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Cette fois une des feuilles volantes de Desargues fournit à Pascal l'occasion de répéter une petite merveille analogue. Il lit cette feuille, la comprend, voit les conséquences des propositions qu'elle renferme, et publie lui aussi sur une grande feuille volante les résultats de ses réflexions. C'est l'Essay pour les coniques (1). Une grande feuille volante imprimée d'un seul côté, voilà à proprement parler tout ce qui a été publié de Pascal sur les coniques jusqu'à la fin du xixe siècle Combien nombreux sont ceux qui l'ignorent et croient à l'existence de quelque grand volume de Pascal sur ces courbes! On conserve encore deux exemplaires de ce précieux placard, l'un à la Bibliothèque Nationale de Paris, l'autre à la Bibliothèque de Hanovre, parmi les papiers de Leibnitz (2).

Dès les premières lignes, Pascal découvre, sans le vouloir, la source où il a puisé: il définit comme Desargues une Ordonnance de droites. Le mot était trop personnel au Lyonnais pour qu'on pût s'y méprendre. Descartes, notamment, ne s'y trompa point. Le 1er avril 1640, il écrivait à Mersenne :

J'ay receu... l'Essay touchant les Coniques du fils de M. Pascal, et avant que d'en avoir leu la moitié, j'ay jugé qu'il avoit appris de Monsieur des Argues, ce qui m'a esté confirmé incontinent après, par la confession qu'il en fait lui-même » (3).

Pascal n'avait aucune confession à faire, remarque à ce propos Joseph Bertrand (4); il rend loyalement justice à Desargues, c'est tout.

« Nous demontrerons aussi cette proprieté, dit en effet Pascal avant le 4e théorème, dont le premier inventeur est M. Desargues, Lyonnois, un des grands esprits de ce temps, & des plus versez aux Mathematiques, & entr'autres aux coniques, dont les escripts sur cette matière, quoy qu'en petit nombre, en ont donné un ample tesmoignage à ceux qui en auront voulu en recevoir l'intelligence; & veux bien advoüer que je doibs le peu que j'ay trouvé sur cette matiere

(1) Reproduit avec une forte réduction, en fac-similé hors texte, par MM. Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux. Pascal, t. I. (2) Voir Pascal, t. I, p. 245.

(3) Euvres de Descartes, t. III, p. 47.

(4) Op. cit., p. 287.

à ses escripts, & que j'ay tasché d'imiter autant qu'il m'a été possible sa methode sur ce subjet» (1).

Desargues eut le bon goût de se montrer satisfait de cette déclaration de Pascal (2).

Le placard de son jeune ami se termine par cette phrase: « Nous avons plusieurs autres Problemes & Theoremes, et plusieurs consequences des precedens mais la défiance que j'ay de mon peu d'experience et de capacité ne me permet pas d'en avancer davantage advant qu'il ait passé a l'examen des habiles gens qui voudront nous obliger d'en prendre la peine après quoy, si l'on juge que la chose merite d'estre continuée, nous essayrons de la pousser jusques où Dieu nous donnera la force de la conduire » (3).

Tout cela est clair. Voilà l'histoire telle qu'elle ressort des documents. Elle suffit bien à la gloire de Pascal. Elle ne suffisait pas à la légende. Écoutons, par exemple, comment celle-ci s'exprime dans la Préface du Traité de l'Equilibre des liqueurs, ouvrage posthume de Pascal, édité par son beau-frère, Florin Périer (4).

« A l'âge de seize ans, il (Pascal) fit un Traité des Coniques qui passa, au jugement des plus habiles, pour un des plus grands efforts

(1) Pascal, t. I, pp. 257-258.

(2) Nous le savons par une parole de Desargues rapportée par son détracteur Curabelle, dans le but, qu'au surplus il n'atteignit pas, de nuire à l'auteur: A propos d'une proposition Desargues dit qu'il << remet d'en donner la clef, quand la démonstration de cette grande proposition nommée la paschale verra le jour. Et que le dit Paschal peut dire que les quatre premiers livres d'Apollonius sont ou bien un cas, ou bien une conséquence immédiate de cette grande proposition dont j'ai laissé la gloire à la liberté de l'auteur. » Examen des Euvres du Sr Desargues, par T. Curabelle. A Paris. De l'imprimerie de M. et I. Henault, 1644, p. 71 (Univ. de Gand). L'édition originale est rarissime. Elle a été en partie reproduite dans l'édition des Euvres de Desargues, par Poudra, t. II, pp. 383-388. Le passage cité s'y trouve, p. 387.

(3) Pascal, t. I, pp. 259-260.

(4) Traitez de l'équilibre des liqueurs et de la pesantevr de la masse de l'air. Contenant l'explication des causes de divers effets de la nature, qui n'avoient point esté bien connus jusques ici, et particulièrement de ceux que l'on avoit attribuez à l'horreur du Vuide. Par Monsieur Pascal. A Paris, Chez Guillaume Desprez, ruë S. Iacques, à l'Image S. Prosper. MDCLXIII. Avec privilège du roy ; fo (avII) ro et vo (Bibl. Roy. de Belgique). C'est l'édition princeps, reproduite dans Pascal, t. III.

d'esprit qu'on se puisse imaginer. Aussi Monsieur Descartes qui estoit en Hollande depuis longtemps, l'ayant leu, et ayant oüy dire qu'il avoit esté fait par un enfant âgé de seize ans, ayma mieux croire que Monsieur Pascal le père en estoit le véritable auteur, et qu'il vouloit se dépoüiller de la gloire qui luy appartenoit légitimement pour la faire passer à son fils, que de se persuader qu'un enfant de cet âge fut capable d'un ouvrage de cette force, faisant voir par cet éloignement qu'il témoigna de croire une chose qui estoit très véritable, qu'elle estoit en effet incroyable et prodigieuse. »

Depuis, on a encore enchéri et surenchéri. Le lecteur a pu voir, cependant, par les propres paroles de Descartes, combien l'impression que lui fit la lecture de l'Essay fut différente de ce que nous en dit Périer.

Les historiens des mathématiques ne s'y sont pas laissés égarer. Deux maîtres notamment, tous deux compatriotes et d'ailleurs chauds admirateurs de Pascal, ont pris à cœur de remettre les choses au point: Michel Chasles (1) et Paul Tannery (2). Je leur ai emprunté plusieurs des renseignements qui précèdent.

L'Essay pour les coniques se compose de trois définitions, trois lemmes, cinq théorèmes et trois figures; le tout sans la moindre démonstration. Le premier lemme donne le fameux théorème de l'Hexagramme Mystique. C'est la plus originale des découvertes de Pascal en la géométrie pure; il n'y a rien à retrancher des éloges qu'on en a faits.

Le théorème IV énonce d'une manière intelligible une proposition formulée obscurément (nous avons dit ci-dessus, pourquoi obscurément) par Desargues (3), et qui est relative à l'Involution de six points déterminés sur une conique et les

(1) Aperçu historique, p. 330. Chasles consacre à ce sujet la Note XIII, intitulée: Sur les coniques de Pascal.

(2) Euvres de Descartes, t. III, pp. 53-56. Dans un «< Éclaircissement » ajouté à la lettre de Descartes à Mersenne, du 1er avril 1640. (3) Dans son Brouillon project d'une atteinte aux événemens des rencontres d'un cône avec un plan, par le sieur G. Desargues, Lionnois. Les exemplaires de l'édition originale sont tous perdus. Poudra a reproduit l'opuscule d'après une transcription qu'en avait faite La Hire. Œuvres de Desargues, t. I. ; pp. 103-230. Poudra y a ajouté une précieuse analyse, pp. 243-296. Les propositions sur le quadrilatère inscrit dans une conique coupé par une transversale se trouvent Pp. 171-178.

côtés d'un quadrilatère inscrit, par une sécante qui les rencontre. Cette proposition est encore connue aujourd'hui sous le nom de théorème de Desargues.

L'Essay ne produisit nullement sur le public du temps l'impression d'être l'œuvre d'un génie « effrayant » comme le dit Chateaubriand. S'il ne provoqua même pas l'incrédulité de Descartes, comme le crut Périer, il fut loin, cependant, de passer pour un écrit banal, et il ne l'était pas. Les éloges affluèrent et le jeune Blaise se sentit très encouragé. Il se mit au travail et commença à rédiger son Traité des coniques, qu'il ne faut pas confondre avec l'Essay (1).

Malheureusement ce Traité est perdu, sans espoir d'être jamais retrouvé. Seul, Leibnitz nous a laissé quelques renseignements, d'ailleurs assez précis, sur son contenu. Rappelons par quelles circonstances le géomètre allemand connut l'ouvrage.

Le secrétaire de la Société Royale de Londres, Oldenburg, l'avait informé par lettre du 8 avril 1673 (2), datée de la capitale anglaise, que le libraire Guillaume Desprez, de Paris, affirmait l'existence du manuscrit du Traité. Oldenburg engageait donc Leibnitz à le rechercher.

Le renseignement méritait d'être pris au sérieux. Desprez était l'éditeur ordinaire des opuscules posthumes de Pascal. On lui devait le Traité du triangle arithmétique avec ses annexes, le Traité de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l'air, puis surtout la célèbre édition des Pensées (3) dite de Port-Royal.

Leibnitz se mit en campagne, d'abord sans grand succès,

(1) Cette confusion a, cependant, été souvent faite, par suite du peu d'attention que certains écrivains ont mis à les distinguer, quand ils en parlent.

(2) Leibnizens mathematische Schriften, vol. cité, p. 41.

(3) Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets. Qui ont été trouvées après sa mort parmi ses papiers. A Paris, chez Guillaume Desprez, ruë Saint Iacques, à Saint Prosper. MDC. LXX. Avec Privilège et Approbation. (Bibl. des Bollandistes). Pour des raisons connues, qu'il n'y a pas lieu de rappeler ici, la plupart des exemplaires de l'édition princeps ont au titre la mention fausse, mais intentionnelle, de « 2e édition » (Biblioth. Roy. de Belgique). Nous avons donné, ci-dessus, le titre complet des deux autres ouvrages.

comme le témoigne sa correspondance avec Oldenburg au cours de l'année 1675 (1). Enfin, il eut la main heureuse et, grâce à Étienne Périer, il obtint la communication de tous les papiers relatifs aux coniques que Pascal avait laissés. Ceux-ci formaient moins un travail achevé que de simples brouillons et des notes détachées. Périer demanda à Leibnitz de les lire, de les classer et de lui donner son avis sur l'opportunité de leur publication. C'est ce qui ressort de la lettre du 30 août 1676, par laquelle Leibnitz annonce à Périer qu'il lui renvoie les manuscrits de son oncle. Il y ajoute l'analyse des pièces, et c'est ce qui donne à sa lettre une importance historique hors pair.

L'abbé Bossut en eut connaissance, et la publia pour la première fois en 1769, à la fin du cinquième et dernier volume de son édition des Œuvres de Blaise Pascal (2).

Cette pièce est avec l'Essay le seul document sur lequel se sont appuyés tous les panégyristes de Pascal. Elle est en français et parfaitement claire. Chercher à l'analyser, loin de l'abréger, serait s'exposer à la tentation de la commenter. Je crois plus agréable au lecteur de la lui donner telle quelle. Au surplus, pour porter en connaissance de cause un jugement sur les coniques de Pascal, il faut la connaître. La voici. Je la transcris sans l'interrompre, mais en renvoyant dans les notes du bas des pages, la traduction des passages latins et les réflexions que certaines expressions de Leibnitz suggèrent.

« MONSIEUR,

>> Vous m'avez obligé sensiblement en me communiquant les manuscrits qui restent de feu M. Pascal, touchant les coniques. Car, outre les marques de votre bienveillance, que j'estime beaucoup, vous me donnez moyen de profiter, par la lecture des méditations d'un des meilleurs esprits du siècle; je souhaiterois pourtant de les avoir pu lire avec un peu plus d'application; mais, le grand nombre de distractions, qui ne me laisse pas disposer entièrement de mon temps, ne l'ont pas permis. Néantmoins, je crois les avoir lues assez pour pouvoir satisfaire à vostre demande, et pour vous dire que je les

(1) Leib. math. Schrif. Même vol.

(2) Euvres de Blaise Pascal (sans le nom de l'abbé Bossut, au titre). La Haye, Detun, MDCCLXIX; t. V, pp. 459-462.

Dans Pascal, t. II, pp. 220-124.

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