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mérite, à moins d'oublier les exagérations enthousiastes que des littérateurs étrangers à la matière ont écrites sur lui. Le mathématicien, qui, la plume à la main, lirait Pascal, dominé par cette idée préconçue, irait de déception en déception. Pour le connaître avec ses qualités, mais aussi ses défauts, il faut le placer dans le cadre de ses contemporains ; il faut comparer son œuvre à la leur; rude et long travail, qui ne saurait faire l'objet d'un simple article de revue.

Mon but est plus modeste. S'il a été parlé à maintes reprises des écrits mathématiques de Pascal, dans les panégyriques du Maître qui viennent d'être publiés, les détails qu'on y a donnés ont rarement été empruntés aux sources. En réalité, les écrits mathématiques de Pascal sont peu connus. Les géomètres ne les lisent plus. Beaucoup d'entre eux seraient-ils capables de préciser en quoi ils consistent ? Me suis-je fait illusion en croyant que l'un ou l'autre des lecteurs de la REVUE serait curieux de le savoir ?

La tâche ne m'a pas été particulièrement difficile, car les vrais historiens des mathématiques, j'entends ceux qui font autorité et en parlant ainsi, je vise notamment Michel Chasles (1) et Maurice Cantor (2) les vrais historiens des mathématiques, dis-je, ont apprécié Pascal avec modération et équité. Je viens de les relire après avoir étudié le géomètre de Port-Royal dans ses propres ouvrages. On peut s'en rapporter aux jugements de Chasles et de Cantor, dans toutes leurs parties principales. Si je parais y ajouter quelque restriction, c'est qu'ici, comme souvent en histoire, la publication de documents inédits, l'apparition d'études nouvelles, obligent parfois à modifier dans les détails, des conclusions d'ailleurs solidement établies dans leur ensemble par les historiens antérieurs.

Cette réflexion me conduit naturellement à parler de la récente édition des Euvres de Blaise Pascal (3), publiée en XIV forts volumes in-8°, dans la collection des « Grands

(1) Aperçu historique sur l'Origine et le Développement des Méthodes en Géométrie ; 3o éd. Paris, Gauthier-Villars, 1889. Voir la Table alphabétique des matières au mot: Pascal.

(2) Vorlesungen ueber Geschichte der Mathematik, t. II, Leipzig, Teubner, 1900. Voir la Table alphabétique au mot : Pascal.

(3) Paris, Hachette. Les volumes s'échelonnent de 1908 à 1921.

écrivains de la France », par MM. Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier. Elle est faite « sur les manuscrits, les copies authentiques et les plus anciennes impressions, avec variantes, notes, notices, portraits, etc. » Je la citerai en abrégé par le mot Pascal.

En limitant strictement mon avis sur cette édition aux écrits mathématiques, et en évitant, faute de compétence, toute appréciation des autres, je dirai que les Introductions sont bien faites, objectives, documentées et impartiales. Il sera dorénavant difficile d'écrire sur l'œuvre mathématique de Pascal sans en tenir compte.

J'éprouve plus d'embarras pour porter un jugement sur le texte lui-même. Il est, il faut l'avouer, plus désagréable à lire que celui de l'édition Lahure-Hachette (1). Si j'allais jusqu'à dire qu'il lui est inférieur, les nouveaux éditeurs se récrieraient et me répliqueraient avec raison, qu'ils ont voulu faire œuvre d'érudits et d'archéologues, en reproduisant diplomatiquement les éditions originales qui sont très défectueuses. D'accord. Ce point de vue est défendable. Mais alors, dans un ouvrage où les notes de petit texte sont multipliées avec tant de profusion, pourquoi ne pas avoir signalé toutes les fautes de l'édition qu'on réimprime ?

Il y a plus. Si les premières éditions des traités de Pascal sont fort rares, la Bibliothèque Royale de Belgique possède néanmoins celle du Triangle Arithmétique (2). Ceci m'a permis de vérifier que les coquilles du nouveau texte ne sont pas toujours imputables à l'édition primitive. Il manque des errata complets, à la fin des volumes de M. Brunschvicg et de ses collaborateurs (3).

En vue de la clarté, je grouperai l'œuvre mathématique de Pascal sous trois chefs: travaux sur les coniques, travaux sur le triangle arithmétique et les écrits qui y sont annexés;

(1) Cette édition eut, on le sait, de multiples tirages. J'ai sous la main celui de 1864.

(2) Traité dv triangle arithmétique, avec quelques avtres petits traitez sur la mesme matière. Par Monsievr Pascal. A Paris, Chez Gvillavme Desprez, ruë saint Iacqves, à saint Prosper. M.DC. LXV. in-4o.

(3) Celui qui est donné au tome XI, pour les quatorze volumes de l'édition, offre trop de lacunes, du moins pour les ouvrages de matlićmatiques, les seuls d'ailleurs que nous ayons vérifiés,

travaux qui parurent à l'occasion du concours de la roulette.

II

TRAVAUX SUR LES CONIQUES

Le bon ordre de la discussion exige le rappel de quelques faits. Girard Desargues naquit à Lyon en 1593. Architecte et ingénieur de métier, à ses heures il était aussi géomètreamateur, et comme tel doué d'Esprit de Finesse. L'histoire nous représente Desargues comme l'un des mathématiciens les plus originaux, les plus inventifs.

Des devoirs professionnels le décidèrent à se fixer à Paris, où il se lia d'une étroite amitié avec Descartes. Bientôt il prit l'habitude de fréquenter, en compagnie de cet ami, les réunions organisées par Mersenne. On y causait musique, mathématique et sciences. Étienne Pascal et son jeune fils Blaise s'y voyaient parmi les invités.

Desargues fit à plus d'une reprise des communications à cette académie naissante, d'où devait sortir un jour l'Académie des Sciences. La géométrie des coniques en fournissait le sujet principal. C'étaient souvent de simples ébauches imprimées d'ordinaire sur de grandes feuilles volantes, tirées à un très petit nombre d'exemplaires qui ne sortaient guère du cercle assez fermé des amis de l'auteur, car elles n'étaient pas mises dans le commerce. Voilà pourquoi elles devinrent presque aussitôt des raretés bibliographiques. Dès le 6 avril 1673, Oldenburg, secrétaire de la Société Royale de Londres, se plaignait à Leibnitz de ne pouvoir se procurer les Leçons de Ténèbres de Desargues, tirées seulement à cinquante exemplaires dont la théorie des coniques faisait l'objet (1). On sait que ces Leçons sont aujourd'hui perdues, sort déplorable qui frappe plus d'une des feuilles volantes publiées par le Lyon

(1) Leibnizens mathematische Schriften herausgegeben von C. I. Gerhardt. Erste Abtheilung. Band I. Briefwechsel zwischen Leibnitz und Oldenburg, Collins, Newton, Galloys, Vital, Giordano. Berlin, Asher, 1849.

Pour éviter les méprises et les pertes de temps, je rappellerai que ce volume est aussi parfois cité comme faisant partie des Leibnitzens gesammelte Werke aus den Handschriften der Königlichen Bibliothes

nais. On peut même dire que celui-ci vécut de sa seule réputation jusqu'au début du XIXe siècle. Poncelet (1) et Michel Chasles découvrirent alors quelques-uns de ces précieux placards, et ce dernier, notamment, en fit connaître le mérite, dans plusieurs des meilleures pages de son Aperçu historique (2).

Plus tard, Poudra se livra à de patientes recherches pour retrouver les écrits perdus de Desargues. Il en publia le résultat sous le titre d'Euvres de Desargues (3). C'est seulement depuis cette édition que le grand géomètre est de nouveau vraiment connu. On sait notamment qu'il ne s'est pas toujours contenté de simples feuilles volantes et qu'il a publié des travaux d'une certaine étendue; mais il n'est pas de mon sujet d'en donner le détail.

Desargues est dur à lire. D'abord, nous l'avons dit, ses écrits ne sont souvent que des ébauches. Ensuite et surtout, l'auteur a une terminologie à lui, si étrange, qu'elle le rend tout à fait inintelligible tant qu'on ne s'est pas assimilé son vocabulaire (4). Parmi ces mots nouveaux, un seul a pris rang dans la

zu Hannover herausgegeben von Georg Heinrich Perz. Il en forme alors la Dritte Folge. Mathematik. Erster Band.

Voici le passage auquel je fais allusion (p. 40) :

«< Vidimus non ita dudum Perspectivam Heuretii, in qua perstringuntur rejiciunturque Dni. Des Argues Conica, Leçons de Ténèbres nuncupata ; quorum nonnisi 50 Exemplaria fuisse impressa dicuntur, adeo ut perdifficile sit, vel unum ex tam paucis procurare. Sentit Dn. Collins, siquidem mens et scopus Authoris probe attendatur, doctrinam illam applausum potius et augmentum mereri, quam vituperium. Consilium quippe ipsius fuisse, agere de Sectionibus Conicis, seu projectis e circulis minoribus in Sphaerae superficie sitis.»> (1) Voir Traité des propriétés projectives des figures... par J. V. Poncelet, 2o édit. t. I, Paris, Gauthier-Villars, 1865, Introduction, pp. XXV-XXVI.

(2) Voir la table des noms propres au mot Desargues. Voir aussi : Note sur les ouvrages de Desargues, par M. Chasles, publiée dans le COMPTE RENDU HEBDOMADAIRE DES SÉANCES DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, t. XX, Paris, Bachelier, 1845; pp. 1550-1554.

(3) Euvres de Desargues réunies et analysées par M. Poudra. Paris, Leiber, 1864. En deux volumes in-8.

(4) Poudra a donné le lexique des principaux termes employés par Desargues au t. I (pp. 99-102) des Œuvres de Desargues. En voici quelques exemples: Une droite se nomme un tronc; les points pris sur cette droite, ses nœuds; les droites qui rencontrent la première

Géométrie moderne, c'est celui d'Involution. Un autre est assez joli, et je le signale parce qu'il me sera nécessaire tantôt, c'est celui d'Ordonnance de droites, pour désigner plusieurs droites qui passent par le même point, ou sont paral'èles entre elles. Il est bon de rappeler que Desargues, le premier, proposa de dire que les parallèles se rencontraient en un point à l'infini. Au lieu d'Ordonnance, nous disons aujourd'hui Faisceau de droites. Paul Tannery remarque (1), non sans à-propos, que le mot d'Ordonnance mériterait d'être repris, en lui donnant le sens précis qu'y attachait Desargues et en réservant au mot Faisceau un sens plus large, mais ce n'est pas le moment de discuter cette invitation.

De ce qui précède, il faut surtout retenir que Desargues était l'ami de Descartes et que le petit Blaise Pascal suivait avec assiduité les réunions de Mersenne. Plus d'un des causeurs de ce salon se figurait sans doute que leur conversation n'était pour le jeune homme qu'une source d'ennui, ou du moins un exercice de patience. Il n'avait, en effet, que seize ans ! L'avenir allait les détromper. Ils auraient pu, cependant, savoir qu'âgé de douze ans, cet enfant avait trouvé un Euclide dans la billiothèque de son père, l'avait lu furtivement et, aidé de barres et de ronds, en avait d'chiffré les 32 premières propositions. Sans aller plus loin ni ajouter foi à la légende qui veut qu'à douze ans il ait créé la géométrie, c'est déjà bien beau pour un enfant ! (2)

ou lui sont parallèles, ses rameaux; un segment de droite, brin de rameau, l'origine du segment, sa souche, etc., etc. Cela ne manque pas d'élégance, quand on veut bien s'y habituer. Les trois coniques deviennent respectivement: un défaillement ou un ovale (une ellipse); une égalation (une parabole); un outrepassement ou un excédent (une hyperbole). Les noms des trois coniques sont la traduction des noms grecs que nous avons préféré conserver.

(1) Euvres de Descartes publiées par Charles Adam et Paul Tannery, sous les auspices du Ministère de l'Instruction publique, t. III. Paris, Cerf, 1898; p. 555. Dans un « éclaircissement » ajouté à une lettre de Descartes à Desargues, du 19 juin 1639.

C'est l'édition de Descartes que je citerai désormais, sans en donner le titre au long.

(2) Les historiens des mathématiques sérieux s'accordent pour reconnaître que c'est la seule interprétation raisonnable qui se puisse donner à la légende. MM. Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux ont fait preuve d'esprit de critique et de bon sens en acceptant cette explication. Pascal, t. I, p. 55 ; en note.,

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