien de cœur, « ayant reçu de Dieu la grâce de ne rougir en aucune compagnie, ni du roi, ni de l'Évangile; » habile à amuser le prince, à lui traduire en beau français « le gaulois d'Amyot, fort respectueux envers les grands, et sachant toujours, auprès d'eux, « se tenir à sa place, » empressé et réservé à Marly comme à Versailles, au milieu des agréments réguliers d'une nature policée et décorative, parmi les révérences, les grâces, les manéges et les finesses des seigneurs brodés qui sont levés matin pour mériter une survivance, et des dames charmantes qui comptent sur leurs doigts les généalogies afin d'obtenir un tabouret. Ladessus, consultez Saint-Simon et les estampes de Pérelle, comme tout à l'heure vous avez consulté

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Balzac et les aquarelles d'Eugène Lami. Pareillement, quand nous lisons une tragédie grecque, notre premier soin doit être de nous figurer des Grecs, c'est-à-dire des hommes qui vivent à demi nus, dans des gymnases ou sur des places publiques, sous un ciel éclatant, en face des plus fins et des plus nobles paysages, occupés à se faire un corps agile et fort, à converser, à discuter, à voter, à exécuter des pirateries patriotiques, du reste oisifs et sobres, ayant pour ameublement trois cruches dans leur maison, et pour provisions deux anchois dans une jarre d'huile, servis par des esclaves qui leur laissent le loisir de cultiver leur esprit et d'exercer leurs membres, sans autre souci que le désir d'avoir la plus belle ville, les plus belles processions, les plus belles idées et les plus beaux hommes. Làdessus une statue comme le Méléagre ou le Thésée du Parthénon, ou bien encore la vue de cette Méditerranée lustrée et bleue comme une tunique de soie et de laquelle sortent les îles comme des corps de marbre, avec cela vingt phrases choisies dans Platon et Aristophane vous instruiront beaucoup plus que la multitude des dissertations et des commentaires. Pareillement encore, pour entendre un Pourana indien, commencez par vous figurer le père de famille qui, «< ayant vu un fils sur les genoux de son fils » se retire, selon la loi, dans la solitude, avec une hache et un vase, sous un bananier au bord d'un ruisseau, cesse de parler, multiplie ses jeûnes, se tient nu entre quatre feux, et sous le cinquième

feu, j'entends le terrible soleil dévorateur et rénovateur incessant de toutes les choses vivantes; qui, tour à tour, et pendant des semaines entières, maintient son imagination fixée sur le pied de Brahma, puis sur le genou, puis sur la cuisse, puis sur le nombril, et ainsi de suite jusqu'à ce que, sous l'effort de cette méditation intense, les hallucinations paraissent, jusqu'à ce que toutes les formes de l'être, brouillées et transformées l'une dans l'autre, oscillent à travers cette tête emportée par le vertige, jusqu'à ce que l'homme immobile, retenant sa respiration, les yeux fixes, voie l'univers s'évanouir comme une fumée au-dessus de l'Être universel et vide, dans lequel il aspire à s'abîmer. A cet égard, un voyage dans l'Inde serait le meilleur enseignement; faute de mieux, les récits des voyageurs, des livres de géographie, de botanique et d'ethnologie tiendront la place. En tout cas, la recherche doit être la même. Une langue, une législation, un catéchisme n'est jamais qu'une chose abstraite; la chose complète, c'est l'homme agissant, l'homme corporel et visible, qui mange, qui marche, qui se bat, qui travaille; laissez là la théorie des. constitutions et de leur mécanisme, des religions et de leur système, et tâchez de voir les hommes à leur atelier, dans leurs bureaux, dans leurs champs, avec leur ciel, leur sol, leurs maisons, leurs habits, leurs cultures, leurs repas, comme vous le faites, lorsque, débarquant en Angleterre ou en Italie, vous regardez les visages et les gestes, les trottoirs et les

tavernes, le citadin qui se promène et l'ouvrier qui boit. Notre grand souci doit être de suppléer, autant que possible, à l'observation présente, personnelle, directe et sensible, que nous ne pouvons plus pratiquer car elle est la seule voie qui fasse con -naître l'homme; rendons-nous le passé présent; pour juger une chose, il faut qu'elle soit présente; il n'y a pas d'expérience des objets absents. Sans doute, cette reconstruction est toujours incomplète; elle ne peut donner lieu qu'à des jugements incomplets; mais il faut s'y résigner; mieux vaut une connaissance mutilée qu'une connaissance nulle ou fausse, et il n'y a d'autre moyen pour connaître à peu près les actions d'autrefois, que de voir à peu près les hommes d'autrefois.

Ceci est le premier pas en histoire; on l'a fait en Europe à la renaissance de l'imagination, à la fin du siècle dernier, avec Lessing, Walter Scott; un peu plus tard en France avec Chateaubriand, Augustin Thierry, M. Michelet et tant d'autres. Voici maintenant le second pas.

II

porel et visible

au moyen duquel

Quand vous observez avec vos yeux l'homme vi- L'homme corsible, qu'y cherchez-vous? L'homme invisible. Ces n'est qu'un indice paroles qui arrivent à votre oreille, ces gestes, ces on doit étudier airs de tête, ces vêtements, ces actions et ces œuvres et intérieur. sensibles de tout genre, ne sont pour vous que des expressions; quelque chose s'y exprime, une âme.

l'homme invisible

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