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toujours été persuadée que ce fut une inspiration de la Providence, et cette ferme confiance la soutint dans la suite au milieu des circonstances les plus décourageantes.

5 dans son cœur.

Jusqu'alors l'espérance de la liberté n'était point entrée Ce sentiment nouveau pour elle la remplit d'une grande joie: elle se remit aussitôt en prières; mais ses idées étaient si confuses, que, ne sachant elle-même ce qu'elle voulait demander à Dieu, elle le pria seulement de ne pas la priver du bonheur qu'elle éprouvait et qu'elle ne Io savait définir. Bientôt cependant le projet d'aller à SaintPétersbourg se jeter aux pieds de l'empereur et lui demander la grâce de son père se développa dans son esprit et l'occupa désormais uniquement.

Elle avait choisi, dans la lisière d'un bois de bouleaux 15 qui se trouvait près de la maison, une place favorite où elle

se retirait souvent pour faire ses prières; elle fut plus exacte encore à s'y rendre dans la suite. Là, tout entière à son projet, elle venait prier Dieu, avec toute la ferveur de sa jeune âme, de favoriser son voyage et de lui donner la force 20 et les moyens de l'exécuter. S'abandonnant à cette idée, elle s'oubliait souvent dans le bois, au point de négliger ses occupations ordinaires, ce qui lui attirait des reproches de ses parents. Elle fut longtemps avant d'oser s'ouvrir à eux au sujet de l'entreprise qu'elle méditait. Son courage l'aban25 donnait chaque fois qu'elle approchait de son père pour commencer cette explication hasardeuse, dont elle prévoyait confusément le peu de succès. Cependant, lorsqu'elle crut avoir suffisamment mûri son projet, elle détermina le jour où elle parlerait, et se proposa fermement de vaincre sa timidité.

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À l'époque fixée, Prascovie se rendit de bonne heure au bois, pour demander à Dieu le courage de s'exprimer et l'éloquence nécessaire pour persuader ses parents: elle revint ensuite à la maison, résolue de parler au premier des

deux qu'elle rencontrerait. Elle désirait que le hasard lui fît trouver sa mère, dont elle espérait plus de condescendance; mais, en approchant de la maison, elle vit son père assis sur un banc près de la porte et fumant une pipe. Elle vint à lui courageusement, commença l'explication de son 5 projet, et demanda, avec toute la chaleur dont elle fut capable, la permission de partir pour Saint-Pétersbourg. Lorsqu'elle eut terminé son discours, son père, qui l'avait écoutée sans l'interrompre et du plus grand sérieux, la prit par la main et rentrant avec elle dans la chambre où la mère 10 apprêtait le dîner: "Ma femme, s'écria-t-il, bonne nouvelle! nous avons trouvé un puissant protecteur! Voilà notre fille qui va partir sur l'heure pour Saint-Pétersbourg, et qui veut bien se charger de parler elle-même à l'empereur." Lopouloff raconta plaisamment ensuite tout ce que lui avait 15 dit Prascovie. "Elle ferait mieux, répondit la mère, d'être à son ouvrage que de venir vous conter ces balivernes." La jeune fille s'était armée d'avance contre la colère de ses parents, mais elle n'eut point de force contre le persiflage, qui semblait anéantir toutes ses espérances. Elle se mit à pleurer amèrement. Son père, qu'un instant de gaieté avait fait sortir de son caractère, reprit bientôt sa sévérité. Tandis qu'il la grondait au sujet de ses larmes, sa mère attendrie l'embrassait en riant. "Allons, lui dit-elle en lui présentant un linge, commence par nettoyer la table pour le dîner; tu 25 pourras ensuite partir pour Saint-Pétersbourg, à ta commodité."

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Cette scène était plus faite pour dégoûter Prascovie de ses projets que des reproches ou des mauvais traitements; cependant l'humiliation qu'elle éprouvait de se voir traiter 30 comme un enfant se dissipa bientôt et ne la découragea point. La glace était rompue: elle revint à la charge à plusieurs reprises, et ses prières furent bientôt si fréquentes et

D. M. T.

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si importantes, que son père, perdant patience, la gronda sérieusement, et lui défendit avec sévérité de lui parler làdessus davantage. Sa mère, avec plus de douceur, tâcha de lui faire comprendre qu'elle était trop jeune encore pour 5 songer à une entreprise aussi difficile.

Depuis lors, trois ans s'écoulèrent sans que Prascovie osât renouveler ses instances à ce sujet. Une longue maladie de sa mère la contraignit de renvoyer son projet à des temps plus favorables; cependant il ne se passa pas un seul 10 jour sans qu'elle joignît à ses prières ordinaires celle d'obtenir de son père la permission de partir, bien persuadée que Dieu l'exaucerait un jour.

Cet esprit religieux, cette foi vive dans une si jeune personne, doivent paraître d'autant plus extraordinaires qu'elle 15 ne les devait point à l'éducation. Sans être irréligieux, son père s'occupait peu de prières; et quoique sa mère fût plus exacte à cet égard, elle manquait en général d'instruction, et Prascovie ne devait qu'à elle-même les sentiments qui l'animaient. Pendant ces trois dernières années, sa raison s'était 20 formée; déjà la jeune fille avait acquis plus de poids dans les conseils de la famille; elle put, en conséquence, proposer et discuter son projet, que ses parents ne regardaient plus comme un enfantillage, mais qu'ils combattirent avec d'autant plus de force qu'elle leur était devenue plus nécessaire. 25 Les empêchements qu'ils mettaient à son départ étaient de nature à faire impression sur son cœur. Ce n'était plus par

des plaisanteries ou par des menaces qu'ils tâchaient de la dissuader, mais par des caresses et par des larmes. "Nous sommes déjà vieux, lui disaient-ils, nous n'avons plus ni 30 fortune ni amis en Russie: aurais-tu le courage d'abandonner dans ce désert des parents dont tu es l'unique consolation, et cela, pour entreprendre seule un voyage périlleux, qui peut te conduire à ta perte et leur coûter la vie,

au lieu de leur procurer la liberté ?" A ces raisons Prascovie ne répondait que par des larmes: mais sa volonté n'était point ébranlée, et chaque jour l'affermissait dans sa résolution.

Il se présentait une difficulté d'une autre nature, et plus 5 réelle encore que l'opposition de son père; elle ne pouvait partir qu'avec un passeport, sans lequel il ne lui était pas même possible de s'éloigner du village. D'autre part, il n'était guère probable que le gouverneur de Tobolsk, qui n'avait jamais répondu à leurs lettres, consentît à leur ac- 10 corder cette faveur. Prascovie fut donc forcée de remettre son départ à un autre temps, et toutes ses idées se portèrent sur les moyens d'obtenir un passeport.

Il y avait alors dans le village un prisonnier, nommé Neiler, né en Russie et fils d'un tailleur Allemand. Cet 15 homme avait été pendant quelque temps domestique d'un étudiant à l'Université de Moscou, et il avait tiré de cette circonstance l'avantage de passer pour un esprit fort à Ischim. Neiler s'imaginait être un incrédule. Cette espèce de folie, jointe au métier plus utile de tailleur qu'il 20 possédait, l'avait fait connaître des habitants et des prisonniers, dont les uns lui faisaient raccommoder leurs habits, et dont les autres s'amusaient de ses impertinences. Au nombre de ces derniers était Lopouloff, chez lequel il venait quelquefois. Neiler, connaissant l'esprit religieux de 25 la jeune personne, la persiflait au sujet de sa dévotion et l'appelait sainte Prascovie. Celle-ci, le croyant plus habile qu'il n'était, projetait de s'adresser à lui pour en obtenir la supplique qu'elle voulait adresser au gouverneur, dans l'espoir que son père, n'ayant plus qu'à la signer, s'y décide- 30 rait plus facilement.

Elle venait un jour d'achever son blanchissage à la rivière, et se disposait à retourner au logis. Avant de partir

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elle fit, à son ordinaire, plusieurs signes de croix, et se chargea péniblement de son linge mouillé. Neiler, qui passait par hasard, la vit et se moqua d'elle. "Si vous aviez, lui dit-il, fait quelques-unes de ces simagrées de plus, vous 5 auriez opéré un miracle, et votre linge serait allé tout seul à la maison. Donnez, ajouta-t-il en s'emparant de force du fardeau, je vous ferai voir que les incrédules, que vous haïssez si fort, sont aussi de bonnes gens." Il prit, en effet, la corbeille et la porta jusqu'au village. Chemin fai10 sant, Prascovie, qui n'avait qu'un désir, celui d'obtenir un passeport, lui parla de la supplique et du service important qu'elle attendait de lui. Malheureusement, le philosophe ne savait pas écrire: il avoua que depuis l'instant où il s'était voué à l'état de tailleur il avait négligé la littérature; 15 mais il indiqua dans le village un homme qui pourrait remplir son attente. Prascovie revint toute joyeuse, se proposant de mettre à profit ce conseil dès le lendemain. rentrant chez son père, où se trouvaient quelques personnes, Neiler se vanta hautement du service qu'il avait rendu à 20 sainte Prascovie, en lui épargnant la peine de faire un miracle, et fit d'autres mauvaises plaisanteries de ce genre; mais il fut bientôt déconcerté par la réponse de la jeune fille. "Comment pourrais-je, lui dit-elle, ne pas mettre toute ma confiance dans la bonté de Dieu? Je ne l'ai prié qu'un 25 instant au bord de la rivière, et si mon linge n'est pas venu seul, il est du moins venu sans moi, et porté par un incrédule. Ainsi le miracle a eu lieu, et je n'en demande pas d'autre à la Providence." À cette réponse, toute la société se mit à rire aux dépens du tailleur, qui se retira 30 très-piqué de l'aventure. On verra dans la suite plusieurs exemples de cette aimable présence d'esprit, qui n'abandonna jamais la jeune fille dans les circonstances les plus embarrassantes.

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